domingo, 22 de noviembre de 2015

Un Mexicain dans la Guerre civile espagnole et autres souvenirs

Publicamos en versión digital la traducción del libro autobiográfico del periodista Néstor Sánchez Hernández (1918-2001), fundador del diario Carteles del Sur, antecedente de nuestra pequeña casa editorial. Su portada en la edición en español es la siguiente:



Es posible ahora ampliar el acceso a esta información a los lectores en la lengua francesa gracias a la iniciativa y escrupuloso trabajo de don Daniel Sanze, quien además de haberlo hecho muy profesional abundó en cantidad de notas al pie de página para facilitar la comprensión de esta amplia autobiografía y su contexto.

Le agradecemos a don Daniel ampliamente su trabajo y ponemos a disposición de todos el resultado de un año de sus esfuerzos.

El señor Sanze ha traducido además otros libros donde se da cuenta de la solidaridad de México con la República española agredida por el facismo. Estos son: 

Los niños españoles de Morelia, de Emeterio Paya Valera.
Cadetes mexicanos en la Guerra de España, de Roberto Vega González.
Misericordia en Madrid, de Mary Bingham de Urquidi. 
Armas para la República, de Xosé Manuel Suárez. En este link puede leerse el primer capítulo de su traducción al francés en un e-book de Amazon: http://www.amazon.fr/Xos%C3%A9-Manuel-Su%C3%A1rez/e/B00CKBYBFM  
y la novela La Princesa india, de Inma Chacón.
Ha estado trabajando en la traducción del libro de Carlota O'Neill Una mujer en la guerra de España.

Así pues, damos paso a esta versión adaptada para este blog. El índice que se copia se refiere a la versión en Word, pero en este blog los capítulos no van compaginados, pero al ser cortos, suponemos que no ofrecerán dificultades al lector. Al menos eso deseamos.
El lector podrá leer desde los prólogos.

Aunado a ello, ponemos estos 2 links a entradas anteriores de este mismo blog por si alguien desea mayor información sobre el autor, el tema o los libros editados:


https://www.blogger.com/blogger.g?blogID=3585000599297934573#editor/target=post;postID=2815099438778273296;onPublishedMenu=allposts;onClosedMenu=allposts;postNum=17;src=postname



http://librosdeoaxaca.blogspot.mx/2015/03/ante-un-cuadro-httpwww46.html

C.S.



Néstor Sánchez Hernández


Un Mexicain
dans la
Guerre civile espagnole
Et autres souvenirs

TRADUIT PAR DANIEL SANZE©



Index général

Prologue à la quatrième édition 5
Mémorial de mon grand-père  et des jeunes idéalistes de sa génération 6
Prologue à la deuxième édition 9
Chapitre 1  OAXACA  1918-1934 11
Le passé 11
Mon enfance 12
Le premier aéroplane et la première radio 14
Le tremblement de terre de 1931 18
Soldat à 14 ans 19
Souvenirs de caserne 20
Ma vie à la caserne de Santo Domingo 21
A la poursuite de David Rodríguez 26
La pauvreté 33
Matilde Hernández Rojas 36
Chapitre 2      MEXICO    1934-1937 39
Lázaro Cárdenas 39
La Guerre civile espagnole éclate 43
Chapitre 3  L’ESPAGNE  1936-1939 45
A bord du Siboney 45
La Havane 47
New-York 48
A bord du Berengaria 49
La France 50
Les « espionnes » 51
Paris 52
En route pour l’Espagne 55
Traversée à pied des Pyrénées glaciales 55
Objectif atteint 56
Mon enrôlement comme combattant à Figueras 57
La XIIIe Brigade internationale Dombrowski 61
Sans carte 64
Actions de guerre dans la Manche 65
Kamarad ! 66
Fusillez-le ! 68
De la peur à la bravoure 69
La vie à l’arrière-garde 70
Mes commandants 71
Les villages de l’Aragon 72
Mission accomplie 76
La traversée de l’Ebre 77
Blessé sur l’Ebre 83
L’hôpital de Mataró 84
L’offensive ennemie 87
La retraite 89
La vie au front 90
Le repli sur Barcelone 91
Hymnes et chants de la guerre d’Espagne 92
Les ennuis d’un apprenti correspondant 98
Les Mexicains qui ont combattu en Espagne 100
Mourir à Madrid 103
Trois Zapotèques dans les rangs républicains 104
Adieu aux armes 107
Chapitre 4  Le MEXIQUE  1939-1961 110
Les héros 110
Les insolences de Siqueiros 111
Trotski et ses intrigues 116
La vie à Lucumberri 117
Le Père Jiménez 118
Urquijo le deslenguador 119
Comment j’ai connu Léon Trotski et Ramón Mercader. 120
Dernières déductions sur le « Juif français » 121
A la découverte de mon pays 124
Mexico, district fédéral 124
Pauvre puis millionnaire puis pauvre de nouveau 125
María Islas, mon épouse 127
La mort de mon père 127
Prometeo Alejandro, mon premier enfant 129
Chapitre 5  OAXACA  1961-1997 133
Oaxaca en México 133
Carteles del Sur 134
L’Hémérothèque publique d’Oaxaca 138
A mes amis 139


Prologue à la quatrième édition

Il est certain qu’en certaines occasions la vie met en relation des personnes qui deviennent des amis proches.

Un jour de 1938, l’armée républicaine espagnole se retirait du front de l’Ebre en faisant sauter ou en récupérant les dernières passerelles qui franchissaient le fleuve. Sur l’une d’entre elles, la XIIIe Brigade internationale dont faisait partie le bataillon Dombrowski était passée en emportant ses blessés. Pendant la traversée, les éclats de l’impact direct d’une grenade à fusil tuèrent des soldats et blessèrent à un bras et au thorax mon père qui commandait un bataillon du génie, et quelques autres hommes.

Les blessés de la brigade internationale qu’on évacuait furent emmenés dans un tunnel ferroviaire, puis à l’hôpital de Mataró. Comme les blessés du bataillon républicain du génie, don Néstor Sánchez Hernández et mon père se retrouvèrent à quelques mètres l’un de l’autre. Ils ne se connaissaient pas mais mon père apprit l’existence de don Néstor.

Des années plus tard, alors que mon père avait déjà disparu et que je venais à Oaxaca, je savais qu’un des rares combattants mexicains de la Guerre civile espagnole vivait ici. J’allai le voir à la direction de Carteles del Sur. Je fus agréablement surpris de rencontrer un homme franc, bien informé et brillant causeur. J’appris et sa fréquentation me fit aimer davantage mon pays. Don Néstor était, fondamentalement, un Mexicain internationaliste et il m’inspira du respect pour le Mexique, fruit de son immense expérience. En témoignent 8 000 éditoriaux que presque personne n’aurait pu écrire, et ce livre. Un grand témoignage… De quoi parlais-je avec lui ? Nous parlions de Diego Rivera, de José Chávez Morado, de David Alfaro Siqueiros, du barrage Miguel Alemán, de la rivière Uxpanapa, de la destruction des forêts d’altitude de l’Istmo, de la pêche sur le littoral d’Oaxaca, de son combat pour développer un commerce de glacier, de la façon dont il avait fait la connaissance de mon oncle maternel, le licencié José Rogelio Álvarez Encarnación et de pas mal d’autres sujets. Et ce, en une quinzaine de soirées, certaines de plus de trois heures, réparties sur plusieurs années. Il fut très patient avec moi et je regrette de ne pas avoir pu lui rendre visite plus souvent.

Ecrire ces lignes me remplit de souvenirs. Un jeune homme comme moi a eu l’occasion de connaître, de fréquenter, d’écouter et de respecter un remarquable Oaxaqueño. C’est une grande satisfaction. Des années plus tard, stimulé par cette rencontre et par d’autres, j’eus l’idée de faire un dictionnaire des personnalités historiques d’Oaxaca, une œuvre qui est en cours de rédaction et où il a toute sa place.

Mon amitié envers ses fils Prometeo et Claudio est indestructible.

Luis Rodrigo Álvarez, archéologue



Mémorial de mon grand-père 
et des jeunes idéalistes de sa génération

Par une matinée ensoleillée de septembre 2011, j’ai traversé l’Ebre sur un pont à Mora d’Ebre. Tout paraissait normal dans les villages au bord du fleuve, qui font partie de la région de Rivera d’Ebre, en Catalogne. Leurs habitants se consacraient à leurs activités quotidiennes et on y respirait un air de tranquillité et de quiétude. Cependant, pour moi, traverser ce fleuve c’était faire un saut de soixante-quatorze ans dans le passé. Un saut symbolique qui me permit d’accompagner – bien que ce n’ait été qu’en pensée, avec mon cœur – mon grand-père Néstor qui avait traversé le fleuve dans le même sens au petit matin du 25 juillet 1938, mais en canot et au commandement de la première compagnie du bataillon Mickiewicz. Les conditions dans lesquelles il avait traversé l’Ebre avaient été bien différentes… La quiétude qu’on ressent aujourd’hui est peut-être semblable à celle que les gardes-civils franquistes éprouvaient quelques instants avant de découvrir que les républicains traversaient l’Ebre par surprise. A partir de cette nuit-là, l’Ebre devint un enfer : la bataille la plus sanglante de la Guerre civile espagnole avait commencé.

Depuis que je suis petit, j’ai écouté les récits de mon grand-père sur la bataille de l’Ebre tandis que son tourne-disque diffusait des chansons de la Guerre civile. Toujours, j’ai éprouvé une terrible admiration pour sa vaillance, son héroïsme et ses convictions. Cependant, le fait d’avoir réalisé ce voyage me permit de comprendre vraiment l’importance de sa participation. Dans les paragraphes suivants, j’essaierai de raconter ce que j’ai vécu dans la Tierra alta et dans la Rivera d’Ebre, de nombreuses décennies plus tard.

Le théâtre de la bataille est très étendu mais, le livre des mémoires de mon grand-père sous le bras – celui-là même que tu as aujourd’hui dans les mains, lecteur – et avec une carte des musées de site, Espais de la Batalla de l’Ebre, je partis à la découverte du passé. Je commençai mon parcours à Corbera d’Ebre. Le siège principal de ces musées se trouve là, et en haut d’une colline se trouvent les ruines du Poble Vell, qui est resté tel que l’ont laissé les bombardements d’alors. Le musée est petit mais son contenu est excellent. Il compte plusieurs équipements multimédias et, à la fin, on projette une vidéo avec des interviews des survivants de Corbera. En général, il me semble que le musée essaie de faire comprendre la souffrance et la douleur que la guerre a provoquées dans la région. En sortant du musée, je discutai avec l’administratrice Montserrat Bofanull, je lui remis le livre de mon grand-père et elle l’accepta avec beaucoup d’émotion. Il me sembla que son visage s’illumina quand elle vit les couleurs du drapeau républicain sur la couverture et, quand elle vit la photo de Néstor, elle me dit que je lui ressemble. Elle commença à le feuilleter et elle s’étonna de la mémoire de Néstor qui, après tant d’années, se rappelait les noms des nombreux petits villages qu’il avait visités. Je montai au Poble Vell (le Vieux-Village). Jamais je n’avais été dans un village fantôme. J’étais à ce moment le seul visiteur et, bien que le nouveau village ne se trouve qu’à quelques mètres, dans le Poble Vell, il n’y a pas de bruit. Je continuai à parcourir les rues et la sensation d’être seul dans le silence d’un village détruit était surprenante.

De Corbera, je me dirigeai vers la bourgade de La Fatarella, au sommet de la montagne du même nom. La route pour arriver là-haut était une véritable aventure avec des virages serrés, des tronçons abrupts, des champs d’oliviers, et les centaines de moulins à vent d’un parc éolien. A juste raison, La Fatarella me parut le village le plus animé de la région. En plein centre se trouve le musée Internacionales en el Ebro. En entrant, mon attention fut attirée immédiatement par un drapeau du Mexique sur un panneau où l’on souligne l’appui que le Mexique et l’URSS apportèrent à la République espagnole. Aux murs, deux fresques avec des dizaines de photos de soldats et d’officiers internationaux qui ont participé dans les deux camps à la bataille de l’Ebre. J’examinai chaque photo dans l’espoir de trouver le visage de Néstor Sánchez. Il y a beaucoup d’Italiens, de Russes, de Français et de Canadiens mais, avec un peu de déception, je ne vis aucun Mexicain. Près de La Fatarella se trouve Villalba de los Arcos, une agglomération que les républicains ne purent prendre. Dans les environs, des tranchées ont été reconstruites. Elles ne sont pas aussi profondes qu’elles devaient l’être à l’origine mais elles donnent une bonne idée de ce qu’ont vécu et souffert les soldats qui se sont battus là. Je finis ma journée en visitant le mirador Coll del Moro. De là, on domine le champ de bataille flanqué par les montagnes abruptes de Pandols, de Caballs et de Fatarella. Franco lui-même dirigea ses armées depuis cet endroit. Sur place, il y a un monument mais il est mal entretenu et peinturluré de graffitis. Je me rappelle qu’il faisait un vent terrible qui agitait les arbres et qui expliquait l’implantation des parcs éoliens qui couronnent aujourd’hui les montagnes de la Terra Alta.

Après cette journée longue et intense, je dormis à Gandesa en soupçonnant sans en être tout à fait sûr que le lendemain m’attendait une journée encore plus intense. Gandesa est la capitale de la région de Terra Alta. Pourtant, c’est une très petite ville. Des tracteurs qui déchargeaient des raisins dans le bâtiment moderniste de la cave coopérative attirèrent mon attention, ainsi que la grande quantité de motocyclistes engoncés dans des blousons de cuir qui allaient certainement profiter des routes spectaculaires de la montagne. Gandesa était l’objectif principal de l’offensive centrale des républicains. Mon grand-père arriva jusqu’aux abords de la ville, jusqu’au cimetière, après s’être battu sans relâche et avoir avancé à pied depuis le fleuve avec les hommes de son commando. Néstor devait être euphorique en raison du succès éclatant de l’offensive républicaine jusqu’à cet instant mais il devait aussi être épuisé et préoccupé de ne pas pouvoir prendre Gandesa où les républicains se heurtèrent à une défense inébranlable. J’entrai dans le cimetière. Au fond, on trouve les tombes de quelques soldats qui sont morts pendant la Guerre civile et il y a un monument aux morts de la ville qui sont tombés pour défendre la République. La tombe de Kenneth Frederick Nelson, un volontaire américain de la XVe brigade internationale Lincoln qui était mort à Gandesa, m’émut particulièrement. Son épitaphe dit : « Il s’est lancé résolument dans le monde à la poursuite de ses idéaux et il l’a payé de son bien le plus cher. Douloureusement regretté, jamais oublié ». Cela aurait pu être la tombe de mon grand-père et moi, je ne serais pas ici, pensai-je.

La cote 705 au sommet de la montagne de Pandols est une position stratégique qui changea constamment de mains et qui fit couler beaucoup de sang. Pour y arriver aujourd’hui, on a presque besoin d’une jeep. Il y a des tronçons de route très abrupts. Il m’a suffi d’imaginer que quelqu’un la montait à pied, chargé de son équipement et sous les bombardements constants de l’ennemi, pour que cela me semble un grand exploit. Du sommet, la vue est incroyable, les masses de roche sont belles et tragiques en même temps, on arrive à voir les crevasses et les grottes où se réfugiaient les soldats. La végétation est à l’évidence différente de celle des basses terres et le vent souffle très fort mais, curieusement, il n’y a pas de moulins à vent. C’est mieux ainsi, sans rien de moderne, pensai-je. Au sommet, il y a maintenant un mirador, un monument à la paix et des plaques commémoratives. Une plaque des volontaires du bataillon britannique appartenant à la XVe Brigade internationale attira plus particulièrement mon attention. Elle liste les noms des soldats morts et à la fin elle dit : « Ils sont morts pour la liberté de l’Espagne ». Cette phrase reflète clairement les idéaux de mon grand-père et de tous les volontaires internationaux, me dis-je à moi-même.

Je redescendis de Pandols. Sur la route d’Ascó en direction de l’Ebre, je retrouvai un paysage plus commun dans la région qui est aride et couverte d’oliviers et de vignes. Au carrefour des chemins d’Ascó, de Gandesa et de La Fatarella se trouve Venta de Camposines. Mon grand-père Néstor passa par ici après avoir traversé l’Ebre, et son bataillon et lui capturèrent des prisonniers. Aujourd’hui, il y a là un mémorial dédié à tous ceux qui sont morts dans la bataille, et qui sert aussi d’ossuaire. Sur les parois, il y a des plaques avec des centaines de noms de soldats qui ne sont jamais revenus, dont on n’a plus rien su. Pourtant, leur mémoire ne s’efface pas. Aujourd’hui encore, leurs familles gardent un petit espoir d’apprendre quelque chose sur eux, elles laissent des petits mots, des photos, des bougies et des fleurs. Un mot demande des renseignements sur Ramon Pedrol qui a disparu pendant la bataille. Sur la photo, on le voit, très jeune, souriant, ignorant encore de son destin. Un autre mot écrit en catalan dit : « Ignasi Solsona Salvia. A chaque visite, nous te sentons plus proche. Les tiens ». C’est un endroit dramatique et émouvant.

Pour terminer, je me dirigeai vers les rives de l’Ebre. Je voulais aller à l’endroit où Néstor avait traversé le fleuve. Ce point doit se trouver quelque part entre Ascó et Flix. J’entrai dans Ascó et je déjeunai dans un petit restaurant, entouré de petits vieux qui buvaient de la bière en jouant aux cartes alors qu’il n’y avait presque personne dans les rues. Aujourd’hui, la rive du fleuve s’est industrialisée et il n’est pas facile de s’approcher. A Ascó, il y a une centrale nucléaire. A Flix, il y a une usine chimique qui, apparemment, se trouvait déjà là au temps de la bataille. Une voie de chemin de fer qui court le long du fleuve est un obstacle supplémentaire. Dans cette zone, les collines sont couronnées de panneaux solaires. Je continuai jusqu’à Ribarroja et, une fois de plus, presque personne dans les rues sauf des dizaines de chats errants. Je m’approchai du fleuve. C’est une grande colonne d’eau. Sur ses bords, il y a des roseaux partout, semblables à ceux que les républicains durent utiliser pour cacher leurs canots. A première vue, le fleuve paraît calme mais c’est trompeur. Je vis une personne dans un kayak et cela me donna une idée de la grandeur du fleuve et de sa puissance. Le traverser dans des conditions adverses avait dû être terrible. Les récits parlent de soldats qui ne savaient pas nager. Chargés de bombes et d’équipement, ils tombaient des canots, le courant les emportait et ils mouraient noyés. Quelle entreprise ce fut de le traverser et ensuite de se battre dos au fleuve !

Je fis mes adieux au théâtre de la bataille et, un peu au sud d’Ascó, je traversai l’Ebre en direction de Barcelone, comme l’avait fait mon grand-père il y a soixante-quatorze ans quand, à la suite d’accords politiques, tous les volontaires internationaux furent retirés de la guerre. Les monuments et les musées sont restés derrière moi mais j’ai emporté avec moi des souvenirs inestimables et l’essence des idéaux de mon grand-père Néstor Sanchez qui, je le crois, m’a accompagné dans mon voyage.

Odín Alejandro Sánchez Rojas, 2011



Prologue à la deuxième édition

Mon fils, moi j’ai duré ; toi, tu as vécu…

C’est par cette phrase que commençait la pénible agonie de don Alejo, dans un asile de vieillards de Tepexpan. Il faisait ainsi ses adieux à Néstor Sánchez Hernández, son troisième fils, qui, en 1954, se débattait dans la pauvreté pour entretenir sa femme María qui concevait déjà dans son ventre celui qui écrit ces lignes.
Une phrase juste et prémonitoire car cet homme avait encore à vivre plus de la moitié de sa vie. Un homme qui était revenu après s’être battu et avoir versé son sang dans la Guerre civile espagnole ; qui, soldat âgé de quatorze ans, avait poursuivi les cristeros1 dans les montagnes d’Oaxaca ; qui avait été emprisonné à Lecumberri dans l’affaire Trotsky ; qui avait survécu en ouvrant un commerce de bonbons, d’esquimaux et de glaces, entre autres ; qui exerçait presque au jour le jour sa vocation de journaliste depuis 1939 en territoire catalan jusque dans les années soixante à Mexico en passant auparavant par divers medias de l’intérieur de la République.

Après ces adieux, il restait encore à Néstor quatre décennies et demie à vivre. Une vie de labeur créatif et douloureux, une vie bien vécue, où il exerça divers métiers mais en gardant toujours le contact avec ce qu’il avait dans le sang, comme une force génétique : le journalisme.
Si don Alejo avait vécu plus longtemps, cette phrase aurait pris de l’ampleur, non pas en longueur mais en signification car non seulement Néstor Sánchez dura longtemps mais il vécut l’accomplissement de son idéal en éditant une revue, Oaxaca en México (1961-1967) et un journal quotidien, Carteles del Sur (1965-1987) qui, durant trois décennies, furent sa tribune et le vecteur de beaucoup d’autres expériences.

Par sa durée (il a maintenant 79 ans), Néstor a pu être le témoin de presque tout le XXe siècle. Par la vie qu’il a menée, il lui a été donné d’en être un acteur.
La transcendance de sa vie émane d’une conviction très intime : « l’aide généreuse à tous les autres ». Toujours disposé à servir, il mit en pratique son amour du prochain, dans son attitude et dans ses actes. Dans son attitude : en étant toujours prêt à aider le nécessiteux, à rester aux côtés d’un ami à tout moment, à soutenir les causes nobles et à « donner au lieu de recevoir ». Et dans ses actes : en exerçant un journalisme encore inégalé qui, à son époque, révolutionna ce qui se faisait dans cette province où il fonda une école objective et éthique pour les jeunes qui aspiraient à devenir reporters. Il collecta soigneusement et amoureusement des centaines de publications qui se rapportaient à Oaxaca pour pouvoir offrir à cette ville une hémérothèque qui porte aujourd’hui son nom, la seconde du pays après l’hémérothèque nationale. Vis-à-vis du gouvernement, il garda une relation critique mais honnête et respectueuse. Entre beaucoup d’autres choses encore, visionnaire, il poussa ses lecteurs à revaloriser le riche héritage naturel, culturel et ethnique de notre communauté, bien avant que la vox populi utilise les mots « écologie », « identité » et « patrimoine de l’humanité ».

Ce livre autobiographique s’avère trop court pour raconter la vie de Néstor Sánchez. Son message et son œuvre matérielle doivent encore être analysés et compris car l’idéalisme d’un homme comme lui est prisonnier du matérialisme démesuré de notre temps mais il attend des jours où il pourra être racheté et appliqué.

Le récit rétrospectif de la vie d’un homme semble court si on feuillette les pages d’un livre mais il est très long si on s’y plonge en scrutant l’essence de chacune de ses actions et les circonstances qui les ont entourées.

C’est la vie d’un homme qui a vécu et qui, à cause de cela, ne sera jamais oublié.

Prometeo Alejandro Sánchez Islas, Oaxaca, 1997

  NdT. : Catholiques qui se soulevèrent contre les gouvernements anticléricaux à partir de 1926.










A María, ma chère épouse et à mes enfants,
A mes parents et à mes frères.
Aux combattants des Brigades internationales.
Aux peuples d’Oaxaca et d’Espagne.
Pour leur liberté et la nôtre.

N.S.H.




Chapitre 1

OAXACA

1918-1934

Le passé

Je dois à mon père, Alejandro Sánchez Jiménez, de connaître mes origines. Il me raconta comment la fabrique textile de Xía sise à San Juan Chicomezúchitl, Ixtlán, avait fermé au passage des armées révolutionnaires de Carranza et d’autres factions, comment la pauvreté s’était abattue sur cette contrée montagneuse où ils vivaient et comment, à cause de la famine, nous dûmes émigrer vers la vallée d’Oaxaca, comme tant de familles modestes.

Ma mère, Matilde Hernández, nous racontait combien la forêt Juárez était menaçante avec ses épaisses forêts où vivaient différentes espèces d’animaux à cette époque. Elle nous racontait qu’il y avait même des singes, des cerfs, des écureuils, des martres et des gallinacés, sans doute des perdrix ou d’autres oiseaux qui abondaient alors dans les forêts.

Je suis né, selon la tradition orale de ma famille, le 26 février 1918 à Xía, une petite agglomération qui ne figure plus aujourd’hui sur les cartes de l’Etat d’Oaxaca. A cet endroit, il y avait une fabrique de filature et de tissage, propriété des Grandisson, des Anglais. Les carrancistes détruisirent cette industrie à la fin de la révolution. Mes parents, des gens très pauvres, abandonnèrent l’endroit et s’en allèrent péniblement sur les sentiers montagneux en direction de la vallée. Ils s’arrêtèrent et s’installèrent dans un petit village appelé Tlalixtac de Cabrera, à quatre ou cinq kilomètres environ d’Oaxaca, au pied des imposantes montagnes qui forment la Sierra de Ixtlán ou de Juárez.
Je passai les trois ou quatre premières années de ma vie à Tlalixtac de Cabrera parce que mes parents s’installèrent dans la ville d’Oaxaca dès que la région commença à se pacifier. Dans ce village, tandis que vraisemblablement ma mère m’allaitait et s’occupait de mes frères plus âgés, mon père Alejandro se rendait à Zoquitlán, sur la route de Totolapan, avec un attelage d’ânes. Il rapportait du mezcal qu’il vendait ensuite dans la capitale de l’Etat.

Une fois installé à Oaxaca, mon père ouvrit une petite boutique au marché Juárez Mata aujourd’hui, appelé autrefois Porfirio Díaz. Peu après leur départ pour Mexico, des parents laissèrent à ma mère la gérance d’une auberge dans la rue 20 de Noviembre, une vieille maison à deux cours. Les villageois des alentours y venaient le samedi et ils y laissaient leurs ânes à l’attache pendant qu’ils faisaient leur marché. Le Mesón del Sur2, car l’auberge s’appelait ainsi, louait des chambres et des douches pour lesquelles on percevait trois centimes par personne.

Je passai mon enfance dans cette maison. Je partageais mon temps entre l’école, la rivière Atoyac – où il y a toujours de l’eau et qui était mon terrain de jeux ainsi que les collines de San Juanito et de Monte Albán – sans compter les travaux ménagers qui étaient nombreux. Il fallait balayer, ramasser le crottin des ânes, le transporter sur son dos dans un panier, aller le jeter sur le tas de fumier qui de trouvait à un endroit appelé La Compuerta3, près de la rivière.

 Ma mère était une femme de la montagne, une métisse qui avait fière allure et beaucoup de caractère. Elle éduquait ses enfants avec fermeté. Pour nous, elle était un exemple de bonne conduite et d’acharnement au travail. Elle avait des principes qui ont réglé notre comportement dès l’enfance, tels que ceux-ci : Il faut toujours faire quelque chose d’utile. Il ne faut jamais se couvrir de ridicule. Dis-moi avec qui tu vas et je te dirai qui tu es. Si tu es bon, tu es seul ; si tu es méchant, tu es seul aussi. Dans cette maison, celui qui ne travaille pas ne mange pas. Et d’autres préceptes stricts qui m’ont beaucoup servi jusqu’à aujourd’hui pour régler ma vie.

J’allai à l’école primaire jusqu’en quatrième année. Elle s’appelait l’Escuela número once et elle se trouvait en face du petit jardin de San Francisco, dans la rue de Bustamante. Avant, j’étais allé à l’école maternelle qu’on appelle maintenant le jardin d’enfants. Après la quatrième année où j’avais comme professeur don Vicente González, ma mère, qui était une bonne catholique, ne voulut pas que je continue mes études dans une école du gouvernement – c’était l’époque du président Calles – et elle m’inscrivit dans une école catholique. C’était celle du professeur don Nazario Ruiz, dans la rue Díaz Ordaz. J’y restai deux ans et j’en tirai beaucoup de profit grâce à la dure discipline – baguette à la main – de ce maître qui m’apprit tant de choses qu’elles me dispensèrent de suivre l’enseignement secondaire et même la classe préparatoire. Des années plus tard, à force de passer des examens d’équivalence, j’accédai à des études supérieures.

A Oaxaca, nous étions très pauvres. La propriétaire de la maison où se tenait l’auberge vendit la propriété et elle nous expulsa presque, sans aucune pitié. Ma mère, qui était déjà malade, réussit à prendre en location une autre auberge, la Dos de Abril4, dans une rue au sud, sur la route de l’Atoyac. Là, notre situation continua de péricliter au point que ma mère –femme seule étant donné que mon père était parti depuis longtemps à la capitale du pays – dut nous sauver de la misère en louant une annexe au coin des rues Mina y Mier et Terán. Elle y ouvrit une petite boutique où elle ne vendait que de la mélasse, du café et des bougies.

Notre pauvreté était telle que nous dormions sur une natte étendue par terre. Nous mangions des haricots à midi, le soir du riz avec de la mélasse et des tortillas grillées, et cela en quantité limitée parce que nous étions toute une famille.

2 NdT. :L’Auberge du sud.

3 NdT. : L’écluse.

4 NdT. : Deux avril, date anniversaire de la prise de Puebla (1867) par les troupes républicaines de Porfirio Diaz, qui provoqua la chute de l’empire de Maximilien de Habsbourg deux mois plus tard.


Mon enfance

Je passai ces années de mon enfance dans ce cadre provincial tranquille bien que le souvenir de la révolution aie été encore frais, quand les généraux Manuel García Vigil – qui était le gouverneur d’Oaxaca – Maicotte et d’autres s’étaient rebellés contre Obregón. Je vis arriver la cavalerie qui battait en retraite en abandonnant tout au passage. Chez nous, ils mirent beaucoup de grands chevaux et, quand ils s’en allèrent, ils en laissèrent quelques-uns.

Oaxaca, la ville de mon enfance, dormait tranquillement entourée de montagnes bleues d’un côté, et de l’étendue verte de la vallée de l’autre, au pied des collines grises et pelées du Monte Albán couronné par les bosses de ses pyramides auxquelles on ne prêtait pas alors beaucoup d’attention. Ce n’est que des années plus tard, alors que j’étais encore jeune, que don Alfonso Caso en exhumerait une trouvaille prodigieuse : la tombe 7 avec ses joyaux fabuleux. Je fus un des premiers à les admirer quand, juste après les avoir découverts, on les exposa dans la succursale de la banque du Mexique, au centre de la ville.

Ainsi donc, en ces années-là, ma mère et nous, nous menions en même temps une vie citadine et une vie campagnarde.
Tous les jours, nous allions nous baigner dans la rivière Atoyac, à quelques cuadras5 de chez nous.
Pour nous, c’était une habitude : prendre la direction de La Compuerta avec un petit âne que nous avions et que nous chargions de poignées de plantes sauvages que nous arrachions au passage en descendant à la rivière.

Il y avait des moments où la rivière était en crue et alors, pas question d’y aller. Nous nous contentions de la regarder depuis le pont Porfirio Díaz.

Les charrettes chargées qui venaient des villages de la vallée et auxquelles on interdisait de passer sur ce vieux pont, traversaient cette large rivière à un gué tout proche.

De là, je voyais de mes yeux, sans pouvoir protester à voix haute, que les pauvres bœufs de l’attelage qui tiraient le lourd véhicule pouvaient à peine traverser les eaux de la dangereuse rivière en crue, malgré leurs terribles efforts et les cruels coups d’aiguillon des charretiers. Les lourdes roues de bois massif s’enlisaient dans le fond sablonneux.

Quand la rivière était en crue, beaucoup d’ânes mouraient noyés à cause d’un caprice et de l’ignorance de leurs maîtres qui les poussaient à la rivière pour qu’ils la traversent alors que les pauvres bêtes en étaient incapables. D’abord, leurs naseaux haletants émergeaient puis, quand ils s’enfonçaient davantage, ils essayaient de revenir en arrière, désespérés, poussés par leur instinct mais leurs maîtres cruels les aiguillonnaient. Les animaux succombaient tandis que leurs maîtres, à la nage, tant bien que mal, atteignaient la rive. Peu après, les eaux troubles rejetaient sur les rives les ânes et les poneys morts, tout gonflés, avec une grimace grotesque et tragique qui nous effrayait. En juin et en juillet, nous allions sur les flancs du Monte Albán, plus loin que La Fundición, au dessus de San Juanito, pour couper les lis des collines, des petites fleurs sauvages très aromatiques.
Quand ma maman était la marraine de quelque chose dans un petit village, on venait nous chercher en charrette et cela, c’était une belle promenade !

Un jour, nous étions allés à San Jacinto Amilpas pour un baptême avec une fête et tout et tout. Comme nous revenions à Oaxaca en charrette, nous dûmes traverser la rivière. Quand nous l’avions passée à l’aller, elle était un peu en crue mais comme il avait plu très fort pendant la journée, au retour, l’affaire était devenue sérieuse. Mais, comme nos compères charretiers étaient à moitié saouls, ils dédaignèrent la chose avec dédain et ils répondirent aux craintes de ma mère en disant :
– Ne vous inquiétez pas, ma petite mère. Nous, on est des hommes et vous allez voir comment on va passer !

Moi, franchement, j’avais peur et ma mère essayait de garder son calme pour ne pas nous alarmer davantage.

Piquant les pauvres taureaux, ils les firent se jeter à la rivière et, peu à peu, l’eau envahit la charrette. Nous nous mîmes debout, tout effrayés, agrippés aux ridelles de la bâche.

La charrette s’enfonçait de plus en plus et déjà les compères n’étaient plus aussi sûrs d’eux, et moins encore quand ma mère leur demanda à grands cris de faire demi-tour.

Par chance, un banc de sable au fond fournit une assise solide où les animaux posèrent fermement leurs pattes et ils tirèrent avec légèreté la charrette. Dans un suprême effort, alors que nous étions debout dans la charrette et que l’eau  nous arrivait à la ceinture, nous réussîmes à atteindre la rive opposée et à nous tirer d’affaire.

Je me rappelle que parfois, dans mes vagabondages, je partais dans les collines de Fortín à la découverte de ravines, de choses surprenantes et d’animaux.

Les trous d’eau bleu clair, endroits dangereux pour nager, étaient l’un des endroits où nous allions le plus souvent.

J’aimais la botanique et, je collectionnais les fleurs et les feuilles des plantes que je croyais rares pour les rapporter à ma maîtresse.

Je collectionnais aussi des animaux vivants. Par exemple, j’attrapais des têtards et je les gardais en observation dans l’un des nombreux pots de fleurs de la maison jusqu’à ce qu’ils se transforment en grenouilles… Je collectionnais des « plongeurs » que j’attrapais dans les marécages, près de la rivière. Une fois, nous attrapâmes une petite couleuvre « biliushe », de celles qui vivent dans l’eau, inoffensive évidemment.

Je n’ai jamais aimé tuer les oiseaux et il m’est même arrivé de me battre avec d’autres garçons qui tous les jours se promenaient dans El Llano ou dans d’autres parcs pour chasser ces petits animaux innocents. J’aimais beaucoup les animaux domestiques et chez moi, il y avait toujours des chats. Chaque fois qu’il y avait des ânes et des chevaux attachés dans l’arrière-cour, je passais mon temps à ôter le fourrage à ceux qui en avaient trop pour le donner à ceux qui étaient attachés à l’écart et qui n’avaient rien.

Mon sens de la justice commençait par les animaux.

Chaque fois que mon oncle Sóstenes Rojas, un colonel habitant dans la montagne, cousin germain de ma mère, venait à Oaxaca passer un certain temps avec nous, il amenait son cheval, un grand et noble animal.

Mon oncle était radin et il ne se rappelait pas que son cheval devait manger mais mon frère Rogelio et moi, nous volions de la nourriture aux autres animaux pour la donner au sien. Puis, nous le montions et nous allions à l’Atoyac, soi-disant pour lui faire prendre un bain. Nous allions jouer à la rivière et pendant ce temps, l’animal paissait à son aise sur les rives de ce magnifique cours d’eau.

5 NdT. : Au Mexique, la partie d’une rue située entre deux carrefours s’appelle « una cuadra » (un tronçon) avec « una manzana » (un pâté de maisons) de chaque côté. Une rue est donc une succession de cuadras.


Le premier aéroplane et la première radio

Je me souviens encore de l’arrivée du premier aéroplane à Oaxaca. Je ne me rappelle pas l’année, 1922 ou 1923, mais ce fut une nouvelle sensationnelle. Ce jour-là, les gens arrêtèrent de travailler. Tout le monde sur les terrasses espérait voir cet appareil qui pouvait voler comme les oiseaux.

Enfin, il apparut dans le ciel très bleu de la vallée. C’était un biplan qui, après avoir fait plusieurs tours au dessus de la ville, alla atterrir au Campo de Marte6, du côté d’Aguilera. Là-bas, les gens agglutinés en voulaient encore plus : ils voulaient « tâter »ce gros oiseau mécanique. A l’avance, on avait installé des barbelés et le calcul des promoteurs était le suivant : percevoir un peso pour s’approcher de l’avion et pour pouvoir le toucher. Ensuite, les gens y allaient de leur commentaire :
– Il est en parchemin, disaient-ils.

Les jours suivants, l’appareil, piloté par des acrobates de l’air, commença à faire des tours au dessus de la vallée et les personnes riches payaient une fortune pour y monter.

Je me souviens qu’il se dit beaucoup qu’un membre des Alcázar, une famille riche de la région, au cours d’une de ces pirouettes de l’avion, s’était oublié dans son pantalon tellement il avait eu peur !
Pour finir, un jour, l’avion se brisa une aile et on dut le transporter à Mexico par le chemin de fer. Les gens racontaient en rigolant la fin de la visite de ce premier avion : il était arrivé très fièrement dans les airs et il dut repartir, transporté par l’humble petit train à voie étroite qui nous reliait à la capitale !

Ce fut aussi pendant mon enfance que les premiers postes de radio arrivèrent à Oaxaca. Dans une boutique appelée La Lonja, on en mit une : elle avait quatre pieds très fins et dessus, il y avait la radio proprement dite.

Les indiens s’attroupaient devant le poste qui jouait de la musique et qui « parlait » sans disques ni rien. Ils cherchaient, se penchaient, incrédules, et touchaient même timidement la « chose »…

C’est pour moi un enchantement de me rappeler cette pureté, cette ingénuité si saine de mon peuple, quand arrivaient dans notre vie provinciale ces « choses » si nouvelles et si bizarres.
Il faut préciser qu’à Oaxaca il y avait à peine une ou deux petites voitures, des Ford primitives, et il fallait les voir et entendre le bruit qu’elles faisaient !

A la maison, nous avions un phonographe qui était, bien évidemment, celui de mon oncle Sóstenes.
Comme nous habitions une auberge et qu’il y avait toujours du passage, la nuit, je posais l’appareil sur une table pour y mettre les disques qui allaient avec. Pendant ce temps, les Indiens et les personnes simples qui constituaient notre clientèle, accroupis, remplis d’étonnement, écoutaient la musique ou les batailles enregistrées. Je me rappelle qu’il y avait des disques sur les batailles de Porfirio Díaz, avec le bruit des balles et tout et tout. Nous avions aussi des disques avec les blagues du très célèbre clown Ricardo Bell. Les autres étaient des tangos et des chansons de cette époque qui, encore aujourd’hui, quand je les entends, me transportent à cet âge heureux.

Ma sœur Lupe chantait très bien. Si elle avait cultivé sa voix et si elle avait vécu à notre époque de radio et de théâtre, elle aurait eu du succès, peut-être, en faisant commerce de son art.

Elle était la joie de la maison. Elle chantait toujours les chansons à la mode d’alors et les cantiques de l’église qui, pour moi, étaient très beaux.

Je me rappelle l’un d’entre eux, le Corazón Santo, le Perdón oh Dios mío, le Miserere et beaucoup de cantiques à la Vierge dont je me souviens très bien mais dont j’ai oublié les noms.

Parmi les chansons que chantaient ma mère et Lupe je me rappelle : Adiós lucero de mis noches, Dicen que los que mueren nunca vuelven, La rielera, Cielito lindo, Marinero et Varita de nardo bien entendu et aussi : Muñequita de trapo, Ventanita morada, La casita, et les tangos : Soy un golfo, Fumando espero, Imploración, Sacristán, Portero, Un viejo amor, etc.

Plus tard, alors que j’étais un jeune garçon d’une douzaine d’années, j’étais possédé par Rosa d’Agustín Lara à tel point qu’aujourd’hui, quand j’entends cette chanson, je revois sentimentalement certains endroits de la ville, certaine rue et même certaine jeune fille.

Quand il pleuvait fort, c’était pour nous, les garçons, un vrai festival pour nos jeux.
A Oaxaca, il tombait des trombes d’eau qui duraient peu de temps, puis le ciel réapparaissait, limpide et indifférent. Après ces averses, les rues pavées se transformaient en véritables rivières et les rues en forte pente ressemblaient à des torrents.

Alors, nous tous les marmots, nous nous précipitions dans le caniveau pour nous y plonger jusqu’à la ceinture, tout habillés. Nous y lancions des petits bateaux en papier et nous les suivions jusqu’aux abords de la rivière Atoyac.

A l’école, les choses se passaient ainsi :
Mon frère Rogelio, son préféré, son « bâton de vieillesse », comme l’appelait ma mère, séchait l’école à n’en plus pouvoir.

Le jour où ma mère découvrit cette très lourde faute, elle le punit en l’envoyant au marché un samedi, comme portefaix ! Pour cela, elle dut le dépouiller de son petit costume, de sa montre Búfalo et des chaussures à lacets qu’il portait avec des bas. Il était toujours le mieux habillé.

Il allait à l’école Pestalozzi. Moi, j’allais à l’école Número 11, en face du petit jardin de San Francisco. Je marchais pieds nus. Je ne portais qu’une chemise et qu’un pantalon de drill mais j’étais très en avance en classe. Je me rappelle que je passais devant le lycée –aujourd’hui l’université – mais, comme j’étais pieds nus, je n’osais pas même pas me montrer.

Mes maîtres de l’époque, don Prócoro, don Margarito Hernández, don Vicente González et d’autres, et ma professeure Cavero avaient tous une bonne opinion de moi en raison de ma conduite et de la facilité avec laquelle j’apprenais.

Pourtant, à cette époque, la persécution du clergé s’accentua et ma mère me retira de l’école du gouvernement. Je n’allai plus à l’école jusqu’à ce qu’elle apprenne qu’un maître particulier avait ouvert une école catholique à son domicile. C’était don Nazario, un apôtre de l’enseignement et un homme plein de vertus citoyennes pour qui j’aurai toujours du respect.

Naturellement, cette école était payante et déjà à l’époque, le commerce de ma mère ne marchait pas bien.

Elle m’emmena chez don Nazario. Celui-ci lui dit que la mensualité était de douze pesos. L’école se trouvait dans la rue Díaz Ordaz, presque au coin de la rue Mina.

C’était des mensualités que seuls les riches pouvaient payer pour leurs enfants et c’est pour cela que ma mère expliqua son cas à don Nazario. Compréhensif et charitable – parce que dispenser un enseignement est aussi un acte de charité – il m’accepta à égalité de traitement avec tous les autres mais sans rien demander à ma mère en échange.

C’est ainsi que je commençai mes solides études primaires.
Don Nazario était un vrai maître : énergique, exigeant et sage surtout. Ses punitions, avec une baguette de céanothe, étaient redoutables. Je devais passer deux ans sous la sage direction scolaire de don Nazario.

Ce monsieur, qui était déjà d’un âge avancé, habitait avec ses deux filles et son épouse qui faisait du chocolat pour le vendre au marché. La vie de cette famille était exemplaire en tout point.
Je me rappelle que, d’une manière inconsciente, j’en vins à « tomber amoureux » de mademoiselle Consuelo, sa fille aînée, qui était beaucoup plus âgée que moi qui n’étais qu’un gamin.
C’est à l’époque où j’étais le disciple de don Nazario que je pus développer le plus brillamment mes facultés d’élève et, en peu de temps, je devins le second du maître.

Quand il se retirait pour prendre son petit-déjeuner, par exemple, ou quand il devait s’occuper d’une affaire, il me chargeait de surveiller mes camarades dans la salle de classe.

A l’heure de réciter les leçons, qui devaient être sues par cœur, je l’aidais pour la moitié de mes condisciples et, avec le temps, cela me donna un grand prestige dans le cercle scolaire où nous évoluions et moi, cela me fit étudier toujours davantage pour être à la hauteur d’une telle distinction.
Mes camarades qui avaient des sous me chouchoutaient à leur façon. Ils me léchaient les bottes en me faisant des petits cadeaux ou en me « payant » des gâteaux ou des bonbons à condition que je leur « passe » leurs leçons, chose que je ne faisais pas de peur de décevoir mon maître qui me donnait de l’instruction sans me faire payer un centime.

Je brillais dans toutes les matières et don Nazario me donnait toujours en exemple devant mes camarades ou devant leurs papas quand ils venaient s’informer des progrès de leurs fils.
 Moi, humilié par mes vêtements, je souffrais quand don Nazario me faisait lever pour que j’aille au tableau montrer comment on résolvait tel ou tel problème ou comment on écrivait tel ou tel mot correctement.

Mon calligraphie était la meilleure et, dans les expositions de dessin, j’écrasais tout le monde en raison de mon habileté à dessiner. Je dessinais des cartes aussi bien du district du centre-ville, de l’Etat, de la République que du monde, sans oublier le plan de la salle de classe et de tout ce que pouvais trouver.

Don Nazario regretta beaucoup que je doive quitter son école parce que j’étais son élève le plus brillant mais la misère de ma mère m’obligea à abandonner l’école pour toujours.
Il en fut ainsi. Jamais je ne mettrais plus les pieds dans une salle d’étude. Si elle en avait eu la possibilité, ma mère m’aurait payé des études et elle était certaine que j’aurais pu aller loin, mais mon destin était tout autre et, à un âge aussi tendre, je dus cesser d’aller à l’école pour me mettre au travail.

Ma mère me plaça chez don Rafael Carreón, un vieil épicier qui me prit comme arpète c’est-à-dire comme commis.

A cinq heures du matin, j’étais déjà en train de balayer la rue devant la boutique, puis je lavais des verres parce qu’on servait des boissons, je changeais la litière du chat et je faisais de petits paquets de cannelle, de « bleu », de « borax », de café, etc. jusqu’à neuf heures du soir, heure à laquelle on me laissait rentrer à la maison. Je déjeunais avec eux. Je gagnais peu, très peu : au début, on me donna cinquante centimes par semaine. Peu à peu, mon salaire augmenta jusqu'à ce qu’on me donne deux pesos cinquante centimes par semaine, que je remettais en mains propres à ma mère. Elle, ensuite, le dimanche, quand j’allais au catéchisme, elle me donnait cinquante centimes pour mes dépenses et avec cela, j’étais heureux.

C’est ainsi que je commençai à entrer dans la dure vie active, et que j’abandonnai le cocon doré de mon enfance.

Ma mère me plaça ensuite comme arpète dans la boutique du « blondin » Castillo, au marché. Il me payait un peu plus mais le travail était plus pénible parce que je devais entasser jusqu’au plafond des dizaines de paquets de sel, de riz et de sucre brun, de caisses de savon, de sardines et de pâtes, etc. comme n’importe quel magasinier.

Je me rappelle que, bien que je travaille très dur à la boutique pour rapporter à ma mère quelques centimes par semaine, je n’avais pas perdu ma soif d’apprendre, d’en savoir davantage, de m’illustrer. C’est pour cela que, par moments, dans la boutique, loin du regard de mon patron, je me consacrais à la lecture des revues et des journaux dont nous avions de gros paquets. Nous les achetions pour emballer les marchandises dans la boutique. C’est ainsi que je me tenais au courant de beaucoup de choses.

Je travaillai aussi dans une grande boutique qui était sous les arcades de l’Alhóndiga – des arcades qui ont disparu et qui est aujourd’hui la deuxième cuadra de la rue de Flores Magón. Le propriétaire s’appelait don Serafín Pérez Velasco. Il me payait cinquante centimes par jour et je faisais aussi bien office de serveur que de caviste. Dans cette boutique, il y avait un autre des premiers postes de radio qui étaient arrivés à Oaxaca. Nous écoutions la station XEB7 où nous entendions les premières chansons d’Agustín Lara, beaucoup de Guty Cárdenas, beaucoup de tangos, de foxtrots et de charlestons de l’époque.

Un mauvais jour, parce que j’étais un garçon très joueur et non parce que j’étais un flemmard, don Serafín me chassa de mon travail et je redevins une charge pour ma pauvre mère qui ne pouvait pas subvenir à nos besoins. Elle dut se placer comme servante chez des gens riches qui habitaient en face du jardin du Llano. Quand elle sortait de chez eux, presque à la tombée de la nuit, elle nous apportait, peut-être en cachette, un taco pour que nous mangions.


6 NdT. : Le Champ de Mars.
7 NdT. : Première station mexicaine de radio qui commença à émettre en 1923.


Le tremblement de terre de 1931

Epoque cruelle que celle où, il n’y a pas longtemps, eut lieu le tremblement de terre du 14 janvier 1931, aux alentours de huit heures du soir, en semaine. Je travaillais comme commis et vendeur à la boutique de don Serafín Pérez Velasco, sous les arcades de l’Alhóndiga, une vénérable bâtisse qui occupait tout un côté de la rue qu’on appelait la cuadra de Miguel Cabrera, en face de la Plaza Grande.

Dans la quiétude de notre ville, avant l’épouvantable séisme, on entendit quelque chose que les gens appelèrent ensuite le « grondement ». C’était un bruit souterrain, étrange et terrible qui annonçait l’ébranlement de la terre. Quand celui-ci se produisit, les toits de poutres et de tuiles grincèrent horriblement. La panique et les cris des femmes épouvantées qui, en proie à une peur intense – plus intense que le tremblement de terre ou égale à leurs péchés – avaient abandonné leurs étals et leurs demeures et se recroquevillaient au milieu de la rue. A genoux, elles demandaient à grands cris le pardon de leurs péchés à côté de leurs enfants effrayés ou de leurs maris qui, les bras en croix, se frappaient la poitrine et ne regardaient que le ciel noir traversé cette nuit-là – je m’en souviens très bien – par les violentes rafales des éclairs de chaleur qui fouaillaient furieusement les flancs de la colline San Felipe. Le propriétaire de la boutique et nous, ses employés, nous sortîmes de la boutique qui avait quatre portes et nous nous arrêtâmes au milieu de la rue, en face de la boutique. Nous étions hors du danger d’un possible effondrement mais, une fois le tremblement de terre terminé, les gens ne bougeaient presque pas parce que beaucoup criaient :
– Ce n’est pas fini ! Ce n’est pas fini !

Ce n’est que petit à petit que les gens regagnèrent en courant leurs étals au marché ou leurs maisons.
– S’agit pas qu’on se fasse voler !

Moi, je ne rentrai pas dans la boutique. Je me dirigeai en courant vers la rue J. P. García où nous habitions. Ma mère – si elle était vivante parce que la moitié des maisons en briques crues s’étaient écroulées – s’y trouvait certainement. Un des quatre coins de notre pièce s’était fendu sur une largeur d’un demi-mètre et le toit de tuiles menaçaient de nous écraser. Dans les rues, des groupes de gens pleuraient à grands cris et certains passaient pour dire à tout le monde quelles églises du quartier et quels bâtiments s’étaient écroulés. Parmi les églises, le clocher de celle de San juan de Dios s’était disloqué et ses cloches avaient sonné pendant la secousse, comme les deux cloches de la Compañía. Une des deux tours de la cathédrale fut endommagée ainsi que celle de l’église de Las Nieves. Les deux clochers de La Merced s’effondrèrent. Au commissariat, qui se trouvait derrière la boutique où je travaillais, au coin de la rue, les toits des cachots s’écroulèrent, tuant les prisonniers. Et ainsi, dans tous les villages de l’Etat, des églises en pierre s’effondrèrent et les habitants durent dresser des paillotes improvisées pour célébrer leurs cérémonies religieuses. Je me rappelle que le plus vieux journal du Mexique imprimé sur papier jaune disait en titre principal : « A Oaxaca, il n’est pas resté pierre sur pierre ». C’était exagéré mais les dégâts furent considérables dans tous les districts, surtout dans la capitale de l’Etat. Ce fut le dernier des grands tremblements de terre d’Oaxaca car, depuis cette date jusqu’en 1981, cinquante ans plus tard, des équipes de sismologues japonais vinrent à Oaxaca installer des appareils modernes pour détecter le fort séisme dont leurs savants prophétisaient le retour cyclique… Mais il ne se passa rien.

Oaxaca s’enfonça dans une plus grande misère avec la disparition de plusieurs sources d’emploi, beaucoup de maisons furent abandonnées et la fuite de nombreuses familles vers Mexico fut générale. Ma mère lavait le linge chez des particuliers, elle repassait jusque tard dans la nuit avec des fers en fer. Malade comme elle était, elle usait ses forces pour continuer à subvenir à nos besoins. Moi, je cherchais un travail de vendeur dans les principales boutiques mais il n’y avait aucune opportunité. Le samedi, je devais aller au marché charger des paniers ou n’importe quoi d’autre. La nuit, combien de fois n’allions-nous pas nous coucher sur notre natte, à la lumière d’une bougie, avec seulement une tasse de café à la mélasse et peut-être un bout de tortilla grillée dans l’estomac.

La seule personne qui vint en aide aux pauvres de la ville fut l’archevêque Othón Núñez y Zárate : il donna à chaque famille un peso d’argent. Ma mère eut le sien, qui nous aida dans ce moment où nous en avions le plus besoin.


Soldat à 14 ans

Ainsi passaient les jours. Je cherchais du travail ici et là, n’importe lequel, jusqu’à ce qu’un jour, épuisé, je m’assoie dans le parc Sangre de Cristo où un ami de la famille me trouva.
– Tito ! Qu’est-ce que tu fais là ?
– Rien, don Beto. C’est que je n’ai pas de travail et vous savez que ma mère veut que je gagne de l’argent. J’ai passé toute la matinée à en chercher et je ne trouve rien.
– Tu ne voudrais pas t’engager comme soldat ?
– Non, don Beto, je n’ai pas encore l’âge.
– Ou comme musicien ?
– Je n’y connais rien.
– Suis-moi, je vais m’arranger pour qu’on t’enrôle comme musicien à la caserne ! Viens !

Et j’allai avec don Beto qui était premier sergent du 53e bataillon de ligne à la caserne de Santo Domingo. Il me dit qu’il montait une fanfare de musique militaire.
– Mon colonel, dit-il à un de ses chefs en se mettant au garde-à-vous, ce garçon est un bon musicien et il veut intégrer la fanfare.
– Mais c’est un enfant, Roberto ! Comment peux-tu m’amener ce gamin ?
– C’est que c’est un bon musicien, mon colonel. Il joue du saxophone. N’est-ce pas ? dit-il en s’adressant à moi. Je voudrais qu’on l’enrôle.
– Bon, bon, s’écria ce chef complaisant.
C’était le colonel Alfonso Ros Casanova, un homme grand et maigre.
– Dis au sous-lieutenant Moncada qu’il l’inscrive... Qu’il lui rajoute quelques années mais qu’il l’inscrive !

Le sous-lieutenant Moncada était un homme blond et râblé. Dans les bureaux de recrutement du bataillon, il m’ordonna de monter sur la toise, il vit que je mesurais un mètre soixante « à la louche ». Il remplit ma fiche de conscription en me donnant comme ça, selon son bon plaisir, « 17 ans » alors que je n’en avais que 14.

Après avoir enregistré mon engagement dans le bataillon, le sous-lieutenant Monda lui-même m’accompagna au poste de garde et il me fit entrer dans la caserne dans laquelle, tout effrayé encore, j’étais devenu un soldat de l’armée nationale.

Don Beto ne resta pas à la caserne pour parler avec moi et je me retrouvai comme un prisonnier. On m’emmena dans une salle, on m’obligea à mettre un uniforme usagé qui était trop grand pour moi, des chaussures de « dotation » et on m’indiqua l’endroit où je devais dormir au dessous de mon numéro, sur le sol de briques. Je me soumettais à tout sans rien dire et sans cesser de penser à ma mère qui devait m’attendre. Je ne pouvais même pas la faire prévenir.

Quatre jours passèrent qui furent certainement des jours d’angoisse et d’insomnie pour ma pauvre mère. Elle eut, me dit-elle plus tard, un « pressentiment » et elle vint me chercher à la caserne.
– Mon fils ! s’écria-t-elle depuis l’autre côté du poste de garde.
– Maman !

J’ai dû crier cela, je voulais sortir mais les sentinelles m’en empêchaient.
Le caporal de quart intervint. Ma pauvre mère demanda à me parler et c’est ainsi que nous nous retrouvâmes tous les deux dans la cour de la caserne. Nous nous embrassâmes silencieusement. En voyant les hauts murs, elle ne put que s’exclamer :
– Sors d’ici, mon fils ! Déserte !

Moi qui connaissais bien ma situation, j’essayai de la calmer et de lui dire que oui, tout en sachant que la désertion était alors un délit militaire très sévèrement sanctionné. Nous parlâmes, je lui demandai des nouvelles de mes sœurs, je lui dis que je gagnais déjà un peso quarante par jour et que cet argent était pour elle, et je lui dis de ne pas pleurer. Les jours suivants, ma pauvre mère devenue cantinière venait m’apporter un petit panier avec mon repas que, bien souvent je portais à ma bouche tandis qu’elle pleurait.

Mon premier jour de solde arriva. C’était le jour de « quinte » comme disaient mes camarades soldats. Le capitaine, qui s’appelait Vallejo et que les autres officiers appelaient El Burro8 en raison de sa légendaire virilité, nous rassembla et, quand ce fut mon tour, il cria de sa grosse voix alcoolisée :
– Néstor Sánchez ? Vous touchez combien ?
– Sept pesos, mon capitaine.
– Tiens, en voilà cinq. Il en reste deux pour moi : un pour l’ « avance » et l’autre parce que, dimanche, c’est ma fête !
– Oui, mon capitaine.

Je pris les cinq pesos et je me retirai. Je remis ces mêmes pesos à ma mère l’après-midi quand elle vint m’apporter mon repas. Elle les baisa et elle murmura, je m’en souviens parfaitement : « Merci, mon Dieu ».

C’est ainsi que commença ma vie de soldat à quatorze ans, à Oaxaca.


8 NdT. : L’âne


Souvenirs de caserne

Un matin lumineux, après l’appel de six heures puis la sonnerie de la diane, le caporal  Bigotes9  – c’est ainsi qu’on appelait cet homme féroce – me cria :
– Soldat Néstor Sánchez : rassemblement avec armes et munitions !

Je descendis dans la cour en portant mon lourd Mauser et une cartouchière de 100 projectiles en bandoulière. Je portais mon uniforme trop grand, mes guêtres de toile et mes grosses chaussures de dotation qui grinçaient.
– Garde-à-vous ! En avant, marche !

Je m’efforçais d’obéir, je faisais les choses du mieux que je pouvais mais le féroce caporal Bigotes me cria :
– Halte !
Je fis halte et le voilà qui s’approche, qui me donne une claque sonore et qui me dit :
– C’est pas comme ça qu’on marche !

Puis il m’ordonne :
– Garde-à-vous !
Et je reste raide, simplement pour ne pas qu’il me flanque une autre gifle tandis qu’il m’explique :
– Ecoutez bien : le corps bien droit, le regard au loin, le menton relevé, le corps tendu, les pieds formant un angle plus petit que l’angle droit ! Vous n’avez pas remarqué comment je fais ?

Je dus regarder et l’imiter. Puis l’énergique caporal me fit marcher en rond dans la cour de la caserne avec d’autres recrues, des villageois qui venaient de s’enrôler dans le bataillon et qu’il giflait à loisir.

Halte ! Demi-tour ! Marquez le pas ! Doublez le pas ! Présentez armes ! Au pas de course ! etc. C’est ainsi que ce caporal nous baladait dans toute la caserne jusqu’à ce que, exténués, il nous ordonne de rompre les rangs et de regagner nos chambrées pour y laisser nos fusils et nous reposer en attendant que le clairon sonne la soupe. Cela signifiait qu’à ce moment-là, les vivandières pouvaient entrer avec le repas de leurs hommes, ainsi que nos bienfaisantes « mères » qui nous aidaient, nous les soldats célibataires.

Le soir, après l’appel de six heures où la fanfare militaire composée de tambours et de clairons jouait de beaux airs, l’ombre se répandait dans cette immense fosse qu’était la caserne de Santo Domingo avec ses murs hauts et épais qui nous emprisonnaient. Dans certains coins obscurs, se faisait entendre un harmonica qui jouait des corridos10 nostalgiques de la révolution car la plupart des soldats qui formaient le 53e bataillon qui venait d’arriver à Oaxaca étaient des Indiens yaquis quasiment purs. Une petite odeur très particulière envahissait tout, une espèce d’odeur de « natte brûlée » qui n’inquiétait à personne. C’est parce que beaucoup de bidasses fumait de la marijuana. Bien qu’elle soit interdite à la troupe, on en consommait à discrétion… il y avait même des officiers qui « se les pétaient », comme disaient les soldats.

Il y avait toujours ici ou là un petit groupe qui, en s’accompagnant d’une vieille guitare, fredonnait pour se les rappeler des passages de Una noche serena y oscura :

Les étoiles, le soleil et la lune
Sont témoins que tu étais mon aimée
Et aujourd’hui que je te retrouve mariée
Ah, quel mauvais sort est le mien !

Ou de celui-là :

Ah, quel goût amer tu as laissé dans ma vie
Combien de fatigues, d’angoisses et de douleurs, 
Comme me fait mal, femme, ton départ
Vers je ne sais quel port lointain d’amour !... 


9 NdT. : Moustaches.
10 NdT. : Des ballades.


Ma vie à la caserne de Santo Domingo

L’armée mexicaine, à la différence de l’armée espagnole, est populaire, proche du peuple, surtout des paysans, ce qui donne à ses rangs un caractère un peu racaille, du moins à mon époque. Si on veut soumettre un humble soldat à la discipline, il la respecte étant donné l’esprit grégaire de notre peuple indigène mais il trouve toujours une échappatoire où transparaissent ses habitudes, sa façon de parler et même sa sournoiserie naturelle qui essaie toujours de « contourner » le règlement général rigide de l’armée, la discipline que les chefs et les officiers nous appliquaient strictement. C’était l’époque où le général Joaquín Amaro était secrétaire à la Guerre et à la Marine.

A Oaxaca, il y avait alors un bataillon d’infanterie – le 53e où je venais de m’enrôler – et le 43e régiment de cavalerie qui occupait une autre caserne. Entre eux, comme partout ailleurs, il existait la classique rivalité entre les fantassins et les dragons, ce qui provoquait de fréquentes rixes entre les soldats des deux armes. Quand c’était à nous de défiler, la fanfare militaire du bataillon se faisait remarquer par les airs martiaux qu’elle jouait dans les rues de la ville. La fanfare du 53e égala en peu de temps la fanfare de l’Etat. Pour leur part, les clairons du 43e régiment assuraient le spectacle au passage de leurs chevaux fringants en jouant la Marche des dragons et ils suscitaient les commentaires des personnes qui connaissaient la rivalité entre nous, les fantassins, et eux qui montaient à cheval.

Cela arriva dans le bataillon et à l’intérieur de la caserne Santo Domingo. Je ne m’en souviens pas très bien mais, entre autres, il y avait deux sergents très populaires, le second sergent Rolando García et le second sergent Patricio López. Le premier appartenait à ma compagnie, la deuxième ; et l’autre à la troisième compagnie. Tous deux habitaient la caserne, mais dans des quartiers, des chambrées différentes. Comme tous les soldats et les recrues d’âge adulte, ils avaient leurs femmes.

Celle du sergent García était une vivandière comme beaucoup d’autres. Elle entrait tous les jours avec son panier-repas, dissimulée sous sa mantille. C’était une femme grassouillette, brune et simple. La femme du sergent López était une femme simple aussi mais elle se distinguait par quelque chose. Elle était mince, plus grande que son mari, elle marchait en ondulant, avec un petit air oriental, une petite mèche de cheveux tombant sur son front et un regard insidieux qui lui donnait une touche sensuelle et attrayante. Les deux sergents étaient de si bons amis qu’un jour, pour plaisanter, ils jouèrent leurs femmes en faisant une partie d’albur11 avec un jeu de cartes. L’enjeu était le suivant : échanger leurs femmes !

Mais ensuite, pour mettre fin à cette bataille imprévue, on tira à pile ou face et le singulier problème de la caserne fut résolu : García se mettrait avec la femme de López et celui-ci deviendrait le mari de la femme de García !

Les jours suivants, il fallait voir les deux vivandières entrer ensemble et en même temps que les autres femmes pour apporter à manger à leurs maris. Souvent, elles se trompaient et elles se dirigeaient vers l’endroit où se trouvait leur premier mari. La nuit, les deux sergents devaient veiller à ce qu’en entrant dans la caserne la nouvelle femme de l’un « n’aille pas se tromper » et coucher avec l’autre… Moi qui étais un gamin, je ne faisais qu’observer toutes ces choses, non sans une certaine curiosité morbide. La femme du sergent López qui allait dormir avec García, je dois avouer aujourd’hui qu’elle me plaisait.

Ces jours-là, un nouveau sous-lieutenant arriva, un homme brun, jeune, très énergique. Il venait d’un autre bataillon, disait-on. Bientôt, il fut nommé sous-aide de camp, ce qui lui donnait une autorité supérieure dans la caserne.
Ce sous-lieutenant finit par tomber amoureux de la femme du sergent García et, en dehors de la caserne, les officiers commentaient l’affaire entre eux car le mari de cette femme était presque toujours nommé « sergent de semaine » c'est-à-dire qu’il était chargé des quartiers de la seconde compagnie, à l’intérieur de la caserne. Une nuit, le nouveau sous-lieutenant ordonna au poste de garde de « ne laisser le sergent García sortir de la caserne sous aucun prétexte ». C’étaient des ordres supérieurs : le sergent du poste de garde se mit au garde-à-vous, bien disposé à obéir.

Mais un soir, après qu’elle lui eut apporté son dîner, quand il entendit sa femme lui dire qu’elle voulait aller dormir chez elle, García commença à avoir des soupçons. Le lendemain matin, García se mit d’accord avec l’autre sergent, celui du poste de garde. Il le laisse sortir, et le voilà qui va chez l’infidèle et qui la trouve couchée avec le sous-lieutenant qui, pour cela précisément, avait ordonné que « par ordre supérieur, on ne laisse pas sortir le sergent García » !

Celui-ci tira à plusieurs reprises sur son rival, le blessant grièvement. La femme s’était enfuie. Et lui, il se constitua prisonnier au poste de garde.

Quelques jours plus tard, je pus voir l’ondulante femme fatale qui portait deux paniers-repas, l’un à la prison de Santa Catarina pour son mari… et l’autre à l’hôpital de Guadalupe pour son amant le sous-lieutenant !


11 NdT. : Chaque joueur tire une carte au hasard, face visible. On retourne alors une à une les cartes restantes jusqu’à ce qu’on tombe sur une carte de même valeur que l’une ou l’autre des cartes tirées.

*

La vie de la caserne était monotone.  A l’appel de six heures du matin, on désignait les pelotons pour les corvées, les escortes pour le train et les piquets en différents points de la ville ainsi que le départ de patrouilles et de détachements dans tout l’Etat. Moi, comme j’avais été affecté à la fanfare musicale, après l’instruction – marche, manœuvre avec armes, tir sur cible, etc. – je me mettais à l’entière disposition de don Beto qui me traitait comme si j’étais son assistant.

L’homme – don Beto pour moi – était originaire de Cuilapan de Guerrero, un village à un peu plus de six kilomètres d’Oaxaca. Mais comme il avait eu un litige là-bas, il n’osait y aller que le matin de bonne heure pour voir sa mère doña Chuchita, une brave femme assurément qui était une amie de ma mère. Pour cela, il me donnait très souvent cet ordre avec une sècheresse toute militaire :
– Selle El Grullo12 !

Sans répliquer – cela se passait chez lui – je sellais le cheval de la côte qui était effectivement d’une couleur rouge tirant sur le blanc.
Avec déjà quelques verres de mezcal derrière la cravate, il m’ordonnait :
– Néstor, prends ce 30-30 octogonal et allons-y !

Il montait El Grullo et je le suivais, à minuit, sur la route de Xoxo et de Cuilapan. Don Beto avait sa bouteille de mezcal dans les « cantines » de sa monture, il buvait une rasade de temps en temps tandis que moi qui était son escorte, vigilant, je marchais à pied dans les ténèbres, trébuchant et tombant parfois. L’arme chargée à la main, je me tenais prêt à faire face à tout ce qui se présenterait et à faire ce que mon chef m’ordonnerait car j’étais son gorille.

Quand nous entrions à Cuilapan après avoir traversé la rivière – moi sur la croupe d’El Grullo – les aboiements des chiens se déchaînaient et mon chef, enhardi par les verres de mezcal et l’heure matinale, faisait caracoler son canasson tandis que moi, à l’arrière-garde, je couvrais ses arrières. Il criait :
– Roberto Sánchez est ici, fils de p… !

Quand enfin nous arrivions chez lui au village, doña Chuchita était déjà agenouillée devant son autel de la Vierge de la Soledad et elle recommandait son fils à toute la cour céleste de peur que ses ennemis lui fassent du mal à lui, pas à moi qui était son porte-flingue !

Une fois que nous étions dans la vieille bâtisse rurale, la pauvre femme me servait un chocolat avec du pain de campagne pendant que don Beto cuvait un moment son mezcal. Avant l’aube, nous étions prêts à retourner à Oaxaca avant que les lueurs d’un jour nouveau apparaissent, lui à nouveau sur son cheval et moi qui avais mal dormi, avec mon 30-30 octogonal dans les mains.

Cela se produisit un nombre incalculable de fois. Parfois, quand c’était la saison, don Beto – qui me considérait pour finir comme son assistant – m’envoyait dans son ancienne hacienda de Nazareno à Xoxo pour que j’aide à faire la récolte de ses champs de maïs. La saison des récoltes pouvait durer des semaines entières et j’en profitais pour mener une vie champêtre, rustique, travaillant dans les champs avec beaucoup de plaisir. Je volais les oranges d’un grand verger qu’il y avait, j’allais me baigner dans la rivière et je montais jusqu’au Monte Albán pour chercher de petites idoles entre les rochers de la colline.

Mais un jour, je ne voulus absolument plus être l’assistant de personne et je me déclarai « prêt pour tout service » à la caserne. Je me présentai à la sonnerie de la diane et je demandai qu’on m’inscrive pour les corvées, les escortes et les travaux difficiles. Je préférais cela, plutôt que d’être au service d’un seul homme : don Beto.

Ce fut alors que je commençai à sentir combien la vie d’un soldat du rang est rude pour quelqu’un d’aussi jeune que moi.

Dans toutes les garnisons, on désigne un « chef de jour » et un « officier de surveillance ». Le premier est un chef qui porte une « fraise » autour du cou et une épée à la ceinture, qui monte sur un cheval – c’était comme cela à l’époque – pour inspecter les postes de garde, les détachements et les quartiers dont les officiers, les gardes et les sentinelles devaient lui faire leur rapport.

Par une nuit noire, à la caserne de Santo Domingo, alors qu’il y avait encore un jardin luxuriant mais mal éclairé, on entendait à peine les sabots d’un cheval sur les pavés quand une voix alcoolisée se fit entendre :
– Caporal de quart !

Et presque aussitôt, avec décision :
– Qui va là ?

Et comme dans l’obscurité on apercevait une forme qui s’avançait, la sentinelle dut répéter son cri en même temps qu’elle déchirait sa cartouche :
– Halte ! Qui va là ?
– Le chef de jour ! répond la forme qui continue à s’approcher et qui crache sa colère : Je suis le chef de jour.
– Et alors ? grogne le caporal de quart. Qu’est-ce que tu fous ici la nuit, hein ?

L’officier commandant de la garde dut donner des explications au lieutenant-colonel qui se mit dans une colère noire. Il ne put qu’articuler ces mots :
– Mettez-le aux arrêts !

L’ordre fut exécuté au pied de la lettre : immédiatement l’officier ordonna la mise aux arrêts du caporal qui était de garde et celui-ci, le lendemain, fit plonger le malheureux soldat qui était en sentinelle et qui fut mis aussi aux arrêts.

La discipline, c’est la discipline, pas moyen d’y échapper !

Quand il apprit que je n’allais plus à Nazareno, le chef de la fanfare, don Beto, vint à la caserne, très en colère. Il était bien décidé à exercer des représailles sur le rebelle !
Et c’est ce qui arriva, en temps voulu.

Il y avait déjà deux jours que je m’étais présenté au commandant de ma compagnie à la sonnerie de la diane, le capitaine Burro :
– Prêt pour tout service !

Ces jours-là, je suivais un intense programme d’instruction militaire : l’ordre serré et le tir sur cible.
Don Beto parla avec l’aide de camp, le sous-lieutenant Pinzón, un homme boulot très dynamique et très fort en gueule. Il lui demanda de « ne pas me ménager », c'est-à-dire de me surcharger de travail autant que possible.

Je restai à la caserne pendant encore au moins six mois. Ma journée se passait ainsi : à cinq heures, le lever ; à six heures, l’appel de la diane ; aussitôt après, le terrain d’aviation pour l’instruction de l’ordre serré ou la colline du Fortín pour le tir sur cible. Au retour, les vieilles vivandières préparaient déjà le déjeuner avec leurs paniers couverts de serviettes blanches et brodées. Après cela, on entendait la sonnerie du « demi-tour » et les femmes s’en allaient. Tout de suite, on désignait les « corvées » c'est-à-dire les soldats qui feraient ceci ou cela mais c’était l’occasion de travailler pour avoir droit ensuite à des heures de congé. A six heures, se présenter à l’appel du soir. Combien de fois ai-je été de corvée au nouveau terrain d’aviation, dans le jardin de la garnison ou à Ixcotel, dans les mines ! Au cours de cet appel de six heures, l’aide de camp lisait l’ordre du jour devant toutes les compagnies rassemblées en carré dans l’énorme enceinte de la caserne. Ensuite, on rompait les rangs pour se rendre à nos quartiers et y déposer nos armes. Seuls les commissionnaires et ceux qui avaient fait une escorte avaient « quartier libre ». Les autres, nous nous dispersions dans les cours pour flâner ou pour bavarder. C’était l’heure où je me promenais en parcourant toute la caserne comme un lion en cage. J’entendais ici et là un harmonica mélancolique ou le son nostalgique d’une guitare accompagnant un corrido traînant et déchirant chanté par des hommes à moitié ivres.

…Une nuit sereine et obscure
Quand en silence tu m’as donné ta main… 

D’autres soldats, dans les coins les plus obscurs, jouaient aux dés ou à l’albur avec des cartes crasseuses tandis que d’autres encore se passaient ou roulaient effrontément une cigarette de marijuana confectionnée grossièrement avec du papier bouffant tout imprégné de salive. L’odeur de « natte brûlée » les trahissait mais, comme les sergents, les caporaux et même les officiers aimaient aussi l’herbe, ils pouvaient la fumer impunément.


 12 NdT. : Le Cendré.

*

Un soir, pendant l’appel de six heures, j’assistai à l’expulsion d’un soldat de la troupe pour « indignité d’appartenir à l’Armée ». Le président de la République était le général Abelardo Luján Rodríguez.

Ce soldat était un ivrogne invétéré et un tire-au-flanc. Il était toujours aux arrêts de rigueur et il avait un aspect répugnant parce qu’il était sale et qu’il se négligeait. Il était pourtant le frère d’un sous-lieutenant que les autres officiers appelaient le Macho prieto13.

Ce soir-là, les compagnies étaient rassemblées en carré. Le sous-lieutenant Pinzón lut l’ordre du jour où figurait la décision d’expulsion du soldat.

Par un malheureux hasard, il revenait au sous-lieutenant Macho prieto d’administrrer une correction à ce soldat qui était son propre frère et, de plus, son frère aîné.

D’une voix autoritaire, on fit sortir ce pauvre homme du rang de sa compagnie. Il se dirigea vers le centre de la cour en se tenant bien droit. Là, après qu’on lui eut retiré son arme et son équipement, il fut dépouillé de sa veste avec une violence toute militaire par un sergent de semaine. Alors, le sous-lieutenant commandant de sa section, le Macho prieto, s’approcha et, dans les formes requises, demanda au colonel la permission de procéder. La permission accordée, il dégaina son épée, il la leva d’un geste décidé et le châtiment règlementaire commença... Je ne sais pas combien de coups il lui donna avec le plat de son épée. Le soldat, au garde-à-vous devant son supérieur qui était son frère cadet, supporta le châtiment et, quand ce fut terminé, la fanfare militaire commença à sonner la « retraite » avec les tambours sans timbre et l’ex soldat (et ex homme, à mon avis) partit en direction de la rue, la tête profondément inclinée sur sa poitrine creuse.

Quelque temps après, ce soldat, qui avait pour nom Yoquihua car il était Yaqui, était devenu le coursier des autres soldats. Il gagnait ainsi de quoi payer son eau-de-vie et, comme il transportait les énormes paniers de nourriture que les « mères » livraient à la caserne, il avait à peu près de quoi manger. Une fois passé ce mois où j’avais vécu une vie de caserne très intense – ma sœur Leonor m’apportait alors les repas – don Beto intrigua auprès du sous-lieutenant Velasco pour qu’il me désigne arbitrairement pour partir « en éclaireur ».

Partir en éclaireur consistait à aller n’importe où et à n’importe quelle heure – « les ordres sont les ordres », disaient les caporaux et les sergents – à obéir, à se laisser commander et à avancer même si c’était vers un précipice… Un premier sergent, plus « cultivé » que les autres, nous apprit une fois la chose suivante :
– Napoléon a crié à ses soldats : En avant ! Devant eux, il y avait un profond précipice et eux, en parfaits soldats, ils ont marché sans broncher vers l’éternité…

Ça, c’était un exemple de discipline militaire !


13 NdT. : Le beau brun.


A la poursuite de David Rodríguez

Cette même nuit, j’étais incorporé à une section formée de deux pelotons auxquels je n’appartenais pas, ni à l’un ni à l’autre, et je partis en direction de la vallée…

Ma mère n’en savait rien. Le lendemain, ma petite sœur a dû ne pas trouver le soldat Sánchez. « Il est parti en éclaireur. Où ? Qui sait ? Les ordres sont les ordres » a dû lui répondre d’un ton maussade le caporal de quart.

Je me rappelle que le palefrenier du colonel, un certain Arango qui était au commandement de notre détachement, demanda à « n’importe qui » de l’aider à conduire les chevaux du colonel à Zimatlán. Ce « n’importe qui », ce fut moi parce qu’on me désigna et c’est ainsi, aux ordres de ce palefrenier, que j’appris à fixer les selles « galapagos14 » sur ces grands chevaux.

Incapable de maîtriser ces grands chevaux et encore moins de me tenir dessus, je souffrais beaucoup. Le palefrenier criait après moi, bien évidemment, avec les mots les plus grossiers de son répertoire.

En arrivant à La Ciénaga, une bourgade où nous devions faite notre jonction avec la troupe qui allait à pied, je fus l’objet de la risée générale. J’étais monté sur un énorme cheval, je portais mon fusil « à la grenadière15 » et je tirais aussi deux autres chevaux sellés, ceux du colonel. Soudain, ils s’emballèrent, refusèrent d’avancer et se cabrèrent. Leurs longues brides s’emmêlèrent dans mon dos, me tirèrent en arrière avec le fusil qui me gênait et elles firent tomber par terre ma condition humaine de la façon la plus ridicule qui soit. Mes camarades riaient aux éclats. Après, le sous-lieutenant Casianito, une vieille bonne personne, me dit :
– Laisse tomber, fiston. Toi, tu n’es pas fait pour la cavalerie. Laisse ça à un autre. Relève-toi.

Et c’est ainsi que je fis à pied le reste de la campagne. Nous allions à la poursuite d’une bande de rebelles qui suivaient un cristero appelé David Rodríguez. Il se faisait appeler « général » David Rodríguez et les gens de toute cette région côtière escarpée le protégeaient et l’approvisionnaient.
Nous, l’armée fédérale, nous n’avions pas l’avantage.

Cependant, « les ordres sont les ordres » comme disaient les sergents ou bien, comme disaient les officiers qui avaient des opinions très limitées sur la nature humaine : « C’est la troupe et c’est comme ça que ça marche ». Cette phrase, ils la mettaient à exécution chaque fois qu’ils nous lançaient dans une entreprise difficile et dans les pires conditions.

C’est ainsi que nous pénétrâmes dans la Sierra Madre del Sur. A la bifurcation au-delà d’Ayoquezco, nous commençâmes l’ascension.

J’avoue que ces contrées très belles en raison de leur aspect primitif et sauvage, je ne les ai jamais oubliées. La rivière verte nous invitait à la baignade. Avec les années qui ont passé, ce paysage bordé de gigantesques cyprès des marais me semble maintenant paradisiaque. Nous montâmes le sommet de l’Obispo et, en arrivant à la croix, dans le col, je contemplai la merveille des montagnes si touffues, si fraîches et si pures.

Nous descendîmes jusqu’à Sola de Vega, un chef-lieu important. L’agglomération est située dans un ravin étroit, très pittoresque avec son kiosque minuscule et sa petite place pleine de gens qui, non seulement vendaient leurs marchandises contre de l’argent mais aussi les « troquaient » pour autre chose. A Sola de Vega, il n’y avait plus de troupes.

Une fois le colonel arrivé, tous ensemble, nous partîmes en direction de Juchatengo, un célèbre passage sur le Río Verde en direction de Juquila.

Quels beaux paysages ! Je n’oublierai jamais la Peña de los Compadres, le Pozo de la Embarazada, le Molino, etc. Quel délice pour moi, après avoir atteint les hauts sommets de ces montagnes, de boire l’eau cristalline des ruisseaux qui se précipitaient dans les ravins ! Quel plaisir me causait l’arôme des chênaies et le murmure incomparable des pinèdes!

Après avoir traversé la large rivière, nous entrâmes dans Juchatengo, un village où habitait le cacique de la région, don Tacho Silva. C’était un petit vieux sec, la moustache déjà poivre et sel, blond, portant toujours un pistolet et suivi de deux ou trois sbires armés. Il fallait protéger la vie de ce cacique et deux pelotons de garde dont je faisais partie furent laissés à Juchatengo.

Nous nous retrouvâmes sous le commandement du capitaine Colmenares. Ce capitaine avait la réputation d’être d’un courage comme ce n’est pas possible.

Un peloton s’installa dans les décombres de l’église qui s’était effondrée à cause du fort tremblement de terre de 1931. L’autre, le mien, campa sur une hauteur appelée le Calvario parce qu’il y avait là une énorme croix de bois.

Le capitaine nous ordonna de creuser des tranchées. C’était un « stratège » et il traça lui-même sur le terrain, avec des lignes bien droites, un carré parfait autour de la croix et c’est ce que nous fîmes. Avec des palmes, nous fabriquâmes la toiture de ce trou carré qui était notre « tranchée »… Quelques jours plus tard, la femme du capitaine Colmenares arriva. C’était une femme superbe. Brun clair, grande, un corps désirable à désespérer… et pour tout dire, elle devint à partir de ce moment l’unique objectif de nos regards furtifs et de nos rêves. Le capitaine Colmenares passa au second plan, derrière sa femme qui, depuis son arrivée, était celle qui commandait en tout et nous, nous lui obéissions avec plus que du plaisir.

Une nuit, le farouche guérillero David Rodríguez se présenta à Juchatengo c'est-à-dire là-haut, sur les sommets des augustes montagnes qui nous entouraient. Il savait certainement qu’il y avait ici des troupes fédérales et il connaissait notre projet.

A notre grand étonnement, il avait un clairon pour donner ses ordres et tout et tout…
Au loin, à bonne distance, du dernier sommet jusqu’en bas à la rivière, on entendit la sonnerie aigüe de son clairon qui jouait « Ennemi en vue » car chaque sonnerie de clairon a sa dénomination. Notre capitaine Colmenares, qui était aguerri, ne sortit pas de sa tranchée et ce fut sa femme qui ordonna à notre clairon, que nous surnommions le Becerrito16, de lui répondre.

La nuit recouvrit tout et nous vîmes de grands feux de camp au bord de la rivière, mais de notre côté. Ils étaient à notre portée.
Nous attendions les ordres.

Le « vaillant » capitaine Colmenares ne se montra pas. Sa belle femme, avec ses cheveux au vent, était notre chef et cela valait mieux pour nous.

On commença à tirer dans les rues du village, plus bas que notre position. Les chiens désespérés aboyaient et les rebelles les firent taire un à un en tirant une fois ici, une fois là.

Enfin, presque à notre barbe, les rebelles mirent le feu à la maison de don Tacho qui avait fui bien évidemment. La nuit s’éclaira tandis que nous entendions le clairon ennemi qui jouait un « torito » moqueur en s’éloignant petit à petit. Pendant la bataille, la femme de don Tacho avait été tuée.
Le capitaine tout tremblant sortit alors de sa cachette.

Sa femme nous ordonna de rester sur nos gardes au cas où les rebelles oseraient nous attaquer.
Cette nuit-là, nous étions aux aguets mais peu à peu le sommeil nous gagna et il ne resta que les hommes de garde habituels. D’un côté, le soldat Gamboa – que nous surnommions El Yuca parce qu’il venait de la péninsule du Yucatan – était de garde ; et de l’autre côté, c’était El Meñique17.
Vers le petit matin, un cri aigu nous réveilla et nous nous précipitâmes au bord de la tranchée avec nos armes. J’étais extrêmement ému car c’était la première fois que je me trouvais dans une telle situation.

El Yuca cria trois fois d’une voix de plus en plus angoissée et dramatique :
– Qui va là ?

Nous croyions que les rebelles de David Rodríguez passaient hardiment à l’assaut. Pour finir, le soldat n’eut pas d’autre solution que de faire feu. La nuit était très noire et nous attendions tous l’assaut final. Le silence s’était fait et, en retenant notre souffle, nous nous attendions au pire. Le tir avait certainement atteint sa cible et l’instant était grave. El Yuca affirmait que la forme qui s’approchait furtivement de son poste était tombée.

Nous pensions qu’il s’agissait d’un rebelle. Comme le jour se levait, le sergent Quiñones, suivi de quelques soldats, sortit de notre tranchée et il découvrit notre ennemi…

C’était un pauvre âne qui gisait, mort d’une balle en plein front !

Quand l’affaire déclencha les rires et qu’on se moqua d’El Yuca, le « vaillant » capitaine sortit derrière sa belle femme qu’il ne méritait pas. Ce fut elle qui donna les ordres nécessaires : sans tarder, il fallait faire un rapport aux autorités supérieures.

Nous restâmes peu de temps et, en liaison avec d’autres unités, nous abandonnâmes Juchatengo pour poursuivre les rebelles jusque dans leurs tanières.

Pendant que nous marchions vers Juquila, le sergent Quiñones était fin saoul. La plupart des soldats dans toutes les composantes de l’armée étaient des rebuts de la société : des anciens ouvriers agricoles des haciendas, des planteurs de marijuana, presque tous analphabètes, tous ivrognes, des gens pauvres que la nécessité avait poussés à s’enrôler. Ils espéraient tirer « un meilleur numéro »… Chaque fois que nous arrivions dans un petit village, le sergent Quiñones allait boire et fumer avec ses caporaux et ses sergents, et ils déclenchaient des bagarres pour n’importe quoi.

Ce jour-là, nous montions péniblement la Cuesta de la Virgen sous des nuages très denses. Nous passâmes par Yolotepec et, à partir de ce village où les « poivrots » avaient pris une nouvelle cuite, les choses empirèrent.

Nous arrivâmes au sommet et beaucoup de soldats étaient restés en arrière. Le colonel s’impatientait et il envoya en bas quelques officiers à cheval pour qu’ils ramènent les retardataires.
Ceux-ci finirent par arriver mais le fait est que le sergent Quiñones manquait.

Le colonel lançait des étincelles et il jurait grossièrement comme ce n’est pas possible.
Pour finir, il se rappela que nous étions en campagne et comme les vieux soldats ont toujours l’ancien règlement en mémoire – et même dans le sang – il ordonna à deux premiers sergents de repartir jusqu’à ce qu’ils retrouvent le sergent Quiñones et de le « fusiller » parce que c’est ce qu’on devait faire en campagne.

Quand j’entendis cet ordre brutal, je fus pétrifié.
Les premiers sergents partirent et le colonel nous ordonna d’installer le camp sur ce sommet froid. On mit en place des postes avancés tout autour pour la surveillance et un fort poste de garde à son poste de commandement qui, à partir de cet instant, était l’endroit où il se trouverait.

Je me retrouvai de garde à cet endroit.
Les heures me semblaient longues et, comme il commençait à faire nuit et à pleuvoir, je vis revenir les deux premiers sergents qui rapportaient le fusil, l’équipement et l’énorme veste crasseuse du sergent Quiñones qu’ils avaient assassiné. Selon le rapport, ils l’avaient trouvé en train de « cuver son vin » sur le bord du chemin. D’après ce qu’on m’a dit, j’imagine que là, ils l’avaient froidement criblé de balles.

Cela ne me plaisait pas du tout mais que pouvais-je y faire ?

Cette nuit-là, il plut copieusement et nous, la troupe, entassés comme des paquets au pied des pins touffus, nous souffrions sans nous plaindre sous nos couvertures, trempés jusqu’aux os.

Ainsi jusqu’au lever du jour. Nous étions trempés comme une soupe et nous désirions désespérément que le soleil se lève pour nous sécher.

Je me rappelle que cette nuit-là, au petit matin, c’était mon tour d’être sentinelle. Il pleuvait dru. Je montais la garde, immobile, à peine couvert par ma casquette, prenant soin de mon fusil bien que l’eau me dégouline de partout. Les yeux grands ouverts, j’essayais de voir à travers l’obscurité. Il ne s’agissait pas que l’ennemi nous surprenne car, selon le colonel, nous étions en campagne.

Alfonso Rodríguez était le frère du guérillero. Un type sympathique, un ami enrôlé comme moi dans le 53e bataillon d’infanterie.
– Et si ton frère David Rodríguez nous tombait dessus ici ? demandai-je un jour à Alfonso, mon compagnon d’armes.
– Je me le ferais, parole ! me répondit-il en souriant d’un air moqueur. Je suis un soldat.
– Mais c’est ton frère…
– S’il vient en tant que frère, je le traiterai comme un frère mais s’il vient en tirant des balles, moi aussi je lui tire dessus !

Cela s’est passé un certain jour en un endroit appelé La Concha, dans les contreforts de Cinco Cerros, comme nous attendions l’assaut des rebelles.

Alfonso Rodríguez était un bon garçon : petit de taille, brun, avec des favoris et une petite moustache impertinente. Un foulard autour du cou lui donnait l’air d’un petit coq qui se trémoussait au milieu de sa troupe. Gai et beau parleur, le frère de notre ennemi était un soldat courageux et pittoresque. Il avait l’esprit aventureux, c’était un don Juan déluré et moqueur. De plus, il jouait de la guitare et il chantait des chansons de troupe.

Ces jours-là, dans les montagnes, après des marches pénibles où nous allions d’une seule traite de Sola de Vega à Juchatengo ou de ce village à Juquila, nous nous regroupions sous n’importe quel abri, nous lui donnions une vielle que nous portions à tour de rôle pour qu’il chante et, naturellement, avec son caractère enjoué, il nous faisait plaisir.

Que dis-tu, ma brune, tu viens avec moi
Ou la chose militaire ne te convient pas…
Sur un cheval « Fleur de pêcher »
Tu marcheras aux côtés d’un général…

C’était le soir et soudain, nous tombâmes dans une embuscade. Je dois l’avouer, j’écoutais plutôt là-bas, dans la vallée, la rumeur rauque du Río Verde en crue qui se précipitait vers la mer. C’était la saison des pluies, en septembre.
Ces chemins de montagnes boisées, nous les arpentions jour et nuit sans autre souci que de nous protéger des embuscades de l’ennemi. La pénibilité de la campagne et les dangers nous unissaient, nous les soldats du peloton et nous ne manquions pas une occasion de faire en sorte que Poncho18 nous chante des corridos révolutionnaires comme celui-ci :

Faites attention messieurs
Et écoutez avec soin
Je vais chanter le corrido
D’un brave de l’Etat

Je vais vous dire son nom
Pour qu’il vous en souvienne
Il s’appelait Silvestre Castro
Et son surnom El Ciruelo

Je me rappelle que mon équipement était le suivant : je portais des sandales grossières cloutées, un pantalon de drill crasseux, une chemise de laine et un chapeau de paille. Une couverture récupérée sur un rebelle mort me servait de « poncho ». Je n’avais pas de cartouchière mais des ceintures pleines de cartouches et mon fusil, ma « calebasse au long col » comme nous disions. Je ferme les yeux et je me « vois » dans cet accoutrement intéressant !

Pendant cette campagne, je me rappelle, j’envisageai une fois de déserter avec  munitions, armes et bagages, et de m’enrôler dans la bande de David Rodríguez. Depuis l’épisode de Juquila, j’étais sur le point de le faire. Tout était prêt et j’étais décidé. Je savais que je risquais ma vie mais mon esprit rebelle et justicier me rapprochait plus de ces guérilleros idéalistes que de mes camarades de l’armée. Des gens envoyés par un gouvernement que je ne considérais pas du tout comme juste envers le peuple affamé de mon Etat d’Oaxaca, le seul que je connaissais à l’époque.

Après ce cauchemar, nous arrivâmes à Juquila et, après y avoir passé quelques jours, nous continuâmes en direction de San Juan Quiahije. Un soir, nous traversions ces abruptes et imposantes montagnes couvertes d’immenses forêts de conifères. Dans une gorge remplie d’énormes rochers calcaires, nous fûmes surpris par le feu roulant d’une audacieuse bande de rebelles. Leurs 30-30 ont une détonation différente de celle de nos Mauser.

Nous nous dispersâmes instantanément. Nous croyions que nous étions tombés dans une embuscade. Je dois avouer que je restai pétrifié à l’endroit où je m’étais laissé tomber.
Mes camarades s’étaient dispersés et ils s’étaient mis à l’abri Dieu sait où et la fusillade continuait bien que personne ne sache contre qui on tirait, à vrai dire.

Alfonso Rodríguez, que nous appelions El Negro, me cria :
– Qu’est-ce qui se passe, mon vieux, hein ?

Je remarquai tout de suite qu’on n’entendait plus de tirs de 30-30 : nos soldats étaient les seuls à tirer. Je me levai alors avec confiance mais je me jetai immédiatement à terre, cette fois-ci parce qu’une balle de Mauser avait presque emporté ma casquette. Quelqu’un cria de ne plus tirer et, ainsi, petit à petit, remis de nos émotions, nous continuâmes notre marche mais cette fois-ci, compte tenu de l’expérience, avec plus de précautions, les yeux et les oreilles en alerte.

Ce fut mon baptême du feu. Qui aurait pu dire ce que le destin me réservait…

Cette campagne dura dix mois, je crois. Avec le temps, nous n’avions plus de vêtements militaires étant donné que nos uniformes avaient rendu l’âme. Nous nous habillions comme nous pouvions et nous étions déjà, de fait, une autre bande de brigands parce qu’avec de tels chefs comme exemples, nous ne pouvions pas être des soldats modèles. Je me souviens qu’on avait peur de nous quand nous arrivions dans un village. Bien sûr, parce qu’il y avait des soldats qui entraient dans les maisons pour les mettre à sac avec violence. Le peuple n’était pas avec nous. Il fallait changer les commandants et quand cela se produisit, après des mois d’exactions, les choses changèrent et les bandes de rebelles furent peu à peu anéanties ou obligées de se rendre.

Quand arriva le jour où nous avions encerclé David Rodríguez dans sa tanière de Cinco Cerros et qu’il ne s’échappa de cet encerclement que pour être anéanti par nos troupes, je remarquai sur le visage de mon camarade Alfonso Rodríguez une certaine amertume, une certaine peine.
Un soir, en pleine montagne, je lui dis :
– Salut ! Allons rejoindre David !

Ses yeux noirs s’illuminèrent parce qu’après tout, c’était son frère qui était sur le point de tomber dans le piège tendu par le capitaine Carrillo, disait-on.

C’est ainsi que finit David Rodríguez et du même coup l’Etat d’Oaxaca fut pacifié.
Mais le peuple forge ses légendes et chante ses héros. On composa un corrido sur David Rodríguez dont je me rappelle à peine ceci :

Dans un cercle de figuiers
Criait David Rodríguez :
« David Rodríguez ne perd pas
Que meurent les fédéraux ! »

Sur un tas de pierres
Les deux chefs se rencontrèrent
Là, ils allaient se tuer 
Et aussi sec, ils se criblèrent de balles !

Quand Carrillo tomba
Blessé par des balles
Don Tacho Silva cria :
« Pas moyen et pas de chance ! » 

David Rodríguez s’enfuit
En direction de San Francisco,
Il en sortit blessé aussi
Par une quarante-cinq.

Le guérillero David Rodríguez était le fils du général Juan G. Rodríguez, souverainiste, tous les deux maîtres absolus du bastion montagneux de Cinco Cerros, au nord de Juquila.

Un type curieux, ce Rodríguez. En 1928, il avait pris les armes sous le slogan : « Vive le Christ-Roi ». Au fond, il était un reliquat du zapatisme, du bon mouvement zapatiste, de celui qui voulait et réclamait par les armes que la terre soit à ceux qui la travaillent de leurs mains.

Il avait vingt-cinq ans et un vent de protestations le poussa à prendre le maquis alors que déjà tout le pays était pacifié, et Oaxaca était un lieu propice à cause de l’injustice qui a toujours humilié les gens de nos campagnes.

Ce n’est pas un hasard si David Rodríguez était un ennemi impitoyable des féroces caciques comme don Tacho Silva, de Tututepec, basé à Juchatengo avec l’appui des forces de l’armée nationale.

Je me rappelle encore que les paysans de la grande région montagneuse entre Sola de Vega, Juquila, Jamiltepec et Ixtlayutla protégeaient David Rodríguez. Pendant des années, les forces fédérales le poursuivirent sans succès et il fallut que ce soit une femme, une certaine Leonarda, qui le trahisse.

 Notre homme n’était pas un novice. Il avait étudié à l’Ecole normale, il fut administrateur des Finances à Candiani et, étant donné ses idées sociales, il marcha avec les gens d’Erasto Flores, du côté de Santa Ana Tlapacoyan et de Ayoquezco.

Né à Teojomulco, David fut influencé par son père et par Fidel Baños et Francisco Baños, des zapatistes de la côte, contemporains de Silvestre Castro El Ciruelo19, originaire de l’Etat de Guerrero. Il convient de préciser que José Baños fut partisan de Carranza.

C’était un homme très rusé qui prit les armes et poursuivit férocement les forces fédérales. Il se faufilait par monts et par vaux pour se rendre à Oaxaca et s’approvisionner en armes et en vivres. Combien de fois ses poursuivants lui parlèrent-ils sans savoir qui il était !

C’est un mensonge que les soldats du 53e régiment, sous le commandement du capitaine Carrillo l’aient abattu dans le Cerro de la Neblina.

Il ne fut pas surpris dans son refuge, mais il était blessé. Aidé par ses partisans, il put aller jusqu’au ranch de La Soledad, à Ixtlayutla dans le district de Jamiltepec, où il mourut et où il est enterré.

Je conserve un corrido écrit par David lui-même qui était d’humeur joyeuse, comme son frère Alfonso – et non José comme l’a dit un écrivain. Ils composaient des corridos révolutionnaires. En voici quelques passages :

Je vais chanter un corrido
Composé avec sentiment
Et je vais vous y expliquer
Ce qui s’est passé à Oaxaca.

Mille neuf cent vingt-huit
Je m’en souviens
Ce David C. Rodríguez
Prit les armes.

Je me dirigeai vers la montagne
Où étaient les cristeros
Et dix jours après notre incorporation
Nous marchions dans Cinco Cerros.

En arrivant à Juquila
Un neuf, le matin : 
Vive le Christ-Roi, les enfants ! 
Vive la Guadalupe !

Et je le pris d’assaut
Comme tous le diront
Mais dès le six octobre
Je marchais dans Zimatlán.

A San Juan Elotepec, 
Comme si c’était aujourd’hui, 
Là nous fûmes mis en déroute
Par le major César Dita.

Et au lieu-dit El Chivato 
Il est présent pour moi, 
Daniel Cárdenas Barrasa
Avec nous  fut écrasé.

On dit qu’ils doivent me tuer
A l’entrée du cimetière. 
Mensonge, ils ne font rien
Je suis guéri de la peur.

Adieu collines et montagnes,
Adieu plaines de l’Etat, 
Adieu coteaux et grottes, 
Où je me suis soulevé.

14 NdT. : Sorte de selle anglaise.
15 NdT. : A l’épaule.
16 NdT. : Le petit veau.
17 NdT. : Le petit doigt.
18 NdT. : Diminutif d’Alfonso.

19 NdT. : Le prunier.


La pauvreté

A la moitié de l’année 1934, je me trouvais en détachement à Ocotlán de Morelos. J’arrivais au terme des trois années du contrat que j’avais signé avec l’armée, un contrat forcé. J’étais encore simple soldat et je croyais ingénument qu’au bout de trois ans, je pourrais devenir premier sergent et ainsi, d’année en année, avec l’avancement, jeune encore, j’arriverais à devenir général de division !
Ma mère, plus réaliste, exigeait que je demande ma démobilisation.

Il faut remarquer qu’à cette époque ma mère vivait dans une extrême pauvreté avec, pour seule compagnie, ma sœur Leonor. Je lui envoyais le peu d’argent que je gagnais mais cela ne suffisait pas.
Après avoir laissé l’auberge du Dos de Abril, qui fut un échec complet puisque ma mère y perdit ses dernières économies, elle et nous, nous décidâmes de prendre une petite boutique où on ne vendait que des bougies, de la mélasse et du café.

Presque personne n’entrait pour acheter. L’abattement de ma mère et sa maladie la détruisaient.
Elle ferma son « négoce » et elle s’en alla vivre dans une maison de la rue Arista, du côté de San Francisco, un immeuble dont la propriétaire était une parente du côté de mon père, la tante Nila Barzalobre.

Cette dame nous louait la maison, c'est-à-dire une pièce, parce que, bien que nous soyons parents, « les affaires sont les affaires », nous répétait-elle avec componction, elle et ses deux filles, un couple de vieilles filles égoïstes, radines et antipathiques.

Ma mère, pour affronter une situation si dure et alors que ses copines et ses amis lui avaient tourné le dos, dut nous informer, Leonor et moi, qu’elle allait chercher un « arrangement ». Cela voulait dire qu’elle allait se placer comme bonne dans une maison de riches.

Et il en fut ainsi. Ma mère avait toujours été un bureau des pleurs, le refuge et le salut de beaucoup de monde pendant ses années de prospérité, mais quand notre famille fut frappée par la tourmente de l’adversité, personne ne nous tendit la main.

Parmi ces gens-là, il y avait un personnage grotesque, un type vaniteux qui embauchait des journaliers, une de ces personnes qui venaient alors à Oaxaca pour recruter des paysans miséreux pour la récolte de la canne à sucre dans les usines de Veracruz. Un personnage insolent et effronté à qui ma mère faisait crédit quand il remplissait notre maison de pauvres tâcherons. Quand il en avait trois cents, il les mettait dans des camions ou des fourgons de chemin de fer bien fermés et il les emmenait pour les exploiter dans les climats malsains des tropiques, sans pitié. Ce type, dis-je, une fois que ma mère lui demandait un service pendant la mauvaise passe que nous traversions, lui répondit devant nous quand elle lui rappela le passé : « Oui, ma petite Matilda, mais avant, c’était avant, et maintenant c’est maintenant… » et il la quitta avant qu’elle puisse répondre.

J’étais un petit jeune homme encore mais j’avais une envie féroce de le rattraper et de le gifler.
Ma mère me retint en pleurant.

  Elle travaillait donc comme bonne et, la nuit, quand elle revenait à la maison, elle avait mal aux reins. Elle rapportait un taco pour Leonor qui n’avait pas encore mangé à cette heure tardive. Il fallait lui masser le dos, aller chercher du « baume tranquille20 » et d’autres choses pour la soigner parce qu’elle se portait déjà très mal. Elle ne voyait pas de médecin parce cela coûtait cher et qu’il n’y avait pas d’argent.

Dans cette pièce, nous n’avions que deux lits en bois avec de très vieilles nattes et des couvertures déchirées, hors d’âge.

Il y avait longtemps que ma mère avait dû vendre la machine à coudre Singer bien qu’avec elle, pendant un temps, elle ait gagné notre pain de misère avec l’argent que lui payaient les femmes du marché pour qu’elle leur fournisse des tabliers par douzaines. Si je me rappelle bien, on lui payait cinquante centimes la douzaine de tabliers qu’elle cousait. Avec cette machine dont elle fut l’esclave, ma mère y laissa ses poumons.

L’oncle Sóstenes, voyant l’extrême pauvreté où nous nous débattions, proposa à ma mère d’aller à Rancho de Rojas pour qu’elle s’y installe et pour qu’elle y fasse du commerce parce que, selon lui, là-bas, nous pourrions mener une vie meilleure.

J’étais alors dans la Sierra de Huautla, au nord-ouest de l’Etat d’Oaxaca. Ma compagnie du 53e bataillon était partie en éclaireur dans cette région abrupte presque inexplorée. De très belles montagnes, assurément.

Ma mère et Leonor, partirent donc pour ledit Rancho de Rojas. C’était un ranch abandonné. On lui donna comme logement les ruines d’une très vieille bâtisse en briques crues. Ma mère, effrayée par une telle désolation et une telle ruine, se résigna à tout.

Le soir et même en pleine nuit, elle et Leonor, chacune un panier sur la tête, partaient au loin à pied. Elles cherchaient les petites chaumières éparpillées ici ou là, dans les collines, pour y proposer à grands cris de la mélasse, du café et des bougies qu’elles « troquaient » contre du maïs, des haricots et d’autres choses encore.

Ces mois furent très durs et leur misère fut si cruelle que ma mère dut revenir à Oaxaca. Elle était déjà très malade et elle se battait, impuissante, contre un destin si dur.

Il y avait longtemps que ma sœur Lupe et mon frère Rogelio étaient à Mexico avec mon père et ils ne savaient pas que nous nous battions héroïquement contre la pauvreté et les maladies qui nous frappaient tous les trois, ma mère, Leonor et moi qui, comme soldat, souffrait des rigueurs de cette carrière pour gagner quelques centimes et pour les leur envoyer.

Ces trois années d’armée furent fertiles en événements et elles m’ont ouvert l’esprit, donné une grande expérience, beaucoup appris sur la vie et sur les hommes. Des connaissances de grande valeur pour entrer dans la vie sans cesser d’être celui que je devais être parce que, comme dit le proverbe : « Génie et allure jusqu’à la sépulture ».

Tout petit, je n’étais allé que dans des métairies, dans de petits villages aux confins de la vallée. Etant soldat, je connaissais presque pouce par pouce tout l’Etat d’Oaxaca, toutes ses régions : la Sierra Juárez, la Mixteca, la Cañada, la Costa, l’Istmo, le Valle, la Chinantla, etc.

Je me rappelle qu’un jour, quand j’étais petit – je devais avoir huit ans – mon parrain Severino m’avait emmené aux abattoirs, aux abords de la ville. Très troublé, je regardais l’endroit où se terminaient les deux files de petites maisons basses qui formaient la rue et, ne voyant rien au-delà que le ciel, je lui demandai :
– Dis, parrain, c’est là que se termine le monde ?

Le vieux professeur se sourit à lui-même et, en me caressant la tête, il me dit :
– Non, Tito, la ville se termine ici, c’est tout. Le monde est très grand…

Mais moi, je continuais à regarder avec une grande inquiétude ce vide qui s’étendait au-delà du bout de la vallée.

Bien sûr, ma vie de soldat était variée et rude. J’aimais toujours mieux partir en éclaireur que de rester enfermé dans la matrice d’Oaxaca.

A la caserne, la vie était sombre et monotone. De plus, des officiers venant de l’école militaire, si prétentieux et si nuls, ne manquaient pas de se montrer « grossiers » envers les hommes du rang où la vie est dure mais humaine jusqu’à un certain point.

Il s’y passe toujours quelque chose et les incidents ne manquent pas.
Une fois, à l’instigation d’amateurs de marijuana, je me risquai à fuguer avec eux par un trou  qui débouchait au-delà des quartiers de la cavalerie.

Cette nuit-là, nous étions quatre. Nous trompâmes la vigilance de la sentinelle postée dans un escalier, là-bas, dans le fond obscur de la caserne. Il était interdit d’emprunter cet escalier qui menait à une partie en ruines de cet ancien couvent.

Quand nous arrivâmes dans cette partie, nous traversâmes un sombre et très long cloître fermé. Sur les côtés, des files de cellules pleines de gravats.

Passé cet interminable corridor, nous atteignîmes une très vaste chapelle très délabrée. Nous pouvions parler à voix haute mais, quand nous le fîmes, des milliers de chauves-souris se détachèrent de je ne sais où et, en virevoltant à toute vitesse, elles s’échappèrent en direction de la nuit silencieuse et noire.

Tant bien que mal, nous arrivâmes à une autre cour du couvent.
Une forêt d’herbes géantes, qui poussaient dans ce lieu à l’abandon et humide, nous barraient le passage. Nous décidâmes de continuer et nous arrivâmes à une autre cour plus réduite. En nous éclairant avec des allumettes que nous allumions, nous marchâmes sur des tas de gravats. Moi, je regardais les arcades majestueuses des cloîtres, les vastes salles, les énormes chapelles et leurs mystérieuses cellules avec leurs passages et leurs tunnels sinistres, le tout à l’abandon depuis des années et des années, et peu à peu détruit sous l’action du temps.

Je ne me rappelle pas combien de cours nous traversâmes, guidés par un clairon qui connaissait la direction à prendre pour trouver le trou que je désirais tant. En effet, nous ne pourrions pas revenir par le chemin que nous avions emprunté.

Depuis les cours, malgré l’obscurité, nous voyions la silhouette lourde de cette masse de pierre qu’est l’église de Santo Domingo avec ses tours si imposantes et si hautes.

Enfin, derrière El Piojo21, car tel était le surnom du clairon blond qui nous servait de guide, nous arrivâmes au trou. Nous passâmes la tête, nous regardâmes dans la rue et nous vîmes passer deux officiers ivres qui se dirigeaient vers la caserne ou la garnison qui était sur le côté.

Nous sortîmes dans la rue et alors, sans rien dire – en tout cas, moi, je ne dis rien – je me mis à courir sans savoir où j’allais parce que, quand j’avais fugué, je n’avais aucun plan, et je ne voulais pas m’exposer à être puni ou à autre chose.

 Je m’étais joint à ces hommes simplement pour me sentir moi-même un homme peut-être, pour prendre un risque ou peut-être pour me mettre à l’épreuve, pour tenir ma parole ou je ne sais quoi. Mais le fait est qu’après une odyssée aussi excitante – un couvent avec ses contes et légendes, tout au moins lorsqu’on le parcourt la nuit – je me retrouvais dans la rue sans savoir où aller…

J’allai dans un petit jardin tout proche, celui du Sangre de Cristo et là, j’attendis que le jour se lève.
Mes compagnons de fugue devaient avoir un plan, je ne sais pas. La seule chose que je savais, c’était qu’un jour, Porfirio Díaz s’était échappé avec audace de cet énorme couvent, à l’époque où il était un guérillero qui s’inspirait de Juárez.

Quand j’entendis que la fanfare de guerre du bataillon commençait à sonner la diane, j’étais prêt à aller au rassemblement, comme si de rien n’était.

Il faisait encore sombre quand, le col de ma veste remonté jusqu’aux oreilles, et craignant d’être découvert par le caporal de garde, je rentrai dans la caserne comme quelqu’un qui avait eu sortie libre la veille au soir.

Ainsi, sans que personne ne sache rien de mon aventure, je renouai avec ma vie de garnison, parmi tous ces hommes malheureux qui, comme moi, étaient de simples soldats.


20 NdT. : Remède traditionnel à base d’huile et de plantes médicinales.
21 NdT. : Remède traditionnel à base d’huile et de plantes médicinales.


Matilde Hernández Rojas

Ma chère mère était une grande femme, brune, svelte. Le port altier, une certaine prestance qui la rendait extrêmement attrayante. Elle avait un regard très expressif qui, associé à un rictus très spécial de ses lèvres serrées, lui donnait un air merveilleux.

Elle était originaire de Xía, une communauté enclavée dans le cœur de la Sierra Juárez d’Oaxaca. Ses parents – mes grands-parents – s’appelaient Jacinto, un Indien de race pure originaire de Guelatao, et Carmen. Mes grands-parents, un ménage amoureux et simple, réussirent à mener une existence sans souci car, grâce à la filature, l’argent circulait.

Ma mère grandit là avec ses sœurs et ses frères : l’aîné Casimiro, Guillermina, Victoria, Jacob, Ausencio et Matilde, ma mère.
J’ai connu tous mes oncles et tantes sauf Casimiro qui était mort.

Quand elle se maria avec mon père Alejandro, ma mère était une très belle jeune fille, d’après les photographies et les dires de mes tantes et de leurs amies. A tel point qu’on disait : « Alejo ne la mérite pas ».

Ce qui est certain, c’est que, de ce mariage, naquirent Rogelio, mon frère aîné, puis Lupe et ensuite moi. Et la dernière : Leonor.

Ma mère, je m’en souviens très bien, avait une forte personnalité dont elle fit preuve quand nous nous retrouvâmes seuls à l’auberge Dos de Mayo, dans la rue 20 de Noviembre à Oaxaca.

Dans le quartier de San Juan de Dios, le plus pittoresque d’Oaxaca, on remarquait ma mère à sa façon si particulière de se couvrir avec sa mantille, à son allure, à sa décence et à la fermeté avec laquelle elle élevait ses enfants. Elle fit de nous des catholiques très croyants. Nous assistions avec assiduité et ferveur aux offices de l’église de San Juan de Dios.

C’est ainsi que le catholicisme n’eut plus de secrets pour moi. Les lectures de l’Histoire sainte – aux inoubliables éditions FTD – me plongeaient dans des rêveries profondes : je m’identifiais complètement au personnage mythique de Jésus et évidemment aux prophètes et aux martyrs de l’Ancien Testament.

A la maison, je pratiquais les rites catholiques avec un faste que peu de gens pourraient se permettre aujourd’hui. J’avais des autels somptueux et aucune fête ne faisait exception.

J’étais enfant de chœur à l’église, je servais la messe et je faisais tous les exercices du ministère aux côtés du père Medina.

Ma mère voulait faire de moi un prêtre et pour cela, elle était « en pourparlers » avec le père Medina, un prêtre cruel qui nous martyrisait en nous donnant des « gnons », en nous tirant les cheveux, en nous sonnant les cloches… Ma mère caressait le rêve de me voir « chanter ma première messe ».
L’énergie de ma mère ne faisait aucun doute : elle nous faisait travailler, nous devions toujours faire quelque « chose d’utile » et à l’auberge, le travail ne manquait jamais.

Elle menait son commerce avec une habileté extraordinaire et elle nous guidait dans la vie avec une poigne ferme. Dommage que l’absence de mon père à nos côtés l’ait empêchée de voir ses efforts couronnés de succès…

Le commerce qu’elle tenait périclita quand un type qui lui faisait des avances, un riche ranchero, acheta l’auberge et l’immeuble, croyant ainsi obliger ma mère à accepter ses propositions… Il n’en fut rien. La dignité et la fierté de ma mère ajoutées à son amour pour nous et à son désir de ne pas nous donner le mauvais exemple fit qu’elle résista. A partir de ce moment, nous nous enfonçâmes petit à petit dans la pauvreté jusqu’à arriver à ses limites extrêmes. Cela nous valut beaucoup de souffrances qui culmineraient avec la mort de cette femme exemplaire et de cette mère formidable.
La montagnarde qu’elle était, qui avait grandi dans les montagnes, aimait la nature. Quand elle nous faisait le récit de sa vie et de son enfance, c étaient des histoires de forêts, de rivières, d’animaux, de ciel pur toujours bleu, le témoignage d’une vie saine qui plaisait à nos oreilles d’enfants.
Des années plus tard, ce type qui s’appelait don Rito fut complètement ruiné, il perdit même la superbe que lui donnait sa richesse. Il se retrouva aussi dans la misère et il finit par mourir dans un hôpital d’Oaxaca.

Ma mère ne perdit jamais sa fierté, à aucun moment, ni son enthousiasme ni son énergie. Elle mourut jeune encore – quarante-six ans, peut-être – et je ne la vis triste que dans ses derniers instants. Par nature, elle était optimiste, vive et courageuse.

Ses amies, ses commères et ses parents recherchaient sa compagnie. Son grand caractère, sa personnalité avaient pour tout le monde un attrait irrésistible.

Elle aimait beaucoup mon frère Rogelio. Elle voulut corriger Lupe de ses mauvais penchants et elle la punissait trop. Et moi, même des années plus tard, alors que j’étais déjà un adolescent, elle en vint à m’aimer grandement. Je fus, dans ses dernières années – des années de dures épreuves – son enfant préféré. A l’approche de la mort, elle nous fit venir, nous ses quatre enfants, dans la petite pièce de San Antonio Tomatlán à Mexico, et elle nous dit qu’en son absence, j’étais, moi, son fils Néstor, le chef de famille. Tellement elle m’aimait.

Je me retrouvai orphelin au moment où j’avais le plus besoin d’elle. Quand elle eut disparu, ma destinée changea de direction et, en ce jour d’aujourd’hui, si éloigné de cette date amère,  le 10 novembre 1934, j’ai la nostalgie de sa présence. Je suis père et je voudrais avoir ma vieille petite maman avec moi, avec les huit personnes de ma famille, avec nous tous qui sommes si heureux.
Je me souviens toujours d’elle, à toute heure, et j’évoque sa compagnie, son influence, son souvenir.
Pour moi, je veux le consigner par écrit, en toute conscience, sa présence en esprit est patente car, quand je l’invoque, elle vient, elle est mon auxiliaire et ma consolation.

Toujours, chaque soir, quand je me couche ou que je vais travailler, quand je pars en voyage, j’implore sa présence – maintenant c’est celle de mes deux parents disparus – et elle me donne du tonus, elle me donne confiance et elle m’encourage à continuer à me battre dans cette vie.

J’ai présent à l’esprit l’exemple de l’abnégation d’une mère, d’une bonne mère, d’une grande femme et d’une grande dame, honnête, à l’esprit clair. Toujours fière en esprit, grande dans la douleur et sereine devant le danger.

J’ai de la chance d’avoir eu comme mère une femme de sa trempe. C’est ainsi que je me la rappelle, c’est ainsi qu’était ma mère.


Chapitre 2    

MEXICO  

1934-1937

Lázaro Cárdenas

J’arrivai à Mexico en octobre 1934 après m’être mis en congé du 53e régiment d’infanterie qui était en garnison à Oaxaca. J’arrivai par le train à voie étroite à la gare de San Lázaro où m’attendaient des parentes qui me reconnurent à peine tellement j’avais la peau brune après avoir passé trois ans dans les montagnes, grillé par le soleil comme un vulgaire soldat que j’étais.

Elles m’emmenèrent avec ma mère qui vivait à leurs crochets dans une très vieille propriété de la rue Miguel Domínguez et, plus tard, au bout de la rue San Antonio Tomatlán. C’était alors la « sortie » de la capitale, face aux voies de chemin de fer pour Puebla et à des vignes et des dépotoirs qu’il y avait là. La pauvreté était mordante.

Le général Lázaro Cárdenas était sur le point de prendre ses fonctions comme président du Mexique. Il allait former un gouvernement favorable aux grèves, très réformateur sur des questions qui avant paraissaient intouchables. Les gens étaient déconcertés parce qu’il y avait encore des généraux prestigieux et on craignait une autre révolution armée.

Lázaro Cárdenas reçut la présidence des mains du général Abelardo L. Rodríguez, président sortant. J’allai voir la passation de pouvoirs et j’assistai à quelque chose que je n’ai jamais oublié. Au centre du grand Stade national – les gradins étaient pleins, je me rappelle – on présenta un extraordinaire ballet sur le thème de la Révolution mexicaine. Le spectacle mis en scène par un maître en la matière, Nelly Campobello, me fit une profonde impression. Sous forme de ballet, on représenta les luttes libertaires de Pancho Villa et d’Emiliano Zapata, et l’héroïsme primaire et beau de milliers de paysans en culotte qui, avec leur 30-30, allaient se battre pour la justice, pour que « la terre appartienne à celui qui la travaille » et pour la liberté. Ce merveilleux ballet de masse sur fond de sonneries de clairon, de reconstitution de batailles, de chants révolutionnaires et de vivandières héroïques m’émut tellement qu’il ancra encore plus dans mes idéaux élémentaires le projet d’aller un jour là où la liberté et la justice des hommes seraient menacées pour me joindre à leur lutte pour les défendre.

J’eus le malheur de perdre ma mère Matilde Hernández le mois de novembre suivant. Elle mourut à l’Hôpital général. Par un après-midi très triste et très froid, nous emportâmes son corps dans un cercueil en planches de bois brut, sans aucune peinture. Nous l’avions acheté avec quelques centimes que nous avaient donnés des personnes pieuses et c’est ainsi que nous allâmes l’enterrer au cimetière Dolores, dans le dernier secteur, dans une fosse pas bien alignée, dans la terre étrangère de ce cimetière. Nous ses quatre enfants, nous restâmes là un moment, chagrins, orphelins et sans même un centime pour revenir au centre-ville.

Le Mexique traversait alors une crise économique terrible car la démagogie se développait et l’argent se raréfiait, le chômage augmentait et il n’y avait pas assez d’industries ni de travaux publics. Cárdenas se battait vraiment contre une telle injustice mais il y avait une forte opposition réactionnaire et de gros nuages noirs obscurcissaient l’horizon.

Mon frère, mes sœurs et moi, nous nous séparâmes tout de suite, chacun traçant sa route. J’avais toujours l’idée de faire une carrière militaire mais ce n’était pas possible faute de recommandation ou d’un parent pour m’appuyer comme cela se faisait et se fait encore aujourd’hui. Je m’enrôlai donc dans un corps nouvellement créé qui avait beaucoup d’avenir dans l’armée : le bataillon mixte des transmissions qui était installé dans la Ciudadela22.

Le général Othón León Lobato commandait ce corps et, quand je fus enrôlé, on m’inscrivit dans la seconde compagnie sous le commandement du second capitaine José de J. Clark Flores, un type sans scrupules, un mauvais militaire qui, par les hasards du sort et de la politique, parvint à être le chef suprême des sports au Mexique jusqu’aux Olympiades de 1968. Mes relations avec Clark furent celles d’un soldat avec son capitaine dans une caserne, rien de plus.

A cette époque, une grève générale des électriciens plongea la capitale dans le noir. Il y eut aussi des grèves des conducteurs de tramways et des cheminots. L’inquiétude était telle que, devant la menace d’une paralysie du pays, on disait déjà que nous, les soldats des transmissions, nous allions occuper les installations et faire manœuvrer les trains et les tramways. C’était dans le courant de l’année 1935.
Le président Cárdenas avait devant lui beaucoup de conflits du travail et de conflits paysans à résoudre. Il y avait des généraux prêts à se soulever qui n’étaient pas une garantie pour la paix. Il existait à l’évidence des journaux d’opposition plus que critiques qui étaient subversifs, comme  El Hombre Libre et El Omega, entre autres.

Mais le président Cárdenas était un homme de gouvernement très ferme et je voyais comment il déjouait toutes les tempêtes et comment son ardeur révolutionnaire décidée et rénovatrice s’imposait. Il gouvernait pour les pauvres et je me rappelle comment, dans les rangs de l’armée, on travaillait contre lui, comme si on était en train de fomenter un soulèvement. Le général Joaquín Amaro venait d’être relevé de son poste de secrétaire à la Guerre et à la Marine et remplacé par le général Figueroa, un militaire en pleine ascension qui mourut alors qu’il occupait cette charge, peu de temps après.
Il fut remplacé par le général Manuel Ávila Camacho qui était avant sous-secrétaire à la Guerre et à la Marine. Le général Othón León Lobato qui était le chef de mon bataillon devint officier major de cette unité.

Parmi mes camarades des transmissions militaires, je me rappelle qu’il y avait Rodolfo El Chango23 Casanova, un ignorant sympathique. Son protecteur, le général Palma l’avait fait entrer à la caserne comme soldat « pour qu’il se corrige », car c’était un ivrogne. Il voulait en faire un champion mondial des poids coqs parce que nous avions évidemment besoin d’une « gloire nationale » dans la distribution des claques. Un autre de mes camarades qui était très doué pour les bizutages, était Natanael Ponce de León. Il percerait ensuite dans le cinéma et la télévision en incarnant Frankenstein. Au catch, c’était un méchant qui se mesurait à  El Santo24. On le reconnaissait à son crâne rasé et à son menton carré.

Les transmissions étaient alors un corps spécial dans l’armée nationale. En faisaient partie des chefs et des officiers spécialisés dans les communications – télégraphes, radios, signaux et codes divers. C’était « l’arme du commandement », disait-on, et les jeunes qui l’intégraient devaient au moins avoir le niveau de l’enseignement secondaire étant donné que c’était une école où on nous enseignait les mathématiques, l’histoire, l’organisation du terrain, la théorie électronique, la sociologie, des travaux pratiques avec des appareils – télégraphe et radio – la construction de radios, le tir sur cible, la tactique militaire, la gymnastique, le sport, etc. Nous étions jeunes et l’ambiance était au dépassement de soi.

Dans ce corps militaire, je connus et fréquentai des garçons extraordinaires qui, des années plus tard, se distingueraient dans divers domaines. D’autres sont arrivés au sommet dans la carrière des armes. Beaucoup sont morts et moi je suis encore là pour ne pas qu’on les oublie. Comme nous vivions en garnison dans le fameux Cacahuatal, un édifice formidable aujourd’hui disparu qui se trouvait en face de l’hôpital Juárez, nous formions presque une famille et nous nous y connaissions aussi bien en gardes, en escortes et en exercices épuisants qu’en bals, en aventures dans Cuauhtemotzín ou dans l’ancien quartier de La Candelaria, en promenades avec des petites amies dans les foires et sous les chapiteaux entre Pino Suárez et le Salto del Agua, et entre Netzahualcóyotl, San Miguel, San Jerónimo, Regina, et Mesones ou Correo Mayor.

J’ai toujours été depuis l’enfance un grand amateur de livres. Le dimanche, sauf quand c’était mon tour de garde, j’allais invariablement à La Lagunilla fouiner dans les étals de vieux livres qui étaient installés dans la rue. Je cherchais des œuvres qui me plaisaient  ou que j’avais besoin de connaître. Leurs prix allaient de dix centimes à un ou deux pesos pièce.

Je lisais beaucoup en profitant de mes moments libres entre deux cours ou après le déjeuner à la caserne. Je me souviens que j’avais loué une chambre minuscule dans la rue Ferrocarriles de Cintura25, près de l’endroit où habitait mon père Alejandro Sánchez – il y menait une vie à part avec sa seconde épouse. J’y dormais uniquement le samedi et le dimanche quand j’avais « quartier libre ». Je gardais là les vieux livres que je lisais petit à petit. Le dimanche, j’aimais m’habiller en civil avec le seul costume que j’avais. Il était en casimir bleu foncé. Je mettais le col de ma chemise blanche par dessus les revers de ma veste, et un petit mouchoir de soie dans ma poche de poitrine. Je portais des chaussures « bicolores », blanc et noir, et un canotier de très bonne qualité : il m’avait coûté trois pesos. Je me prenais pour Maurice Chevalier ou à défaut pour Adelaido, ce personnage de bande dessinée qui en portait un parce que c’était la mode.

C’était l’époque où la musique d’Agustín Lara remplissait l’univers sentimental des Mexicains, même si la musique de Guty Cárdenas, de Ricardo Palmerín et surtout les tangos de Gardel « cartonnaient » encore, comme on dit. A l’Alameda, l’Orquesta Típica de Mexico, dirigé alors par l’élégant charro26 don Miguel Lerdo de Tejada, donnait ses concerts. Dans ce fameux ensemble, malheureusement disparu, chantait le compositeur et maestro d’Oaxaca don Samuel Mondragón, auteur de la meilleure musique vernaculaire de ma région.

Roberto Soto était l’acteur comique à la mode et ses « revues musicales » étaient célèbres : au fond, elles faisaient une satire sans égale de la politique, par exemple celle intitulée Lève-toi Lázaro composée quand Cárdenas avait expulsé Plutarco Elías Calles. Ce fameux Panzón27 Soto, qui fut plus tard si mal imité par le vulgaire Palillo28 et d’autres comiques de spectacles sous chapiteaux qui l’ont suivi, avait un humour fin et de bonnes idées.

Ce fut au cours de ces années-là que, sous le chapiteau Mayab dressé sur ce qui est aujourd’hui la place Garibaldi, apparut le comique Cantinflas qui n’était pas encore un artiste de premier plan parce que le nom qui illuminait avec ses lettres de néon le fronton du théâtre improvisé était celui de Chicote29. Il y avait aussi Palillo spécialiste des rôles d’ « homosexuel » et de bouffon. Cantinflas jouait avec Schilinsky, un Russe qui était son faire-valoir. Leur numéro se terminait généralement ainsi : le Russe jouait du violon et Cantinflas chantait en duo avec lui « Bien que le fond de la mer soit profond » ou la chanson Obsession que le public applaudissait beaucoup. C’était l’époque de Joaquín Pardavé, un comique de la cour de Porfirio Díaz qui jouait au Fábregas. María Teresa Montoya et Anita Blanch jouaient aussi du bon théâtre dans plusieurs salles. Le cinéma national à cette époque passait les films Santa avec Lupita Tovar, El Prisionero 13 avec Alfredo del Diestro, La Sandunga avec Lupe Vélez et Arturo de Córdoba qui était un jeune acteur, et même, je crois, Allá en el Rancho Grande avec Tito Guízar, El Chaflán30 et la jolie Esther Fernández.

Quant au cinéma américain, nous venions de voir San Francisco, un film avec Clark Gable,  Tiempos Modernos, de Chaplin, Romeo y Julieta avec Norma Shearer et d’autres films inoubliables.

Quand j’étais à la caserne, toujours à étudier ou de service, je disposais de peu de temps pour me divertir, chose qui par ailleurs n’était pas à ma portée : on me payait un peso quarante par jour et avec ce que nous déduisait le capitaine Clark sous n’importe quel prétexte, nos « soldes » se réduisaient strictement à ce qui était nécessaire pour payer les « mères » qui nous faisaient à manger. Elles nous faisaient confiance pour leur malheur car, d’instinct, les soldats sont des fripouilles…

A Genève, à la Société des Nations, le président Cárdenas se comporta dignement en condamnant au nom du Mexique l’invasion de l’Ethiopie par les troupes fascistes italiennes de Mussolini. Il protesta et il exigea que le monde contienne cette agression brutale et qu’on respecte la souveraineté de cette nation gouvernée par Haïlé Sélassié, le Négus.

Le monde commençait à devenir interdépendant et le Mexique cessait d’être isolé. Ce qui se passait au Nicaragua avec le vil assassinat du patriote Sandino nous intéressait aussi, tout comme l’invasion de la Mandchourie par le Japon. Ni les menaces d’un Hitler en gestation  ni les poses théâtrales du Duce Benito Mussolini ne nous laissaient indifférents –même si on disait que ce dernier devait son prénom à Benito Juárez. Avec le président Cárdenas, le Mexique commençait à jouer un rôle important à la Société des Nations où notre ambassadeur était le licencié Narciso Bassols. Au Mexique, celui qui donnait un caractère ouvriériste au régime était Vicente Lombardo Toledano, et le moustachu don Graciano Sánchez organisait les paysans en une puissante centrale syndicale.

Tel était le paysage général du Mexique en 1936 quand éclata la guerre d’Espagne. J’en connaissais les causes étant donné que je me tenais au courant par les journaux et j’en comprenais le sens : c’était le risque que le fascisme italien et allemand contamine l’Espagne. L’insurrection des généraux contre le gouvernement légitime était visiblement un putsch militaire de type fasciste et le peuple espagnol organisé en partis politiques et en syndicats devait réagir et se défendre. C’était une lutte qui opposait le fascisme militariste et la République avec ses organes démocratiques.

Immédiatement, je sentis en moi  le désir secret de courir en Espagne pour me joindre à ceux qui défendaient Madrid. Je nourris ce projet pendant des mois, cherchant la façon et les moyens de le réaliser. Il n’était pas question de le crier sur les toits ni même de le révéler à quiconque. Je commençai à chercher le moyen de partir faire la guerre, sans réfléchir aux risques que je courrais. Je me sentais bien décidé et j’étais convaincu qu’il fallait que j’aille aider les républicains espagnols à défendre leurs libertés. Madrid était mon obsession et je voulais aller dans ses tranchées avec un fusil si je réussissais un jour à traverser l’Atlantique et à être accepté comme volontaire.

Les événements se précipitaient. Aucune nation ne resta indifférente face à la situation en Espagne. Avec Cárdenas, le Mexique se plaça immédiatement aux côtés de la République et il commença à envoyer de l’aide au gouvernement d’Azaña sous les applaudissements des libéraux et les attaques de la presse réactionnaire d’alors.

L’Angleterre et la France, qui étaient liées au gouvernement légal de l’Espagne, violaient leurs engagements et elles commencèrent à tourner le dos à la République pour ne pas déplaire aux dictatures fascistes d’Hitler et de Mussolini, des agresseurs effrontés qui appuyaient déjà militairement Franco. Il était à la tête des généraux insurgés depuis que le véritable chef de la conjuration, le général Sanjurjo, était mort.

A Mexico, dans beaucoup de vitrines, on mettait des cartes de l’Espagne et, tous les jours, avec des petits drapeaux et des aiguilles, on marquait l’avancée des troupes fascistes de Franco ou les succès des miliciens de la République. Les gens se divisèrent, les uns en faveur d’Azaña et de la République, les autres en faveur de Franco. Les passions se réveillèrent. La guerre d’Espagne est celle qui a le plus passionné le monde d’alors.


22 NdT. : La Citadelle.
23 NdT. : Le Singe.
24 NdT. : Le Saint.
25 NdT. : Chemin de fer de ceinture.
26 NdT. : Costume typique des propriétaires terriens du XIXe siècle, popularisé par le personnage de Zorro.
27 NdT. : Le pansu.
28 NdT. : Le cure-dents.
29 NdT. : Le beau gosse.
30 NdT. : Le biseau.


La Guerre civile espagnole éclate

Je venais de passer le triste Noël 1936 dans le petit logement de mon père dans la rue Ferrocarriles de Cintura. En réalité, je ne connaissais pas bien la ville de Mexico. Le peu de temps que je passais en dehors de la caserne du bataillon de transmissions où je m’étais enrôlé il y avait un an et demi, je le mettais à profit, surtout le dimanche, pour aller à La Lagunilla pour chercher dans les stands de vieux livres quelque chose à lire et j’y dépensais les quelques centimes que j’avais.

Pourtant, j’avais tout préparé. Rodolfo Riviello s’étant « dégonflé », je devais inviter secrètement un autre camarade, quelqu’un qui ferait preuve de vaillance et d’audace, car mon projet était d’aller me battre dans la guerre d’Espagne et de défendre la République bousculée par le soulèvement de ses généraux.

Depuis novembre, quand je dévorais un journal que j’avais réussi à emprunter, ou que j’écoutais les nouvelles des journaux radiophoniques, tout ce qu’on disait de Madrid m’enflammait. J’aurais voulu m’envoler si cela avait été possible pour me joindre aux miliciens qui défendaient héroïquement la capitale de l’Espagne contre les assauts fascistes.

Je me rappelle qu’un puissant syndicat de l’époque, celui des cheminots, après avoir organisé une ou plusieurs collectes pour réunir assez d’argent pour me payer le billet jusqu’à New-York, m’avait dit :
– Trouve un autre garçon comme toi, sensible à la cause de l’Espagne et qui veuille aller défendre Madrid. Nous, on vous aide.

Le billet Veracruz – La Havane – New-York coûtait quatre-vingt-dix dollars au taux de change de trois pesos soixante.

Ce fut José Jaramillo Rojas, originaire de l’Etat de Tabasco, un camarade enthousiaste, un garçon avec un cœur bien placé, que j’invitai sans tourner autour du pot :
– Allons en Espagne défendre Madrid !
– Quoi ? Nous battre, faire la guerre ?
– C’est cela même ! Mais chut ! Motus ! Ne dis rien à personne.
– Laisse-moi réfléchir. Tu sais que ma mère n’a plus que moi…
– Comme Riviello ? C’est précisément parce qu’il en a parlé à sa mère que tout a raté !
– Laisse-moi réfléchir jusqu’à demain.
– Bon.

Et je restai là à penser à la maman de José Jaramillo, qui était couturière et dont il était le fils unique. Je renonçai à mon entreprise et je décidai de partir seul à la guerre.

Mais le lendemain, après l’appel de six heures, José m’entraîna à part et il me dit :
– Allons-y, Néstor ! On y va !
– Mais… et ta maman ?
– Je ne lui dirai rien. Elle croira qu’on m’a envoyé quelque part pour le service. Elle sait que je suis un soldat et que je dois aller où on m’envoie.

Moi qui avais déjà mon passeport « pour voyager dans le monde entier » comme on pouvait lire dessus, je cherchai immédiatement un moyen pour qu’il obtienne le sien et surtout, que le syndicat tienne sa promesse de payer à un autre camarade son billet jusqu’à New-York.

Tout s’arrangea en quelques jours. Jaramillo et moi, nous étions deux hommes qui avions un destin que personne n’aurait même deviné : c’était un mystère passionnant. Nous fixâmes une date et un moyen pour partir. L’idéal était notre drapeau et aller défendre Madrid notre but. Nous abandonnerions les transmissions militaires, pas moyen de faire autrement.


Chapitre 3

L’ESPAGNE

1936-1939

Le 3 janvier1937, nous étions effectivement au petit matin sur le quai de Veracruz. Nous n’avions pas dormi, caressant notre billet d’embarquement sur le Siboney. Avec deux simples valises, nous montâmes la passerelle instable du quai jusqu’au pont du bateau et on nous installa dans une cabine de seconde classe. Notre émotion était à son comble et plus qu’à aucun autre moment, nous pensions réaliser en Espagne des exploits guerriers contre les Allemands et les Italiens car le monde entier savait qu’ils soutenaient les fascistes de Franco et de Mola, deux des généraux insurgés.


A bord du Siboney

Il devait être cinq heures du matin quand, tous les passagers à bord et les amarres larguées, le Siboney donna le signal du départ en sifflant trois fois. Pour moi, commençait un voyage qui était – c’est ainsi que je le sentais – un voyage sans retour.
– José, regarde comme les lumières du port disparaissent à l’horizon, dis-je à Jaramillo. On est déjà en haute mer et il faut dire au revoir au Mexique.

La côte de Veracruz, les lumières du port dans l’obscurité du matin disparaissaient. Le noirâtre et mobile océan s’emparaient de notre vue et de nos sens. Nous nous éloignions du Mexique et il fallait réfléchir à notre destin car nous n’étions pas des passagers comme les autres.

A ce moment, sans que j’échange un seul mot avec mon compagnon d’aventure, vint à mon esprit l’image de ma mère qui était morte d’un cancer dans un hôpital de Mexico, il y avait quelques années. Je me rappelais son très triste enterrement de cinquième classe au cimetière de Dolores, une sépulture à laquelle n’avaient assisté que ses quatre enfants qui, en sortant du cimetière, s’étaient dispersés pour ne plus se revoir.

Je me rappelais mon pauvre père, un honnête lutteur qui ne savait pas à ce moment-là que je m’étais embarqué vers le combat et la mort. Je me reprochais d’avoir trompé le pauvre homme en lui disant que les transmissions militaires m’envoyaient en mission en Europe.

Tant de choses d’Oaxaca me revenaient en mémoire. Mon enfance agitée et rêveuse, ma mère qui m’inculquait son admiration pour Juárez et pour Porfirio Díaz, et qui me racontait beaucoup de choses sur ces deux grands hommes originaires d’Oaxaca, les unes certaines, d’autres légendaires, qui agrandissaient leurs images jusqu’à leur donner une stature gigantesque.

Je me rappelais mes années de simple soldat au 53e bataillon quand, à quatorze ans, je poursuivais l’audacieux David Rodríguez. Je n’oubliais pas la nuit à Juchatengo quand David et ses hommes attaquèrent la forteresse de don Tacho Silva, brûlèrent sa maison et tuèrent sa femme. Ils avaient faire œuvre de justiciers car don Tacho était un féroce cacique de la région.

Je me rappelais mes exploits de soldat tandis que je sentais mon esprit se calmer et s’enflammer tour à tour, prêt à aller se battre contre les armées fascistes en Espagne, avide d’arriver dans les tranchées de Madrid pour engager le fer contre les soldats qui s’étaient insurgés contre la République.

Le voyage me parut long parce que la radio du Siboney nous informait que les fascistes assiégeaient dangereusement Madrid, que la capitale de l’Espagne résistait héroïquement mais qu’elle pouvait tomber… Moi, je voulais aller la défendre ! Mon état d’esprit était tel que j’essayais d’entraîner Jaramillo qui me parlait davantage des plages de Marianoa à Cuba, dont il avait entendu parler quelquefois.

Trois jours plus tard, nous serions à La Havane. Nous connaissions la dictature de Batista, un sergent séditieux qui avait gagné l’opinion mondiale à sa cause quand il avait renversé Machado. Nous devînmes amis avec le capitaine du Siboney, un Nord-Américain débonnaire, qui voyait en nous deux jeunes Mexicains inoffensifs. Il nous permettait d’écouter la radio dans sa cabine et même de commenter ce qui se passait dans le monde. Le soir, sur le bateau, il y avait bal. L’orchestre du Siboney jouait un morceau de l’opérette Canto Siboney qui était comme sa marque de fabrique et les voyageurs profitaient de la traversée en buvant de l’alcool et en flirtant.

– Tu sais combien de jours on va mettre pour arriver à New-York ? me demanda Jaramillo.
– Six jours, lui répondis-je sans trop y prêter attention. Mais nous ferons une escale de huit heures à La Havane, à Cuba.

Le Siboney était un bateau de taille moyenne, un paquebot jumeau de l’Orizaba. Tous deux faisaient la route Veracruz – La Havane – New-York, chacun une fois par semaine. Ils assuraient un service régulier qui coûtait quatre-vingt-dix dollars en « classe touriste ». Le navire était presque neuf et l’équipage en prenait grand soin. Il y avait beaucoup de monde qui voyageaient avec nous, surtout des Cubains et des Nord-Américains. Jaramillo et moi, nous étions les seuls Mexicains. La plupart du temps, on ne prêtait pas attention à nous à cause de notre jeunesse et notre insignifiance. Nous passions notre temps entre le pont, le restaurant à l’heure des repas, et notre cabine où, allongés sur nos couchettes, nous parlions de nos projets, loin des oreilles qui auraient pu être indiscrètes.
José me parlait beaucoup de Marianao, de Camagüey, de Guanabacoa et d’autres noms de Cuba qu’il connaissait et moi, je complétais la liste avec ceux de Morro, de la Cabaña et du Varadero que je connaissais par mes lectures. Nous n’avions pas sur nous plus de quarante dollars chacun – je ne compte pas nos billets jusqu’à New-York – et pourtant, nous rêvions de « mener la grande vie » une dernière fois, dans cette ville si fameuse. « Une dernière fois » parce qu’aucun de nous deux ne pensait revenir. Nous ne le disions pas, c’était tacite étant donné que nous allions nous battre à la guerre.

L’ambiance dans la « classe touriste » du bateau était très agréable parce qu’elle était joyeuse. Il y avait beaucoup de couples – certainement des jeunes mariés – et de femmes seules, surtout des Nord-Américaines. Les plus belles étaient les Cubaines ou c’est ce qu’il nous semblait parce que, pour Jaramillo et pour moi, c’était un plaisir de les regarder à la salle à manger ou sur le pont, allongées au soleil comme sur une plage, ou le soir quand elles dansaient, ou au bar.

– Demain, il faut être ici de bonne heure pour voir la terre, m’interrompit Jaramillo. On nous a dit qu’à onze heures, on entrera dans la baie de La Havane. On va nous laisser débarquer ?
– J’espère que oui, lui dis-je. Il paraît que l’escale dure plusieurs heures. On verra bien.
– Je veux faire la connaissance de Batista, dit-il. Imagine : de sergent à président ! Tu y crois ?


La Havane

A neuf heures, par une chaude matinée, nous descendîmes sur les quais par la passerelle du bateau. La Havane était alors une belle ville pas très grande. Son bâtiment le plus haut était l’hôtel Nacional et les plus caractéristiques étaient peut-être l’élégant Centro Gallego31, son Capitole de marbre qui est une copie de celui de Washington, le Morro et sa silhouette incomparable qui se découpait sur l’horizon marin, et dans le vieux La Havane, les nombreux portiques, le parc central, les stands de rafraîchissements et de fruits tropicaux. On remarquait surtout la joyeuse façon de parler des gens apparemment insouciants, l’ambiance qui avait une saveur de chirimoya, de coco, de rhum et de rumba chaude. Un chauffeur mulâtre nous invita :
– Montez, Monsieur, nous allons fai’ le tou’ du Malecón, je vous emmène à Marianao, à La Cabaña et, si vous avez envie, nous allons voi’ jolie fille, tu sais…

Jaramillo et moi, nous montâmes dans la voiture découverte qui démarra et nous promena sur la jetée. Nous passâmes devant la statue de Maceo, nous allâmes en face du Morro et de La Cabaña pour les voir de loin. Il nous emmena à Marianao avec ses plages de luxe et ses résidences de magnats américains et, à ma demande, il nous emmena au Campamento Columbia.
– Je veux parler à Batista, lui dis-je.
– A Batista ? s’écria le mulâtre avec effroi. Mais les soldats ne nous laisseront pas approcher. Mais bon… allons-y, les enfants !

Et nous y allâmes.
Comme nous étions des touristes, on nous laissa franchir l’entrée. En voyant tant de gens en uniforme blanc et décorés de médailles qui pendaient à leurs vestes, nous demandâmes :
– Médailles de guerre ?
– De tir sur cible, mon petit !
– Ah !...

Un énorme portrait de Fulgencio Batista – quatre mètres de haut au moins – occupait le centre de l’immense cour et tous les soldats qui passaient devant le saluaient militairement. Nous eûmes à cet endroit l’intuition que l’ex-sergent qui avait renversé le tyran Machado pour se hisser à sa place serait un autre tyran.

Après avoir laissé le chauffeur, nous eûmes le temps d’aller chez le coiffeur, de regarder les vitrines où nous voyions avec envie qu’un costume blanc coûtait quinze pesos cubains alors que nous n’avions que quelques dollars dans les poches pour rester à New-York le temps de trouver un moyen de gagner l’Espagne.

Dans les rues, nous admirions de belles femmes cubaines, des brunes, des blanches, de tout, avec des seins ronds, des hanches ondulantes, des yeux coquins et des dents très blanches.

Nous finîmes par entrer dans un bar populaire du vieux La Havane pour commander une bière glacée et écouter les Cubains parler. Ils émaillent leurs conversations insignifiantes mais très sympathiques de : « Ecoute, gamin », « Arrête de dire des conneries » et « Sois pas chiant ».

L’instant d’après, des petits mulâtres entrèrent – une petite fille et deux garçons noirs. Avec une paire de maracas  et des claves, deux petits bâtons sonores, pour notre plus grand plaisir, ils se mirent à jouer de la musique, à chanter et à se trémousser au son de la rumba. La petite Cubaine avait une allure fantastique et, pendant que nous buvions nos bières, elle dansait en chantant ceci:

A Vigo je vais
Ma négresse, dis-moi adieu…

Et nous, séduits par l’ambiance, nous aurions voulu ne pas avoir de mission à remplir à Madrid pour rester à Cuba-la-belle où tout est en harmonie : le climat, la femme, la musique, tout.
Mais à cinq heures pile, le bateau appareillerait et il fallait partir peut-être, comme dit le tango, « pou’ ne jamais reveni’ ».

31 NdT. : Centre galicien.

New-York

Par un matin brumeux de février, le Siboney pénétra dans New-York en faisant hurler sa sirène rauque. Malgré le brouillard, Jaramillo et moi, nous pouvions déjà distinguer les silhouettes encore lointaines de ses fameux gratte-ciels. Comme tous les passagers, nous nous pressions sur le pont pour assister au spectacle de New-York, métropole du monde. Il y avait quelques années à peine que la crise économique des Etats-Unis était terminée et la Cité de fer était redevenue le cœur du monde financier de l’époque. Des quais, la ville est belle, il faut le dire, mais quand nous nous enfonçâmes dans ses rues, je me sentis comme dans une boîte car nous avions l’impression d’être près d’un mur élevé où nous manquions de perspective à cause de la hauteur des immeubles. C’est ainsi que, comme engagés dans un tunnel, nous arrivâmes à l’endroit où nous allions passer quatre jours à chercher de l’aide pour pouvoir continuer notre voyage vers l’Espagne.

Qu’était New-York pour nous, deux jeunes Mexicains ? Un monde étrange et hostile parce que, comme nous ne pouvions révéler à personne que nous allions nous enrôler comme volontaire en Espagne pour défendre la République, nous avions fini par nous considérer comme deux délinquants en liberté ! Nous étions plus angoissés encore parce que les quelques dollars que nous avions à nous deux ne nous permettraient même pas de retourner au Mexique…

Les deux premiers jours, nous les passâmes à chercher, à demander où se trouvait le consulat espagnol et, à partir de là, où nous pourrions trouver des organisations qui aidaient la République, des comités antifascistes, etc.

Ce n’est que le troisième jour, après avoir remonté et descendu des avenues admirables, après être restés à regarder avec étonnement les immeubles immensément hauts, après avoir déambulé dans l’immense Central Park, après être entrés dans des musées que nous découvrions par hasard, après nous être presque perdus dans la foule de ses rues, nous tombâmes à New-York sur une organisation appelée Mutualista Obrera Mexicana32. Nos compatriotes nous aidèrent non seulement en nous donnant quelques dollars pour manger mais aussi en nous mettant en rapport avec la Sociedad de Ayuda a la República Española33. Elle était installée à Brooklyn et nous nous y rendîmes. Nous eûmes tellement de chance qu’ils nous promirent de nous obtenir deux billets sur un vapeur qui partirait dans les jours suivants pour la France : « une fois là-bas, nous nous débrouillerions pour aller en Espagne, même si ce devait être à pied ».

Jaramillo et moi, nous vivions à Harlem. Dans ses immeubles noircis habitent des Noirs nord-américains, des Portoricains, des Espagnols, des Italiens et des Mexicains. Nous nous y sentions à l’aise simplement parce qu’on y parlait notre langue à tous les coins de rue, et aussi parce qu’il y avait des restaurants cubains et portoricains bon marché qui nous servaient d’énormes plats de riz avec des haricots et un pain pour dix centimes, et pour cinq centimes de plus, un grand verre de vin rouge. Cela nous permettait de faire trois repas par jour avec moins d’un dollar et de garder le reste pour ce qui se présenterait.

Notre hôtel était dans la 65e rue, près de Harlem, mais il était bon marché et notre chambre presque sous les toits nous permettait de nous mettre au soleil tandis que nous cherchions comment nous rejoindrions le front.
– Laisse-moi tranquille avec le front et la guerre ! s’écriait mon compagnon de voyage, presque hystérique. On ira et après, on verra si on s’en sort vivants ! Maintenant, tu me parles d’autre chose !

Pour visiter New-York, je me rappelle que nous montâmes dans un autobus découvert à deux étages. Pour un « dime », dix centimes, nous parcourûmes toute la Cinquième Avenue et, au passage, nous aperçûmes le fameux gratte-ciel de l’Empire State Building avec ses cent deux étages. Nous vîmes beaucoup de choses dans d’autres rues, par exemple : le train surélevé qu’on démantelait déjà quand je suis revenu à New-York en 1939. Nous parcourions ainsi la grande ville rectiligne et ensuite nous allions visiter la zone portuaire avec ses énormes chariots tirés par des percherons, ses ruelles pavées, ses tavernes et ses Noirs ivres. Tout était très « typique » comme sans doute encore aujourd’hui.

Dans la Cinquième Avenue, Jaramillo était ébloui par les vitrines qui présentaient la mode d’alors et par les femmes blondes et séduisantes qui passaient. Je repensais à ce que disait José Juan Tablada : « Femmes qui passez sur la Cinquième Avenue, si près des yeux, si loin de ma vie… »

Bien vite, nous dûmes quitter l’hôtel et abandonner cette véritable jungle qu’est New-York quand nos amis de la Sociedad de Ayuda a la República Española nous remirent deux billets déjà payés sur le vapeur transatlantique Berengaria de la Cunard Line, une ligne anglaise, qui appareillait pour Cherbourg et Londres le jour suivant.

Pepe Jaramillo commençait à aimer la vie new-yorkaise et il me le dit, suggérant même que nous nous « perdions » dans la Cité de fer. Naturellement, je refusai et quand, dans une taverne de Harlem, je le convainquis de partir, mon ami se mit à pleurer en se rappelant sa maman qui, me dit-il, était couturière et vivait dans la rue Colombia, près de Santo Domingo, à Mexico.

32 NdT. : Mutualité ouvrière mexicaine.
33 NdT. : Société d’aide à la République espagnole, la SARE.

A bord du Berengaria

De bonne heure, le matin suivant, nous quittâmes l’hôtel et un taxi jaune nous déposa sur le quai où était amarré l’énorme transatlantique Berengaria. D’après ce que disaient les gens qui allaient faire le voyage, il était alors le plus grand du monde.

Seuls, car nous n’avions pas d’autre ami que don Ángel, un dirigeant de la société solidaire qui nous aidait, nous montâmes à bord de l’énorme bateau comme des centaines de personnes. Le matin était froid et triste pour nous deux mais plus encore pour Jaramillo qui avait passé toute la nuit à penser à sa pauvre mère. Il était préoccupé, à ce qu’il me disait.

Don Ángel arriva en retard pour nous saluer car, les amarres larguées, le bateau bougeait, tiré par les remorqueurs. Des milliers de mouchoirs s’agitaient vers le quai où notre ami solidaire et des centaines de personnes disaient au revoir aux passagers que nous étions et à des centaines d’autres personnes que nous ne connaissions pas.

Quelques heures plus tard, nous naviguions en haute mer, en direction de l’Europe. Malheureusement, Jaramillo ne devait jamais revenir et ce fut moi qui dus, en 1939, aller voir sa mère, la couturière de la rue Colombia dans la capitale Mexico, pour lui annoncer une fatale  nouvelle: son fils unique, Pepe, ne reviendrait jamais.

Pour en revenir au Berengaria, une fois en haute mer, nous commençâmes à sentir ce besoin de nous faire des amis de voyage, ces relations entre gens que le destin rapproche et qui sont souvent éphémères et rarement durables.

Dans la salle à manger, Jaramillo et moi, nous eûmes pour compagnons de table un autre latino, un jeune homme à la voix chaude qui nous dit s’appeler Rafael Echavarría et être dominicain ; et l’autre était un Nord-Américain longiligne et blond, très souriant mais, comme qu’il ne parlait que l’anglais, il ne causait qu’avec l’Antillais.

Rafaël nous parlait toujours avec une passion nationaliste de la Quisqueya légendaire34 et il refusait toujours d’aborder des sujets politiques ou idéologiques. Une fois que j’avais parlé du « tyran Trujillo », je remarquai qu’il avait rougi de colère. Il s’était levé et il était allé à une autre table où il avait engagé la conversation avec deux femmes, une blonde d’âge mûr mais belle, et une autre pâle et blanche, plus jeune et pas vilaine.

Un soir, après le dîner, on organisa un bal sur le pont. Jaramillo se lia d’amitié avec ces deux femmes et cela nous rapprocha parce que les jours suivants, nous fîmes table commune. Bien que nous ne nous comprenions pas bien, nous y parvenions en y mettant de la bonne volonté, en nous aidant des mots qui coïncidaient et des racines latines. C’est ainsi que se passa la traversée de l’Atlantique, non sans que je dise fréquemment à mon compagnon de voyage :
– Ce sont des espionnes, mon frère ! Ne leur dis pas que nous allons en Espagne !
– Bah ! Qu’est-ce qu’elles peuvent nous faire ?
– Imbécile ! Nous dénoncer à la Gestapo ou au Comité de Non-intervention !
– Et Rafaël ?
– Qui sait ?

34 NdT. : Ancien nom de l’île d’Hispaniola (actuellement Haïti et République dominicaine) où débarqua Christophe Colomb.

La France

Quand nous débarquâmes à Cherbourg, en France, elles insistèrent pour qu’avec quelques Italiens qui étaient devenus aussi nos amis, nous montions à bord de l’express de Paris comme si nous étions des collègues et, pour qu’une fois arrivés dans la Ville Lumière, nous nous séparions pour que chacun suive son destin.

– Je crois que tu as raison, me chuchota Jaramillo à l’oreille. On dirait des espionnes, mon frère. Dommage qu’elles soient si jolies ! Surtout Beki. Elle est plus canon qu’Ivonne. On les suit ?
– On ne les reverra pas, lui criai-je. On va leur fausser compagnie !

Avec nos valises et le reste, nous descendîmes du bateau et, après avoir franchi l’obstacle de la douane, nous allâmes par les petites rues du port, pentues et couvertes de pavés, nous éloignant de nos compagnons de voyage.

Perdus et fugitifs comme des bandits, nous déambulâmes dans des ruelles jusqu’à ce que, haletants, nous entendions le sifflement de l’express qui partait.

Nous entrâmes dans une superbe demeure de l’époque napoléonienne sur le fronton de laquelle on lisait : Hôtel Goddet. 

Mon ami sortit son dictionnaire espagnol-français et devant le gros hôtelier, il se mit à le feuilleter activement, cherchant les mots « chambre » et « dormir » sans que l’odieux personnage nous aide car il ne faisait que s’exclamer avec un air moqueur et en haussant les épaules :
– Je ne comprends pas !

Quand nous nous fîmes comprendre à force de signes et qu’on nous conduisit dans une chambre somptueusement meublée dans le style Louis XV mais où tout était très vieux, Jaramillo s’écria :
– C’est pour dormir ou bien on s’est fourrés dans un musée d’antiquités ?


Les « espionnes »

Je vais un peu anticiper pour vous expliquer comment le destin avait tout préparé pour moi. En Espagne, en pleine guerre, au mois de mars 1938, je fus blessé par balle à la bataille de Peraleda, dans le secteur de l’Estrémadure, en me battant contre les troupes marocaines.

Hors de portée de l’artillerie ennemie, une ambulance républicaine vint me chercher avec les autres blessés et, quand le secouriste me découvrit, que me dit-il ?
– Tu es le Mexicain qui venait dans le bateau ?
– Dans quel bateau ?
– On est partis ensemble de New-York ! Tu ne te souviens pas de moi ? Je suis Rafael Etchavarría, le Dominicain !
– Celui de Quisqueya ?
– Oui !
Nous nous embrassâmes en pleurant presque d’émotion.
– Et tes amies les « espionnes » ? lui demandai-je.
– Ne sois pas injuste, me reprit-il. Ce n’était pas des espionnes, ce sont des camarades. Des docteures tchécoslovaques toutes les deux. Elles travaillent dans des hôpitaux du Levant, comme volontaires aussi.

La deuxième fois que je fus blessé sur un autre front, je fus emmené à l’hôpital de Benicasín, sur la côte valencienne du Levant. Il fallut m’opérer pour extraire la mitraille de mon corps et ce fut une belle femme vêtue de blanc qui me dit avec un calme ahurissant, après s’être approchée de moi pour me regarder :
– Je te connais, camarade. Tu es Mexicain, non ?
– Oui. Et toi, qui es-tu ? lui répondis-je.
– Ne t’agite pas, tu es blessé, me dit-elle en passant sa main douce sur ma tête. Je suis une des passagères du Berengaria.
– Ça alors ! Beki ? Ivonne ?
– Non. Ne fais pas d’efforts, on va t’opérer. Tout va être très simple, camarade.
– Je t’ai prise pour une espionne à l’époque, camarade. Pardonne-moi !
– Appelle-moi Paula, murmura-t-elle. Je suis la docteure Paula, tu as compris ? Voyons voir… commence à compter : un, deux, trois…

Je me rappelle que je pus compter jusqu’à dix-sept et je n’en sais pas plus parce qu’on m’avait appliqué le masque de chloroforme sur le visage pour m’anesthésier.

Quand l’opération fut terminée et que je repris connaissance, la première chose que je demandai, ce fut :
– Et la docteure Paula ?

C’est ainsi que je commençai à recevoir des messages chiffrés que le destin m’envoyait mais, mieux encore, je commençai à les comprendre.


Paris

En fin de compte, nous partîmes le lendemain par l’express et, après avoir traversé la campagne française merveilleusement fertile, nous arrivâmes à Paris à la gare Saint-Lazare.

Perdus dans la ville de la Seine, nous passâmes le temps en visitant le Louvre, les Invalides, Notre-Dame, l’Opéra, la tour Eiffel, l’Arc de triomphe, les Tuileries, le bois de Boulogne et les Champs-Elysées. Nous cherchions en même temps le moyen de gagner la frontière avec l’Espagne et de traverser les Pyrénées afin de réaliser notre projet de nous battre sur les fronts de guerre pour la liberté.

  La capitale de la France est une grande ville qui comptait alors trois millions d’habitants. En raison de son allure seigneuriale, de ses titres de gloire et de sa fascinante histoire, c’était la capitale du monde. Nous, deux jeunes Mexicains, nous avions l’impression d’être égarés, de nous trouver par miracle au milieu de ce monde si étranger au nôtre, isolés par la langue et craignant d’être obligés de faire demi-tour alors que nous étions dans un pays qui avait des frontières terrestres avec l’Espagne.

Le même jour, Jaramillo Rojas et moi, habillés comme des étudiants, nous prîmes nos habitudes dans un petit restaurant très bon marché juste en face de l’immeuble du Petit journal dont les reporters – des gens qui parlent beaucoup – occupaient les tables près de la porte.

Je me souviens qu’une semaine passa sans que nous puissions entrer en contact avec des gens qui nous aideraient à poursuivre notre voyage. Les quelques francs qui nous restaient nous obligeaient à ne manger qu’une seule fois par jour et il n’était pas question d’aller à l’ambassade du Mexique car nous voyagions presque en contrebande !

Pour compliquer la situation, Jaramillo s’enfuit de l’hôtel avec sa vieille valise et toutes ses affaires en me laissant un petit mot où il me disait qu’il faisait demi-tour, qu’il « ne voulait pas aller à la guerre ».

  Affligé et effrayé en même temps, j’errai dans les rues et sur les places, sans prêter attention aux admirables monuments, palais et boulevards de Paris. Je n’avais plus peur de me perdre car je m’aidais d’un plan pour retrouver mon hôtel. Je cherchais José, craignant que les gens du Comité de non-intervention le capture et qu’il me dénonce, moi qui étais décidé à aller à Madrid par n’importe quel moyen.

Quelques jours plus tard, dans le petit restaurant, j’indiquai un plat sur le menu sans savoir ce que c’était. Je faisais des signes à la serveuse, une belle femme boulotte. Je lui montrai le nom écrit et, comme c’était la seule chose que je mangerais, je remarquai qu’elle avait un air étonné mais elle s’en alla pour me servir et elle revint avec un énorme plat au centre duquel il y avait de tendres asperges.

Ma contrariété dut se voir et la serveuse la remarqua, elle se mit à me parler beaucoup et moi qui ne la comprenais pas, je me décidai à manger cette chose que je n’avais même jamais goûtée.

J’entendis tout près de moi une voix qui parlait en espagnol et je sentis un grand soulagement :
– Jeune homme, me permettez-vous de m’asseoir à votre table ?
– Mais comment donc… lui dis-je. Je vous en prie, Monsieur.
– José Reus, Espagnol, pour vous servir, dit-il poliment.

C’était un vieil homme d’aspect digne. Il portait un costume élimé mais très propre. Une fois assis, il prit le menu que lui apporta la belle serveuse et il commença à me traduire les plats de la carte. Je le priai de commander à ma place, laissant de côté les maudites asperges auxquelles j’avais à peine touché.

A partir de ce moment, don José vint déjeuner à la même heure que moi et nous fîmes connaissance. Je lui racontai que j’étais le fils d’un grand propriétaire terrien mexicain et que je faisais du tourisme à Paris. Lui, de son côté, me racontait des épisodes de sa vie : il était catalan, il était exilé en France depuis qu’il avait participé, disait-il, à une conjuration contre le roi Alfonso XIII dans les années vingt, à Barcelone.

Je dois avouer que j’aimais l’entendre raconter ses souvenirs et sa nostalgie de la Catalogne qu’il n’avait jamais revue. Il me déclarait avec véhémence qu’il regrettait de ne pas avoir l’âge de se battre pour sa patrie. Sinon, il serait parti avec plaisir défendre Madrid.

J’aurais voulu lui crier que c’était aussi mon but et que je réclamais de l’aide pour y aller mais je me contenais avec difficulté de crainte qu’il soit un agent de la Gestapo ou de la police française. Excepté qu’on me renvoie au Mexique, il ne pouvait rien m’arriver car je n’étais qu’un volontaire qui voulait aller en Espagne, qui n’avait ni papiers ni argent.

Nous continuions à nous retrouver à l’heure du déjeuner. Don José m’aidait toujours à traduire le menu et il était pratiquement mon unique ami. Je l’accompagnais souvent jusqu’à la petite chambre – une mansarde – où il vivait dans une vieille bâtisse à Saint-Denis et je finis par apprendre de son propre aveu qu’il vivait des courses de chevaux. Il passait son temps sur les hippodromes du bois de Boulogne. Je pris le métro avec cet admirable ami, je visitai tout ce qui est digne d’être vu à Paris, dans la limite des quelques francs que j’avais et du peu d’argent qu’il pouvait dépenser.

Un jour, à Paris, deux messieurs se présentèrent à moi, l’un d’entre eux était gros et rougeaud, très loquace,. Ils s’aidèrent d’un interprète, un Basque espagnol manchot appelé Pellejero, pour m’inviter dans un bar. Après m’avoir fait monter dans une voiture et m’avoir fait parcourir beaucoup de belles avenues, ils me firent une proposition inouïe :
– Nous voulons t’exhiber à la Grande Exposition universelle comme le fils de Pancho Villa.
Cela me fit d’abord éclater spontanément de rire puis cela me frappa de stupeur.
– Moi ? Me faire passer pour le fils du Centaure du nord ?
– Oui, ajoutèrent-ils par l’intermédiaire du traducteur. On va te trouver les vêtements qui conviennent, des pistolets et tout et tout.
– Même le cheval ? osai-je leur dire en poussant plus avant la plaisanterie.
– Oui, mais il faut que ce soit tout de suite, me dirent-ils en me mettant la pression. Donne-nous tout l’argent que tu as et tu verras : dans quelques jours, il te rapportera au centuple !

J’eus bien du mal à me débarrasser d’eux : c’était une bande de voyous parisiens qui m’avaient retenu pour me voler parce qu’ils croyaient vraiment que j’étais le fils d’un riche propriétaire terrien mexicain.

Un matin, je sortis de l’hôtel, je marchai sur les boulevards et j’arrivai à l’Arc de triomphe. Je montai à pied les escaliers en colimaçon pour visiter le musée de Napoléon Bonaparte qui s’y trouvait alors. Je redescendis et j’allai à la tour Eiffel aux abords de laquelle on avait installé la Grande Exposition universelle des arts et des techniques, un événement admirable, vraiment.

Certains pavillons n’étaient pas terminés. Je visitai tous ceux qui ne faisaient pas payer l’entrée, entre autres ceux des Etats-Unis, de l’URSS et de l’Allemagne. Les deux derniers étaient l’un en face de l’autre et ils représentaient deux mondes opposés, le nazisme et le communisme. C’était un puissant aimant pour tout le monde.

Le pavillon russe avait à son sommet la remarquable statue originale de la célèbre Múgina35, qui représente un ouvrier et une moissonneuse qui croisent en l’air leur faucille et leur marteau. Il s’agissait d’un grand ensemble de bronze doré qui attirait énormément l’attention.

Juste en face, s’affichait fièrement le pavillon allemand couronné par l’aigle ou le condor gigantesque d’Hitler, et son national-socialisme. Je visitai les deux. Cette demi-journée-là, beaucoup de gens entraient dans le pavillon allemand et, en m’ouvrant comme je le pouvais un passage au milieu de la cohue, j’y pénétrai jusqu’à ce que je voie ce qui attirait toute l’attention : la télévision.

En 1937, ce media n’était pas encore commercialisé. C’était une démonstration éclatante du savoir-faire des Allemands qui pouvait offrir sur un grand écran d’un mètre carré à peu près l’image vivante d’Adolf Hitler. Ce jour-là et à la même heure, sur une scène décorée d’une multitude de drapeaux avec l’emblème nazi, la croix gammée si connue alors, il prononçait à Munich un violent discours – qui me parut presque furieux – devant une énorme foule de jeunes gens en uniforme.
Les gens se pressaient dans le pavillon allemand autour des traducteurs qui répétaient en français ce qu’Hitler criait en allemand sur un ton agressif, devant des microphones.

Je me rappelle que cela m’impressionna vivement. Le dictateur nazi était un orateur comme je n’en avais jamais vu. Sa façon de se tenir, ses gestes démoniaques, sa voix peut-être un peu criarde avait des inflexions qui produisaient un effet énorme. Je ne comprenais pas ce qu’il disait et criait presque mais je comprenais parfaitement que c’était des menaces et ce n’était pas pour rien qu’il matraquait ses auditeurs.

Quand je sortis de là, je revins aussitôt à mon petit restaurant en marchant sur les boulevards. Je retrouvai don José Reus à qui je révélai immédiatement la vérité pendant qu’on nous servait.
– Je ne suis pas étudiant ni le fils d’un grand propriétaire, don José, lui dis-je. Pardonnez-moi de vous avoir menti : je suis mexicain et je ne suis pas venu seul mais il y a quelques jours, j’ai perdu mon camarade. Nous sommes volontaires pour nous battre en Espagne. Si vous m’aidez à retrouver mon ami et à gagner la frontière, je ne l’oublierai jamais.
– Ça alors ! Pourquoi tu ne l’as pas dit plus tôt, mon petit ? Je vais te mettre en contact avec des gens qui peuvent nous aider, tu verras.

Et il en fut ainsi. Cet homme cordial m’emmena à différents endroits de Paris. Il me présenta à un bossu très laid à Saint-Denis, celui-ci me conduisit à d’autres personnes et je finis par rencontrer un Nord-Américain appelé Jack, un antifasciste généreux dont le vrai nom était Arnold Reid. Je le revis plus tard incorporé comme commissaire dans la XVe  Brigade internationale Lincoln. Il mourut au combat au cours de la cruelle bataille de l’Ebre. Aux Etats-Unis, on se souvient de lui comme de l’un des héros des Brigades internationales.

Ma situation à Paris qui était angoissante se clarifiait donc parce que Jack me donnait de l’argent pour payer l’hôtel et pour manger. Il me donna des facilités pour gagner la frontière avec l’Espagne avec d’autres volontaires qui arrivaient petit à petit.

Et une chose incroyable arriva. A Paris, ville immense de trois millions d’habitants, je tombai sur José Jaramillo Rojas ! Je l’aperçus qui déambulait affamé sur les boulevards, sans sac, sans sa montre, les cheveux longs. Nous nous écriâmes en chœur :
– José !
– Néstor !

Et nous nous embrassâmes en pleurant parce qu’il ne pouvait pas en être autrement. Nous fîmes un bout de chemin sans rien dire, étranglés par l’émotion et le plaisir de nous retrouver. Enfin, je rompis le silence :
– Mon frère, dis-moi, tu ne veux plus aller en Espagne ? Dis-le moi, je te comprends, Pepe.
Nous marchâmes encore un bon moment. Tous les deux, nous ne voulions pas parler, plus exactement : nous ne pouvions pas.
– Allons-y, me dit-il en me lâchant et en essuyant avec le dos de sa main ses larmes d’homme. On est partis ensemble du Mexique et ensemble on doit aller se battre en Espagne !

Cela nous libéra d’un lourd poids d’émotions et de doutes contenus et, sans plus tarder, nous prîmes le métro pour aller voir Jack. Il fit la connaissance de José, il lui donna quelques francs pour manger et ensuite, nous allâmes trouver don José Reus, mon sauveur.

Le lendemain, Jack vint à notre hôtel miteux, il paya la note et il nous dit que, le soir même, nous partirions avec un groupe de volontaires norvégiens et allemands qui prenaient aussi le chemin de l’Espagne. Il nous fixa rendez-vous :
– Ici à huit heures !

A l’heure dite, au moment où les cloches de l’horloge de la Trinité sonnaient les huit coups, Jack s’approcha de nous avec d’autres personnes et, sans nous concerter, nous partîmes par groupe de deux, en faisant comme si nous n’étions pas ensemble. Nous arrivâmes à un endroit où nous montâmes à bord de l’autocar de Marseille comme des passagers isolés, sans nous parler.

35 NdT. : La sculptrice soviétique s’appelait en réalité Véra Mukhina. Sa statue était en acier inoxydable chromé.


En route pour l’Espagne

Jaramillo et moi, nous savions que nous étions en route parce que l’autocar roulait mais nous ignorions vers où parce que le Français qui nous servait de guide donnait ses ordres discrètement dans sa langue et que nous changeâmes plusieurs fois de véhicule et de route – cela nous le devinions sans comprendre pourquoi. Au petit matin, on nous conduisit en silence vers une maison dans un petit village – autour de nous, tout n’était que neige – et  on nous servit au sous-sol du café, du pain français, de gros barreaux de chaise et un fromage délicieux.

Nous restâmes cachés là toute la journée, sans que personne ne sorte. A la tombée de la nuit, par un froid terrible, on nous emmena dans un camion de transport, comme une bétaillère, jusqu’à une autre petite ville où nous nous réchauffâmes de nouveau avec du café et où nous mangeâmes encore du pain et du fromage. Nous passâmes un autre jour glacial dans un bar fermé de Nîmes et, la nuit, nous repartîmes dans le même camion. Jaramillo perdit son chapeau à cause du vent glacial et il en fut très contrarié jusqu’à Carcassonne. Après un autre café et le reste, nous arrivâmes à Perpignan où nous dûmes nous défaire des appareils photographiques que nous avions, de nos affaires encombrantes et même de nos chaussures. Le guide français nous donna des espadrilles.

Et ainsi allégés de tout mais mal couverts malgré le froid intense, la nuit suivante, après que le vieux camion nous eut déposé quelque part, nous partîmes pour une longue marche à pied pour traverser en altitude la frontière des Pyrénées.


Traversée à pied des Pyrénées glaciales

Dans les vieux livres de texte de mon école primaire, je me rappelle qu’une leçon s’intitulait : « Comment Napoléon a franchi les Alpes ». Le récit soulignait le fait que le grand Corse, surmontant toutes les difficultés et les pénuries de ses troupes, encourageant ses soldats, et lui-même pleinement déterminé à pénétrer en Italie, tenta l’exploit sans écouter aucun conseil. Son acharnement fut couronné de succès quand il se vit triomphant de l’autre côté de la cordillère glacée. Son mérite était d’avoir accepté tous les sacrifices et affronté tous les dangers pour atteindre son objectif.
Le groupe des volontaires dont nous faisions partie, Jaramillo et moi, était hétérogène : il se composait de Norvégiens, d’Allemands, de Français, d’un Nord-Américain et d’un Portugais qui nous commandait. Pour ne pas nous perdre, nous marchions l’un derrière l’autre par une nuit glaciale et noire, nous montions à travers les Pyrénées par les sentiers de montagne où notre guide nous emmenait.
Avec notre provision de pain et de fromage, sans compter quelques gorgées d’une bouteille de cognac que nous nous passions en marchant, nous montions. Très vite, nous marchâmes dans une épaisse couche de neige qui pénétrait dans nos espadrilles et je les entendais qui crissaient sous mes pas. Ni Jaramillo ni moi n’avions plus de montre et nous ne pouvions pas demander l’heure aux autres car ils parlaient d’autres langues. Nous montions, nous montions en silence, certains seulement que nous étions sur le point de traverser la frontière entre la France et l’Espagne par des sentiers secrets, échappant à la vigilance des gens du Comité de non-intervention qui veillaient à ce qu’aucune arme ou autre chose n’entre en Espagne républicaine.
C’est pour cela que le guide nous emmenait par cette nuit noire à travers des forêts enneigées, sur des sentiers perdus dans la montagne, sans nous accorder aucun repos parce que, quand il ferait jour, nous devions avoir passé la frontière. On nous avait aussi judicieusement donné l’ordre de ne pas parler, de ne pas fumer, de ne pas faire le moindre bruit à cause des détecteurs36 et des projecteurs des contrôleurs internationaux de la frontière.
A certains endroits où personne ne passait jamais, au milieu de grands arbres noirs qu’on distinguait à peine dans l’obscurité, nous nous enfoncions dans la neige qui nous arrivait au dessus des genoux. Les gorgées de cognac nous réchauffaient et en avant ! Cette nuit-là a dû être la plus longue de ma vie d’alors : je me rappelle que nous franchîmes des sommets, que nous redescendîmes jusqu’à des ruisseaux gelés et que nous remontâmes ensuite.
Le jour se levait et, entre les pinèdes d’un vert foncé, nous gravissions la cordillère jusqu’à ce que, avec une bonne lumière déjà, presque du soleil, nous tombions soudain sur un poste des carabiniers espagnols avec leur uniforme bleu-vert. Sachant que nous étions des volontaires, ils nous ouvrirent le passage.
Nous étions enfin en territoire espagnol !

36 NdT. : Sans doute des géophones, ce qui expliquerait que les volontaires portent des espadrilles.


Objectif atteint

Les carabiniers eux-mêmes nous invitèrent à prendre un café et nous leur donnâmes des cigares français – je me rappelle que j’avais encore une boîte d’Elegantes de la fabrique El Buen Tono. Tous, Norvégiens, Allemands et volontaires d’autres nationalités pour moi inhabituelles, nous connaissions maintenant nos visages que nous voyions en pleine lumière. Nous étions enfin en Espagne et nous nous sentions sûrs de nous et de bonne humeur.
– Qui parle espagnol ? demanda comme il put le Portugais Junqueira – je sus ainsi comment il s’appelait.
– Nous.
– Eh bien, charge-toi du groupe, camarade. Tu es le chef.

Tout cela parce que Jaramillo et moi, nous étions les seuls qui parlions espagnol et que nous étions déjà en territoire républicain.

Paralysés par le froid sur ces sommets enneigés couverts de pinèdes, nous remerciâmes les carabiniers pour le café, plus avec des signes qu’avec des mots. Quelques volontaires, des blonds pour la plupart, disaient quelque chose qu’ils avaient appris ailleurs : « Santé, camarade ! » et ainsi, souriants et heureux, nous nous mîmes à descendre par des sentiers en direction d’un village que nous commençâmes bientôt à apercevoir au milieu des bois blanchis par la neige. Le guide me dit que c’était Maçanet de Cabrenys, un village pyrénéen de Catalogne, où nous arrivâmes vers dix heures du matin.

De nombreuses jeunes filles  du village vinrent nous accueillir à grand bruit. Elles nous regardaient avec sympathie mais avec étonnement. Elles nous parlaient en catalan et tous, chacun dans sa propre langue, nous les saluions. Nous étions tous surpris parce que nous ne savions pas communiquer avec des mots mais nous le faisions avec l’enthousiasme spontané de gens qui se découvrent comme des alliés et qui sont  bien décidés, à partir de cet instant, à aller de l’avant, entraînés par un idéal commun.

Comme je ne comprenais pas le catalan, je parlai en espagnol aux jeunes filles qui furent heureuses d’apprendre que Jaramillo et moi étions mexicains. Elles nous demandèrent la nationalité des autres hommes qui étaient plus de soixante. Pour la plupart, ils n’étaient pas aussi jeunes que nous mais dans cet âge mûr où la soif de se battre est tempérée par plus de sérénité. Je me fis aider par le Portugais : il traduisait en français ce que je lui disais et ainsi, de langue en langue, nous finîmes tous par comprendre que ces jeunes filles de Maçanet demandaient que nous leur chantions quelque chose pendant qu’elles nous préparaient le café.

Je me rappelle que, sans que nous nous soyons concertés, jaillit de nous tous qui formions un grand cercle autour de ces premières jeunes filles espagnoles que nous rencontrions dans leur pays, cet hymne que je n’avais jamais entendu avant : l’Internationale. 

Je ressens encore l’émotion que j’ai éprouvée ce matin-là à écouter en silence l’Internationale dans toutes les langues. Les jeunes filles chantaient aussi, certainement en catalan.

Nous fraternisâmes immédiatement et, en quelques minutes, tous, sans parler la même langue, nous étions devenus des camarades. J’avais du plaisir à entendre les étrangers répéter « Santé, camarade ! » ou « Toi beaucoup allure », « No pasarán » ou même chantonner des hymnes révolutionnaires italiens comme Avanti o popolo.

Après le café, Jaramillo et moi, nous négociâmes avec le maire de Maçanet qui nous trouva un camion de marchandises. Nous montâmes dedans et, en disant au revoir aux jeunes filles, nous prîmes un chemin poussiéreux et très dégradé dont les nombreux virages descendaient vers Figueras, une ville de la province de Gérone. Nous arrivâmes précisément à sa fameuse forteresse, un monument historique qui avait été construit au temps de Napoléon37, avec des fossés, des murailles, de grosses tours et des caves où on logeait alors tous les volontaires qui pénétraient en Espagne par la frontière des Pyrénées.

37 NdT. : La citadelle de Figueras a été construite sous le règne de Fernando IV, en 1753.


Mon enrôlement comme combattant à Figueras

Quand nous arrivâmes à la forteresse de Figueras, il y avait peu de volontaires parce que, nous dit-on, beaucoup venaient de partir en trains vers le centre de l’Espagne. Jaramillo et moi, nous nous présentâmes comme des volontaires mexicains devant un capitaine. Entouré d’officiers, il nous soumit à un interrogatoire, poussant ses investigations à un point tel que cela me sembla choquant.

– Où êtes-vous nés ? Quand ? Qui sont vos parents ? Quelle profession ou emploi exercez-vous dans votre pays ? Que pensez-vous de la guerre en Espagne ? Que pensez-vous du fascisme ? Avez-vous un passé de combattant antifasciste ? Allez-y, parlez !
– Vous avez des amis ou des connaissances en Espagne ? Vous connaissez quelqu’un dans les Brigades internationales ? Pourquoi êtes-vous venu en Espagne ? Etes-vous prêt à mourir ici ? Vous n’avez pas de passeport ? Qui doit-on prévenir quand vous mourrez au combat ? Quelles sont vos loisirs, vos goûts, vos aspirations ? Etc.

Ce supplice terminé, ce que je voulais, c’est qu’on me donne un fusil et qu’on m’envoie au front le plus vite possible. C’est ce que je dis au capitaine mais, souriant et sympathique, il me dit :
– Ne soyez pas si pressé, le Mexicain. La guerre va durer un petit moment !

Je me rappelle que rien ne me plaisait plus que les sonneries de clairon ou de trompette, celles-là mêmes que j’avais entendues si souvent dans les westerns, que la Légion étrangère utilisait encore dans l’armée espagnole. Les sonneries de trompette ne ressemblaient pas du tout aux sonneries de clairon de l’armée mexicaine : pour moi, c’était tout nouveau. Avec ces sonneries, on nous faisait nous rassembler, aller manger ou dormir mais moi j’étais très impressionné : je regardais le soldat qui jouait de son instrument perché en haut de la muraille crénelée. Je me croyais dans un film !

Jaramillo, toujours plus rebelle – il m’avait échappé à Paris et il avait essayé de rester à Perpignan – partit pour Figueras et, en ville, il se mit à boire de l’alcool avec d’autres hommes. Il dépassa les bornes à la caserne où son insubordination  lui valut la prison et la comparution devant un tribunal militaire. Je dus parler avec le capitaine et d’autres officiers qui se portèrent garants de sa conduite et ainsi, comme il s’agissait d’un Mexicain, il fut absous et incorporé aux troupes qui devaient partir pour les fronts du centre de l’Espagne.

La vie stricte à la caserne de Figueras consistait à nous lever très tôt, à répondre à l’appel par compagnies, à faire des marches, à tirer sur des cibles, à écouter des conférences sur l’organisation du terrain, sur la façon de creuser des tranchées, d’avancer en rampant, etc. et à éplucher des pommes de terre ou à faire toute autre chose utile. Mais il fallait toujours être prêts – nous portions nos uniformes de soldats – à partir pour le front.

J’avoue que je me sentais alors vraiment heureux en premier lieu parce que j’avais été admis comme volontaire, ensuite parce qu’on validait mon expérience de soldat au Mexique et que, selon le capitaine dont j’avais hérité – un Français – Jaramillo et moi serions assignés à une unité des Brigades internationales qui étaient les troupes de choc.

Il y avait à Figueras des mutilés de guerre, des éléments espagnols et étrangers qui nous racontaient les souffrances qu’on endurait sur les fronts, surtout à Madrid, mais ils nous assuraient que ce front-là était « impassable ». Pourvu que nous ayons la chance d’être envoyés sur les fronts parce que c’était là qu’il y avait le plus de grabuge ! Ils nous racontaient que tous les volontaires se battaient là, surtout les Allemands de la légendaire centurie Thaelmann.

Je désespérais de recevoir mon ordre de départ quand, enfin, une nuit, il arriva. On nous indiquait que nous partirions au petit matin et c’est ainsi que nous fûmes enrôlés. Jaramillo se sentait triste, tellement qu’il semblait ne pas vouloir partir au front. Son caractère tabasqueño38 désinvolte et hâbleur avait disparu et cela me faisait de la peine de l’entendre renier un destin – le nôtre – si incertain.

Ce matin-là, nous partîmes en train en direction de Gérone et de Barcelone. Nous étions plus de trois cents volontaires des nationalités les plus variées mais un même esprit nous unissait par contagion : nous étions tous antifascistes et, avec nos hymnes et nos chants populaires, la contagion gagnait les Espagnols des villages et des gares des villes que nous traversions. Nous étions les volontaires internationaux qui venions en Espagne aider à mettre en déroute les généraux factieux.

Les volontaires norvégiens, allemands, polonais et des autres nationalités chantaient et, pour s’accompagner, ils jouaient de leurs accordéons portatifs allemands de forme hexagonale et très sonores. Ils entonnaient des chœurs révolutionnaires que j’apprenais petit à petit, à la différence de Jaramillo qui m’apparaissait sous un jour complètement inconnu : il marchait en baissant la tête, un peu triste. Mon compagnon avait quelque chose.

Je me rappelle que ce qu’on chantait le plus, c’était un hymne italien sirupeux que toute l’Europe au moins  fredonnait:

En avant, ô peuple, à la rescousse
Le drapeau rouge triomphera !
Le drapeau rouge triomphera,
Le drapeau rouge triomphera !

Le train avançait lentement à cause des bombardements des avions fascistes et il s’arrêtait parfois pendant des heures dans des tunnels ou dans des zones boisées en évitant de s’arrêter trop longtemps dans les gares. Nous arrivâmes à Barcelone mais je ne le sus que parce qu’on nous l’annonça. Nous ne descendîmes pas dans la grande capitale de la Catalogne mais nous continuâmes jusqu’à Tarragone. Nous arrivâmes à la tombée de la nuit si bien que je ne vis pas la ville cette fois-ci. Nous descendîmes pour nous mêler à des groupes d’Espagnols qui venaient aussi s’engager dans des unités militaires pour aller aux fronts qui entouraient Madrid et qui s’étendaient depuis la côte méditerranéenne de Malaga jusqu’aux environs de Tolède et de la capitale de l’Espagne, et depuis Teruel et l’Aragon jusqu’à Saragosse et jusqu’aux Pyrénées.
Le train roula toute la nuit, très lentement, si bien que nous n’arrivâmes à Valence que le jour suivant vers onze heures. Nous avions traversé d’immenses vergers parsemés d’orangers. La région de Valence est belle à cause de sa luminosité, de la douceur de son climat – pourtant, nous étions en hiver – et de ses habitants, plus souriants et plus aimables que les Catalans.
Le train resta suffisamment longtemps en gare de Valence pour que j’aille à la grande et belle place Emilio Castelar et que je mêle aux gens, surtout à la jeunesse, aux jeunes gens habillés en miliciens qui s’apprêtaient à partir au front.
Je me rappelle qu’ils entouraient les volontaires internationaux. Parmi nous, il y avait beaucoup de blonds, quelques Noirs nord-américains et nous qui nous confondions avec les Espagnols mais qui, malgré tout, étions très typés. Emportés par notre optimisme d’alors, ils formaient de grands chœurs et vas-y que je te chante et que je te chante car c’était le seul langage qui nous unissait en ces jours de ferveur antifasciste en Espagne.
Dans cette belle et lumineuse ville de Valence, j’entendis pour la première fois des étudiants chanter avec force la fameuse chanson que j’entendrais beaucoup par la suite sur les fronts de Madrid :

Avec le Cinquième, le Cinquième, le Cinquième,
Avec le Cinquième Régiment, 
Je dois partir au front
Parce que je veux faire le coup de feu ! 

Quel jeune homme de dix-sept ans comme moi ne se serait pas laissé emporter par cette mystique guerrière et idéologique ? La jeunesse espagnole était, selon moi à l’époque, ardemment républicaine et elle manifestait tout son généreux enthousiasme en portant des uniformes de miliciens, des foulards rouges autour du cou, les emblèmes des syndicats comme l’UGT, et de la CNT des anarcho-syndicalistes, ou les sigles des partis ou des idéologies comme la JSU, la Jeunesse socialiste unifiée. D’autres portaient le sigle de la FAI des anarchistes, d’autres encore arboraient ouvertement l’emblème de la faucille et du marteau des communistes. En ces jours d’euphorie inoubliables, tous étaient animés par contagion du désir de mettre en déroute le fascisme et ses généraux factieux.

Le train était bondé de centaines de jeunes miliciens qui partaient en direction du centre de l’Espagne. Tandis que nous, les volontaires internationaux, nous chantions nos hymnes dans nos langues étrangères, les Espagnols entonnaient La Jeune Garde que j’avais déjà entendu chanter par les jeunes soldats espagnols à Figueras :

Noble est notre cause : libérer
L’homme de son esclavage, 
Peut-être faut-il que le chemin soit arrosé 
Du sang de la jeunesse. 
Jeune garde ! Jeune garde !

Nous parcourûmes ainsi toute la région du Levant, nous fîmes la connaissance du peuple espagnol, nous partageâmes la vie de centaines de volontaires comme nous, venus de tous les pays, solidaires de la lutte héroïque des républicains. J’allais d’émotion en émotion, vivant intensément chaque minute, je sentais que je participais à un grand événement historique et j’étais décidé à me battre farouchement et à mourir si tel était mon destin.

Le voyage en train se poursuivait avec lenteur à cause des bombardements. Cela me permettait de connaître des endroits dont les noms me séduisent encore, tels que Barcelone, Tarragone, Amposta, Tortosa, Vinaroz, Castellón de la Plana, Sagonte – ce dernier déjà sur la côte levantine de Valence – la ville de Valence elle-même – sa huerta si belle, et puis Alcira, Játiva, Chinchilla et enfin Albacete, notre terminus.

Nous arrivâmes le soir dans cette petite capitale de province. Il faisait très froid. Nous les volontaires internationaux, nous sortîmes de la gare et nous défilâmes à pied jusqu’à la caserne de la garde d’assaut où étaient rassemblés tous ceux qui iraient dans les Brigades internationales.

Les habitants d’Albacete nous applaudissaient parce qu’ils comprenaient que notre présence était décisive, que les Espagnols n’étaient pas seuls et qu’avec nos esprits, nos bras, notre volonté et des armes, nous les aiderions à se défaire d’un ennemi dangereux et cruel.

La caserne était comme toutes les casernes : un grand bâtiment sombre, avec de vastes chambrées pour dormir, pleines de poux, sales et malodorantes. Nous y restâmes le temps qu’on nous dote d’uniformes, de casques et de masques à gaz. Puis, on nous fit monter dans de gros camions de transport militaire pour nous emmener à Pozo Rubio, un grand campement formé de confortables baraquements au milieu d’une pinède. On y donnait une instruction militaire et technique intensive aux volontaires de toutes les nationalités avant de les envoyer dans les brigades internationales qui se battaient déjà sur les fronts.

C’était à Pozo Rubio que je devais faire la connaissance des chefs et des commissaires politiques les plus remarquables des brigades, tels que le célèbre André Marty, Luigi Gallo, Mario Nicoletti, le commandant Carlos, Boleslav Ulianowsky et d’autres.

Jaramillo et moi, on nous incorpora au bataillon franco-belge en attendant de nous trouver une affectation qui cadre avec notre nationalité et avec notre langue.

Dans les différents baraquements – d’immenses hangars très confortables assurément – il y avait des Grecs, des Allemands, des Français, des Polonais, des Nord-Américains, des Yougoslaves, des Tchécoslovaques, etc.

Très tôt le matin, au son du clairon – le petit clairon ou la trompette de la légion étrangère – nous nous levions pour le rassemblement et nous partions pour le champ de tir pratiquer le tir à la mitrailleuse, au canon antitank, au canon antiaérien, au mortier, etc. avec des instructeurs grecs, américains, russes, allemands…

Tous les jours, il y avait entraînement et le soir, dans les hangars, des cours théoriques sur la tactique militaire. Le dimanche, nous étions libres et chacun faisait ce qu’il voulait. Moi, j’allais dans un village proche appelé Motilleja où je fis la connaissance de Carmela, une cigarettière, la plus belle petite Espagnole que j’aie rencontrée jusqu’à cet instant.

Notre instruction militaire intensive dura un mois et demi, je ne sais plus trop. Pour moi, c’était facile étant donné que j’avais mon expérience du Mexique, au moins dans le maniement des armes légères.
Une nuit, on vint nous avertir, Jaramillo et moi, de nous tenir prêts parce que, le matin, on viendrait nous chercher. Jaramillo serait affecté à la brigade Lincoln composée de Nord-Américains, d’Anglais et de Cubains ; et moi à la brigade Dombrowski composée de volontaires polonais et hongrois.
Ainsi, enfin, nous étions sur le point de leur « mettre la tête au carré », comme on dit au Mexique.

38 NdT. : De l’état de Tabasco, au Mexique.


La XIIIe Brigade internationale Dombrowski

On venait de m’inscrire au bataillon Rakosi formé de volontaires hongrois et espagnols. Ce bataillon formait avec le Mickiewicz la XIIIe Brigade internationale Dombrowski nouvellement créée car, au début de la guerre, pendant la défense de Madrid, il y avait eu une XIIe Brigade qui fut dissoute et d’autres unités furent créées par affinités de langues. Après Brunete, dans la province de Huesca en Aragon, nos brigades se réorganisaient pour mener de nouvelles offensives et pour soulager la pression que les armées franquistes exerçaient sur Gijón, sur Santander et sur d’autres places du nord qui étaient encore républicaines. C’était en juillet 1937, d’après mes souvenirs.

Je fis d’abord partie du bataillon franco-belge sur les fronts du centre mais, quand nos bataillons arrivèrent en Aragon pour être réorganisés, je fus muté au bataillon Rakosi que commandait, je crois, le Hongrois Imre Kepes.

Nous fûmes cantonnés dans des villages de la région qu’on appelle Los Monegros, une zone très aride et très froide, près de Barbastro dans la province de Huesca. La capitale de cette région, qui porte le même nom, était assiégée par d’autres brigades de nos miliciens et le fameux général hongrois Lukacz – son vrai nom était Mateo Zalka, un héros de la première guerre mondiale dans sa patrie – qui mourut à cet endroit. Les fronts aragonais ne tarderaient pas à devenir actifs.

Je venais d’être promu lieutenant et je me plaisais bien au milieu de mes camarades hongrois et espagnols. Parmi les premiers, je me rappelle le soldat volontaire Kakurda en raison de son aspect imposant de soldat du centre de l’Europe. Il avait des bottes noires vernies, une moustache noire en bataille, une pipe éteinte et il avait le rire facile. Je fis aussi la connaissance du général Joseph Gal, de Janos Gáliz, du commandant Tchapaiev, de Lazlo Fiutos, du docteur Flatos, du lieutenant Kolin, d’un officier nommé Lajos qui dansait des czardas en s’accompagnant de son petit accordéon ; et de beaucoup d’autres qu’il m’est impossible de me  rappeler maintenant. Je fis aussi la connaissance des Espagnols Manzano, un courageux jeune homme qui mourut pendant l’attaque maladroite que nous menâmes contre des parapets fortifiés dans le secteur de Fuentes del Ebro ; du sergent Luengo et de beaucoup d’autres que nous appelions simplement par leur prénom : José, Juan, Pedro, Emilio, etc. Nous fraternisions dans cette guerre sans nous soucier beaucoup de nos noms respectifs. Moi, on m’appelait seulement « le bronzé » ou « le Mexicain ».

Par ailleurs, comme nous nous entraînions durement au combat et que nous nous attendions à tout moment à partir pour le front, nous n’avions pas le temps d’établir des relations sociales ni de nous faire des confidences.

Avec les hommes du bataillon Rakosi dont je commandais la seconde compagnie composée de soldats et d’officiers pour moitié espagnols et pour moitié hongrois, il me revint de participer à des opérations offensives près des villages de Codo et de Belchite aux côtés d’autres brigades internationales et espagnoles. Nous mîmes à feu et à sang les villages de Quinto et de Belchite. Nous prîmes cette place forte à l’ennemi à l’issue d’un siège très disputé. Cela se passa pendant la seconde quinzaine d’août 1937. Je me rappelle que le 6 septembre, nous étions fous de joie d’avoir pris Belchite qui était pourtant très bien fortifiée.

Les XXIe, IIe et XVe Brigades internationales participèrent aux opérations de Belchite aux côtés des divisions de Líster et d’autres chefs populaires espagnols. Les bataillons Palafox et Dombrowski de ma brigade dévièrent audacieusement leurs attaques vers Saragosse qui ne se méfiait pas. Si nous n’avions pas été deux bataillons mais deux brigades, il est certain que la République aurait frappé un grand coup en s’emparant de Saragosse. Mais il n’en fut pas ainsi en raison des effectifs peu nombreux qui furent engagés dans cette opération.

Nos deux autres bataillons de la XIIIe participèrent à la manœuvre offensive sur Codo, Quinto et Belchite mais pas à la prise de ces places. Ce furent les autres brigades de l’armée populaire de la République, mieux organisée, qui réussirent à les prendre.

Avec le bataillon Rakosi, je participai aussi à des opérations offensives de reconnaissance dans les secteurs de Fuendetodos et de Fuentes de Ebro. Dans ce dernier village, un soir, on ordonna à nos deux compagnies d’attaquer par surprise, par un coup de main, une position fortifiée en haut d’une colline. Nous étions cantonnés dans les villages aragonais de Medina et Puebla de Albortón, dans la province de Saragosse, au nord de Belchite. Nous reçûmes l’ordre d’attaquer. Nous, les officiers, avec nos jumelles de tranchée, nous avions très peu observé les positions ennemies situées en hauteur. Pourtant nous nous préparâmes à exécuter les ordres.

Sans aucun appui de l’artillerie, réduits à nos propres moyens : quatre mitrailleuses Maxim, huit fusils mitrailleurs et des bombes à main, nous nous lançâmes à l’attaque depuis un ravin. Simultanément, dans des secteurs voisins, d’autres bataillons attaqueraient, nous dit-on, avec des tanks, étant donné que le terrain  leur permettait certainement de le faire.

La nuit tombait déjà quand nous arrivâmes aux barbelés ennemis qui entouraient le sommet fortifié et ce fut là que nous commençâmes à attaquer à fond, pour profiter de la surprise. A coups de bombes à main, nous nous élançâmes pour tenter de détruire les obstacles et d’obliger les fascistes à se terrer dans leurs tranchées pendant que nous coupions leurs barbelés avec des pinces.

Mais l’ennemi, sûrement prévenu de notre offensive, ou plus exactement de notre coup de main, était prêt et il nous attendait. Il nous laissa nous approcher. Quelques-uns de nos soldats avaient rampé et ils étaient même déjà en train de couper les barbelés de l’obstacle lorsque se déchaîna l’épouvantable feu des mitrailleuses de l’ennemi qui, depuis sa position avantageuse, nous arrêta net. Nous vîmes avec peine quantité de nos camarades tomber sous les premières rafales croisées de l’ennemi. Entre nous et l’ennemi se déchaîna alors le bombardement des grenades à main. La nuit s’illumina des détonations qui couvraient les cris de nos blessés qui demandaient qu’on les sauve. En un instant, ce fut l’enfer et nous dûmes nous replier en bas de la colline en traînant les blessés que nous pouvions encore sauver après un tel désastre.

 Une fois de retour à notre base de départ, nous constatâmes que, devant les barbelés ennemis, treize soldats espagnols et treize hongrois venaient de mourir. Parmi ces derniers, un lieutenant et le capitaine Manzano qui commandait l’autre compagnie.

Je n’oublierai jamais que, peu de temps après, en cette nuit tragique pour mon bataillon Rakosi, les fascistes nous crièrent d’abord : « Sales cocos ! » puis : « Nous avons votre capitaine Manzano. Venez le chercher ! » Sur le corps du capitaine, ils avaient trouvé ses papiers d’identité.

Puis, comme pour me torturer davantage, les fascistes, depuis leurs positions avantageuses, en plus de nous crier des insultes, se mirent à chanter Cara al sol, puis, ce qui était pis encore, Cielito lindo. Bien que ce soit une chanson espagnole, je considérais que c’était un chant mexicain et cela me blessait encore plus parce cela me rappelait le capitaine Manzano, un grand camarade de ces jours terribles de la guerre en Aragon.

On aurait dû chercher un chef responsable de l’échec de notre offensive parce que ce fut une grosse erreur de perdre des gens valeureux dans cette attaque mal planifiée. Dans d’autres brigades internationales voisines, ils eurent aussi des pertes. On pouvait en déduire qu’il y avait dans nos rangs des espions parce que, sur les fronts d’Aragon, je me rappelle que plusieurs soldats de nos bataillons passèrent à l’ennemi, entre autres un commissaire politique appelé José Garrido, un Andalou qui avait été mon compagnon quand nous étions cantonnés dans les villages d’Huesca comme Binaced, Binéfar et Pueyo de Cinca. Ce dernier village s’appelait ainsi parce qu’il était situé près de la rivière du même nom.

Dans la réorganisation de nos brigades qui se fit en Aragon, le bataillon Tchapaiev disparut et, à sa place, dans la XIIIe  Brigade, on créa le bataillon Mickiewicz auquel je fus transféré. Avec lui, je ferais tout le reste de la guerre, au sein de la XIIIe Brigade internationale mixte Dombrowski formée de Polonais et d’Espagnols.

Parmi les Polonais que je me rappelle, il y a bien évidemment le célèbre général Walter qui nous commanda dans la 45e division. Le général Walter, dont le vrai nom était Karol Swierczewski, était un grand stratège qui, après la Seconde Guerre mondiale, fut vice-ministre de la Guerre en Pologne. En tant que tel, il vint à Mexico quand le président Miguel Alemán prit possession de sa charge. De retour chez lui, il mourut de façon violente. Quand  j’arrivai à la brigade, un militaire polonais qui s’appelait Janek Barbinski la commandait, et le commissaire était Torounchik. D’autres chefs dont je me souviens sont Bolek Ulanowski, Stanislaw Matuszczak qui était le commissaire politique de la Dombrowski, le commandant Niebura du bataillon Rakosi. Pendant la bataille de l’Ebre, je fis bien évidemment la connaissance du nouveau commandant de notre brigade, le major Edward Molojest et de son successeur Franek Ksiezarczyk qui fut aussi le chef du bataillon Mickiewicz et qui devint général dans son pays. Je fis la connaissance de Salomón Justyni, un Juif polonais ; d’un autre Juif valeureux appelé Isaac Rothols qui mourut sur l’Ebre ; de Schonback qui fut mon aide de camp et qui tomba aussi sur l’Ebre.

Je me rappelle le commissaire Schleyen, un jeune Polonais appelé Rubistein, le sergent Kupchick qui prit ma relève à Peraleda, dans la Sierra Quemada  en Estrémadure, quand je fus blessé pour la première fois. Il s’était élancé pour achever le franc-tireur, un Maure, qui avait tiré sur moi à bout portant. Je me rappelle le docteur Bubois, Nikola Tarazow, Boleslaw Jurkiewicz et beaucoup d’autres camarades polonais dont je ne peux ni prononcer ni écrire les noms après tant d’années.

A la XIIIe Brigade internationale, on publiait deux revues, la Ochotnik Wolnosci – Le volontaire de la liberté  – rédigée en polonais et en espagnol, et Elöre – ce qui signifie la même chose en hongrois – rédigée en hongrois et en espagnol à côté de l’organe de la brigade rédigé totalement en espagnol et qui s’intitulait ¡Adelante la 13 !39 Chaque brigade et chaque bataillon avait ses publications dans ses propres langues et en espagnol en plus des journaux que nous recevions même au front, en première ligne, quand nous ne passions pas l’offensive. Nous lisions les quotidiens du monde entier, ceux très nombreux de l’Espagne comme ceux des Etats-Unis, de la France, de l’Angleterre, de la Pologne, de la Hongrie et d’autres pays encore.

La coexistence était bonne entre les volontaires polonais et espagnols. Les commandants étaient issus de l’une et l’autre nationalité. J’étais officier et j’avais autorité sur des soldats des deux nationalités et il y avait des chefs, des officiers et des commissaires aussi bien polonais qu’espagnols. Nous nous comprenions bien parce que les Polonais s’efforçaient de parler en espagnol et nous, autant que possible, nous nous efforcions de comprendre la langue polonaise. C’était très difficile surtout quand nous passions à l’attaque : on poussait des cris, on donnait des ordres aussi bien en espagnol qu’en polonais, de même qu’on échangeait de nombreux jurons. Eux, nous les comprenions déjà parfaitement !

39 NdT. : En avant, la 13e !

Sans carte

Je ne me rappelle que d’un incident désagréable. Nous étions cantonnés dans un village de l’Aragon appelé Castelseras, dans la province de Teruel. Un jour, à la moitié de l’année 1937, je sortais de la maison où j’avais trouvé à me loger quand deux officiers hongrois me barrèrent le passage :
– Ta carte, camarade ! me dirent-ils.
– Je n’ai pas de carte, répondis-je.
– Ta carte du Parti ! s’écrièrent-ils en élevant la voix d’un ton et en faisant le geste de sortir leur pistolet.

Je sortis la seule carte que j’avais, celle de lieutenant des brigades internationales et je la leur montrai. Indignés et les armes sorties de leur étui, ils essayèrent de m’intimider :
– Nous exigeons que tu aies ta carte !

Moi qui savais que je portais aussi une arme car j’étais officier, je me préparais à réagir rapidement mais par chance, les officiers rangèrent leurs armes et la situation ne s’envenima pas. Je dus aller au poste de commandement de la brigade pour expliquer que j’étais un volontaire sans parti, un antifasciste et que j’étais venu comme tel en Espagne, sans voir l’intérêt d’appartenir au Parti communiste ou à aucun autre parti. Les chefs me comprirent et personne ne m’importuna plus jusqu’à la fin de la guerre.

Je conserve de très agréables souvenirs de tous mes camarades polonais, hongrois et espagnols pour ces quelques mois et ces quelques années que nous vécûmes ensemble face au danger. J’ai couru tous les risques avec eux et je me rappelle avec peine beaucoup de ceux qui sont morts devant moi quand nous passions à l’attaque ou que nous étions massacrés par l’artillerie et par l’aviation ennemie qui nous causaient beaucoup de pertes.

Le gouvernement de la République décida de nous retirer du front, pour respecter la promesse qu’il avait faite à la Société des Nations. Nous nous séparâmes pour ne plus jamais nous revoir. Quand la Seconde guerre mondiale éclata, tous les Polonais retournèrent dans leur patrie pour continuer à se battre et beaucoup moururent à Varsovie.

Staline tua beaucoup d’entre eux dans ses tristement célèbres « purges ».
Ceux qui survécurent occupèrent de hautes charges en Pologne et quelques-uns vivent encore.
Des années plus tard, en 1946, la république populaire de Pologne m’octroya une décoration, la croix de la Valeur, en raison de mon combat avec ses enfants, les Polonais de la brigade internationale Dombrowski. La cérémonie eut lieu à Mexico devant des représentants du Mexique et des républicains espagnols, entre autres don Álvaro de Albornoz. La croix de la Valeur est une très haute décoration que la Pologne octroie et que moi, un Mexicain, je m’honore de conserver.

La guerre en Espagne durait déjà depuis deux ans et on continuait à se battre férocement, ce qui renforçait dans nos rangs des brigades internationales la conviction que nous gagnerions avec l’aide du monde.


Actions de guerre dans la Manche

Après avoir perdu Teruel, nos forces se réorganisaient à Aliaga d’abord et plus tard à La Alcorisa, à Calanda et en Andorre sous des chutes de neige intenses. Soudain, ma brigade Dombrowski ainsi que la Garibaldi furent mobilisées à Álcañiz où nous apprîmes que nous partirions pour une grande offensive mais sans savoir sur quel front de guerre.

Avant cette offensive où nos troupes prirent la place de Teruel, je me rappelle que je venais d’être incorporé à Caspe, près du fleuve Ebre, en provenance de Pozo Rubio près d’Albacete, au sud de Madrid.

Il y eut ensuite à Madrid le dur front de la Cité universitaire, les jours du « No pasarán » qui freinèrent l’offensive des Maures et des franquistes appuyés par des avions allemands qui détruisaient la belle capitale espagnole en la bombardant.

Après Brunete, Villanueva de la Cañada, Trijueque et tout le secteur furent transformés en un enfer par la controffensive de l’armée républicaine, et l’émotion était à son comble lorsque les « chatos40 » de notre aviation affrontaient les Heinkel et les Fiat dans le ciel de la Manche.

Là, parmi de nombreux combattants internationaux, moururent au combat les Mexicains Tito Ruiz Marín, du Juchitán, qui commandait une compagnie d’Allemands de la brigade Thaelmann, et un certain Bautista, vieil ex soldat de Pancho Villa qui était allé en Espagne « pour leur mettre la tête au carré » comme il disait, tout simplement parce que le président Azaña lui était sympathique.

Je sortis indemne de ces actions de guerre et je fus envoyé avec mon bataillon Rakosi aux fronts d’Aragon, du haut Aragon, près de Huesca qui était assiégée par nos républicains.

Vinrent ensuite les opérations de Fuentes de Ebro, en face de Saragosse, où nos bataillons Palafox et Dombrowski s’enfoncèrent en profondeur, causant aux fascistes la peur du siècle.

Comme je me rappelle maintenant les moulins à vent, les champs de blé et les auberges ou les maisons de campagne disséminées dans cette froide région jaunâtre et aride, peuplée de bourgades aux noms de légende comme Madrigueras, Tarazona, huesca, Muniesa, Villanueva, Quintanar, Tembleque, El Toboso, Valdepeñas, etc.

Sur ce, l’hiver nous tomba dessus. Je le passai à Binaced, un petit village du haut Cinca, une rivière de l’Aragon, au sein de la famille la plus noble que j’aie connue : les Dutú, des gens qui finirent par aimer le Mexique autant que moi.

Fuentes de Ebro est un village aragonais qui était au pouvoir de l’ennemi et Fuentetodos, le village où était né le grand peintre Goya, était à nous.

Sur une hauteur entre les deux villages, car la région est montagneuse, un fortin dominait la contrée et il fallait le prendre pour attaquer Fuentes de Ebro et nous ouvrir les portes de la ville que nous convoitions : Saragosse.

Quelques semaines plus tard, à Bujaraloz, à Sariñena et en d’autres endroits, en plein hiver déjà, Indalecio Prieto étant ministre de la Guerre, nous aidâmes à la prise de Teruel, de la neige jusqu’aux genoux, souffrant de l’hiver le plus rude.

Malheureusement la République, avec l’armement limité qu’elle avait, ne pouvait pas conserver ce qu’elle avait conquis. La controffensive des fascistes se voyait appuyée par une forte artillerie et par beaucoup d’avions allemands et italiens qui pulvérisaient nos troupes d’occupation.

C’est ainsi qu’après les nombreuses pertes de Teruel, ma brigade alla se réorganiser dans des villages et des bois proches de l’arrière-garde et mon bataillon alla à Castellote où nous fûmes mobilisés secrètement pour Álcañiz. Là, les deux brigades, la polonaise Dombrowski et l’italienne Garibaldi, nous prîmes de longs convois de chemin de fer pour aller mener une offensive républicaine quelque part, personne ne savait où.

40 NdT. : Les « nez plats », surnom donné à des avions de chasse russes en raison de leur profil.




Kamarad !

Motilleja est un petit village perdu dans le haut plateau de la Manche. On y arrive par un chemin qui court à travers les champs de blé, les fermes et les auberges, et quelques moulins à vent comme les décrit Cervantès dans son génial Don Quichotte.

Le chemin rustique traverse des vallonnements jaunâtres et arides, il passe un vieux pont romain sur la rivière Júcar où des ormes centenaires cachent une masure où, à l’époque de mon récit, fut commis un horrible crime.

On m’a raconté qu’une fois qu’un homme se glissa par la cheminée pour prendre par surprise une belle villageoise que son mari jaloux gardait prisonnière. Le mari arriva et, avec sa hache de bûcheron, il les mit en pièces tous les deux.

Motilleja égayait le paysage de la Manche avec sa petite église campagnarde qui avait un clocher surmonté d’un nid de cigogne, et ses trois ou quatre rues pentues, son bureau de tabac où une jeune fille en son printemps, Carmela, devint rapidement le puissant moteur de mes rêves les plus fous.

Je dois avouer que souvent, au cours de la guerre, je profitai d’une trêve pour aller avec ou sans permission à Albacete et, de là, comme je le pouvais, à Motilleja seulement pour voir Carmela, la cigarettière, la jeune Espagnole la plus ravissante et la plus espagnole de toutes celles qu’ait connue aucun mortel, y compris Mérimée, l’auteur de Carmen, la nouvelle qui a inspiré son opéra à Bizet.

J’étais de passage à Pozo Rubio, un camp d’entraînement des volontaires internationaux installé dans une pinède équidistante de Madrigueras, de Motilleja, de Tarazona, de Villanueva de la Jara et d’autres villages où s’organisaient les brigades internationales.

Pour faire bonne mesure, à Motilleja, je cultivais aussi l’amitié de María Sol, un garçon manqué, blonde et laide mais qui était une milicienne admirable. Elle vivait comme une bête sauvage avec sa famille dans ce petit village à l’écart de tout, perdu dans les plaines de la Nouvelle Castille.

De temps en temps le soir, en attendant qu’arrive le moment de partir au front de Madrid, je m’échappais vers Motilleja où la mère de María Sol, une robuste paysanne, me préparait une paella de lapin arrosée d’un petit vin de Valdepeñas, qui n’avait rien à envier au meilleur restaurant du monde. Nous la dévorions, les miliciens du village et moi, le Mexicain.

Ma passion idéale et platonique pour la jeune fille du bureau de tabac était telle que, quelquefois et même souvent, surpris en chemin par la nuit, je restais dormir sur la paille dorée d’une aire de battage. Je contemplais la lune en rêvant que je reviendrais un jour dans ma patrie en compagnie d’une femme merveilleuse, la maîtresse de mes transports amoureux que je prendrais comme drapeau pour aller au front et me battre sans peur, sûr de triompher parce que ma cause était juste.

Des rêves, les rêves d’un jeune homme qui n’avait qu’une seule certitude : celle qu’il allait mourir.

Je me rappelle que, allongé dans le pailler, par une nuit sans pareille, j’écoutais la ronde de garçons qui se rendaient dans une auberge proche, en chantant en musique :

Trinidad, ma Trinidad…
Celle de la Puerta Real
Un petit visage de Nazaréenne
Comme la Vierge de la Macarena…

Qu’as-tu dans le regard
Qui ne te semble pas bon, Trinidad
Ma Trini, ma Trini, Ah ma Trinidad !

Pozo Rubio était un bois de sapins, un parc national et, avant la guerre, la réserve de chasse d’un seigneur féodal. Dans ses profondeurs, il y avait des baraquements où les volontaires de tous les pays du monde recevaient une instruction rapide. Organisés en bataillons selon leur nationalité ou leur langue, ils partaient ensuite pour les fronts de Madrid où les combats faisaient rage. Je devais partir pour la Cité universitaire, le front le plus actif en ces jours où la capitale de l’Espagne fut sauvée.
Une nuit de tempête et de froid, après être allé à Motilleja, jouissant et souffrant de l’incomparable privilège de voir Carmela, je revenais à Pozo Rubio mais, à cause de la forte tempête, je ne pus rester à dormir dans un pailler. Je décidai de rejoindre mon baraquement mais à cause de la terrible obscurité, je me perdis dans les bois.

Je voulais m’allonger n’importe où pour dormir mais le tonnerre et les éclairs me poussèrent à continuer pour rejoindre le camp.

A l’aveuglette, sous la pluie et au plus profond des bois, je marchais en devinant les sentiers quand soudain une voix impérieuse et décidée rugit avec un accent étranger :
– Halte ! Qui va là ?

Pressé par l’urgence, je répondis :
– Je suis un camarade.

Mais la pointe de sa baïonnette aiguisée se planta dans mon ventre avec tant de conviction que je dus me taire et obéir.
– A terre ! m’ordonna-t-il.

Et bien qu’il pleuve abondamment, je me jetai dans la boue et les feuilles mortes et j’essayai d’expliquer à ce géant allemand, russe ou polonais que j’étais un « camarade » en même temps que je sentais sur mon crâne la pointe aiguë de sa baïonnette.

Je compris dans mon infortune que ce soldat faisait strictement son devoir. C’était un volontaire comme moi mais la barrière de la langue nous empêchait de nous comprendre. Les heures me semblèrent des siècles jusqu’à ce que le jour se lève et qu’arrive la patrouille au moment où pointaient les premières lueurs du nouveau jour. Un volontaire français qui me connaissait, Marcel, écouta les explications que je lui donnai dans ma position inconfortable et il les traduisit à l’Allemand qui s’appelait Heinz – je l’ai su plus tard. Celui-ci me permit de me relever en retirant son fusil de mon crâne et, avec un rire que je trouvai alors stupide, il me tendit sa grosse main en me disant :
– K a m a r a d !

Le jour se leva alors qu’on sonnait l’appel dans le camp. Tout dégoulinant d’une eau qui me sortait par toutes les parties du corps, je courus au rassemblement. Dans mon dos, j’entendis un tumulte de cris dans toutes les langues : de l’allemand, du français,  du polonais, de l’anglais : tous les volontaires fêtaient avec de grands éclats de rire ce grand soldat allemand qui n’avait fait que son devoir en me maintenant à terre pendant toute la nuit sous peine de mort !

Encore aujourd’hui, après tant d’années, il me semble que j’entends encore sa grosse voix impérieuse et menaçante : « A terre ! », et puis, moitié moqueuse, moitié règlementaire : « Kamarad ! »
Je ne retournai pas voir Carmela, la prodigieuse créature, ni María Sol jusqu’à ce que, plus d’une année après, je sois blessé sur le front de Peraleda dans le secteur de l’Estrémadure, et que je sois évacué vers l’hôpital de Villanueva de la Jara, près d’Albacete, au beau milieu de la plaine de la Manche. Je m’en échappai un jour maudit pour aller à Motilleja à la recherche de la femme merveilleuse. Tout cela pour apprendre qu’il y avait peu de temps, elle s’était enfuie avec un milicien…


Fusillez-le !

– C’est un Maure ! C’est un Maure ! se mirent soudain à crier les femmes pendant qu’on me descendait de l’ambulance sur un brancard.
– C’est un Maure ! C’est un de ceux qui ont emmené nos femmes ! Venez, ils vont nous le livrer ! Les canailles !

Je fus extrêmement choqué, plus que lorsque mes médecins me torturaient. Je venais d’être blessé le matin même dans la Sierra Quemada, au-delà de Peraleda alors que nous avancions vers des fortifications ennemies défendues avec ténacité par des troupes marocaines. Personne n’écoutait mes protestations au milieu des vociférations agressives des femmes révoltées. Elles me traitaient de « Maure » et elles tentaient de se faire justice elles-mêmes.

Un Italien de la XIIe Brigade internationale Garibaldi, blessé lui aussi, s’imposa en criant :
– Camarati ! Camarati !
Une fois le calme rétabli momentanément, je pus leur expliquer :
– Je suis mexicain.

Une des paysannes en fureur s’approcha de moi, menaçante, et en arrachant rageusement la casquette avec un protège-nuque de toile verte que je portais, elle s’écria :
– Et ça ?

La veille, dans une tranchée abandonnée par les Maures, j’avais ramassé cette casquette avec un protège-nuque et je me l’étais mise sans penser qu’en la portant, je pourrais être confondu avec l’ennemi.

Sans le couvre-chef mauresque, je leur apparus tel que j’étais et les femmes changèrent radicalement d’attitude. Apitoyées, elles s’exclamèrent :
– Pauvre petit !

Et les brancardiers de me faire entrer dans la salle d’urgence parce que je me vidais de mon sang.

Cela s’était passé en février 1938, à Zalamea de la Serena, un petit village de l’Estrémadure, dans la province de Badajoz. Les blessés des combats qui avaient commencé la veille étaient emmenés à l’hôpital improvisé de cette agglomération.

La paysanne qui m’avait arraché ma casquette m’apporta plus tard à l’hôpital une tasse de café bien chaud et elle me consola avec ses phrases affectueuses de paysanne.

Le front d’Estrémadure était resté plus ou moins tranquille jusqu’alors. Après la prise et la perte de Teruel par nos forces républicaines en cet hiver cruel, nous fûmes mobilisés, la 45e division composée des brigades Dombrowski et Garibaldi, plus une autre de réserve. Nous allâmes d’Álcañiz en Aragon jusqu’en Estrémadure, dans des trains qui restaient cachés le jour dans les bois et qui circulaient tous feux éteints la nuit. Nous passâmes par Tarragone, Valence, Albacete, Ciudad Real, Almadén, Cabeza de Buey et Castuera pour arriver à Peraleda, le secteur où ce serait à nous de mener une attaque de façon offensive.


De la peur à la bravoure

J’avais une « liaison », c’est-à-dire un soldat à mon service pour porter des rapports et des ordres à tout moment et en toute situation. C’était un Andalou très drôle qui s’appelait Sarabia. Avec quelques Madrilènes, il fut pendant quelque temps le sel et le poivre de notre bataillon Mickiewicz.

Sauf que Sarabia, peureux et défaitiste, en faisait trop. Il n’arrêtait pas de râler, ce qui faisait beaucoup de mal dans nos rangs. Plusieurs fois, je lui en fis la remarque mais, au fur et à mesure que nous approchions du front en train ou que nous marchions, pendant les « approches », son comportement était de plus en plus celui d’un provocateur, d’un élément dangereux.

A la veille de notre attaque, ses agissements portèrent leurs fruits, des fruits négatifs pour la discipline. Les soldats refusaient la nourriture en boîtes qu’on nous fournissait et son entreprise de démoralisation prospérait. Il n’était pas question d’aller au combat avec des soldats ayant un si mauvais moral.

Je consultai l’état-major de la brigade qui consulta celui de la division et je reçus un ordre : « Fusillez-le ! »

Je dois avouer que combattre avec ardeur est une chose et qu’ordonner la mort de quelqu’un, de quelqu’un qui vous a été très utile, en est une autre très différente… Il est certain que le sentimentalisme n’a pas sa place en temps de guerre et moins encore à la veille de livrer combat. Aussi, je pris une décision très personnelle.

Cette nuit-là, quand je m’aperçus que Sarabia passait de soldat en soldat pour leur dire quelque chose d’une façon extrêmement suspecte, je l’appelai en particulier et, quand il fut à côté de moi, je lui pris par surprise son pistolet, un Mauser allemand. Il voulut réagir mais je lui mis mon petit 30-30 sur le ventre et il accepta avec soumission sa situation :
– C’est bon, le bronzé. Tu connais ton devoir ! me dit-il.

Je ne dormis pas pour le surveiller et, au petit matin, quand nous reçûmes l’ordre d’avancer, je lui ordonnai :
– Tu vas rester près de moi, tu comprends ? Tout près de moi !
– Oui, le bronzé.

On distinguait à peine la silhouette des montagnes dans la brume du petit matin, au-delà de la plaine aride où nous marchions vers l’ennemi. Il faisait un froid terrible.

Alors que nous escaladions déjà les flancs de la montagne, nous établîmes le contact avec les fascistes. Un feu nourri se déchaîna mais nous comptions sur l’appui de l’artillerie qui pilonnait les positions de l’ennemi sur les hauteurs. Au loin, la Garibaldi ouvrait le feu sur la Sierra Acebuche.

Quand le jour commença à poindre, nous étions maîtres des premières hauteurs et les nôtres, lorsqu’ils faisaient taire les nids de mitrailleuses qui s’opposaient à notre progression, poussaient des hourrahs à répétition. Ce n’était pas une offensive de grande envergure mais, si nos attaques avaient du succès, on pouvait tenter d’aller jusqu’à la frontière du Portugal.

Beaucoup de soldats et d’officiers tombaient, les Marocains sont tenaces et traîtres quand ils sont sur la défensive. Je faisais aller et venir Sarabia en le surveillant constamment. Plusieurs fois, il alla porter des ordres à mes sections qui avançaient en échelons. Je me rappelle l’avoir envoyé sous un feu roulant porter un message codé pour la compagnie du bataillon Palafox qui attaquait avec succès sur notre flanc gauche.

Une fois que nos troupes eurent détruit un nid de mitrailleuses, notre avance fut plus rapide. Je vis Sarabia qui revenait après avoir rempli sa mission. Il rampait ou courait en fonction du répit que lui laissaient les tirs. Il se dirigeait vers mon poste de commandement, à l’avant-garde de l’attaque. Il était presque arrivé lorsqu’il s’écroula lourdement, en quasi synchronisation avec la rafale d’une mitrailleuse ennemie.

Ramón, un sergent aragonais, courut jusqu’à lui en s’exposant et voilà qu’il me crie :
– Eh, le bronzé ! Il a raccroché !

Il faut reconnaître que Sarabia s’était comporté courageusement. L’épisode de la nuit précédente avait suffi pour qu’il reprenne courage. Le problème, c’est qu’il avait peur. Ses agissements de défaitiste et de rebelle venaient de son manque de confiance en soi. Le fait de l’avoir désarmé avec autorité et décision lui avait redonné du courage et il s’était alors senti en sécurité sous les ordres directs d’une personne avec qui il avait un objectif commun : se battre.

Peu de temps après, on tira à peu de distance, depuis un rocher abrupt. Je sentis un coup, comme si j’avais reçu une pierre dans la jambe gauche. Le lieutenant Kuprinski, mon second, se jeta furieusement sur le franc-tireur, un Maure qui portait un burnous. Il était resté caché pour retarder notre avancée.
– Tu es vengé, camarade ! me cria-t-il de sa petite voix aiguë qui contrastait avec sa corpulence de géant.

Comme nous avancions, je ne m’aperçus de rien jusqu’à ce que l’hémorragie me fasse perdre connaissance. Des brancardiers, ces combattants pleins d’abnégation dont on ne s’occupe jamais, me sortirent de là.

Et ce fut ainsi que, ce matin-là, quand j’arrivai en ambulance avec beaucoup d’autres blessés à l’hôpital de Zalamea de la Serena, les femmes du village s’écrièrent en me voyant :
– Il est maure ! C’est un Maure !


La vie à l’arrière-garde

Nous campions dans les collines couvertes d’oliviers et dans les petites vallées proches de l’Ebre, au sud de Mequinenza et de Flix. Les instructeurs étaient des officiers et des chefs grecs ou hongrois, je ne l’ai jamais su. Ces soldats sévères nous soumettaient à un entraînement intense. Ils parlaient mal l’espagnol mais ils se faisaient comprendre en français. Par ailleurs, les interprètes ne manquaient pas. Comme nous étions les brigades des troupes de choc, on projetait de nous réorganiser complètement, certainement en vue d’une grande offensive. Elle devait effectivement avoir lieu car on préparait rien moins que le franchissement de l’Ebre.

Ma XIIIe Brigade internationale avait comme base le petit village de Pradell, en Catalogne, une région viticole du Priorato. Une autre brigade internationale, la XIe Thaelmann était cantonnée dans le village de Marsá et dans ses environs ; la XVe Brigade mixte internationale Lincoln était à Falset et ainsi, disséminés dans beaucoup de villages, les trois grands corps de l’armée se préparaient à la bataille. Mais nous ne savions rien des plans du commandement, bien évidemment et, pour le reste, quand le soldat n’est pas face à l’ennemi en train de se battre, il veut entendre parler de tout sauf de guerre et de planification.

Ces jours-là, la vie quotidienne était la suivante : le matin de très bonne heure, rassemblement, appel par compagnies, petit-déjeuner à base d’énormes miches bourratives à la mie moelleuse que les fourriers nous donnaient avec du café chaud et quelquefois du lait. Immédiatement après, terrain d’entraînement ou tir sur cible ou apprentissage du maniement des armes nouvelles. Il nous en arrivait continuellement. Elles étaient généralement de marques tchécoslovaques ou russes. Ensuite, nous avions des travaux pratiques de lancer de divers types de bombes à main et surtout de mouvements, de marches, de sauts presque acrobatiques, le tout avec beaucoup d’intensité et d’énergie.

A midi, la toilette à grands seaux s’il y avait de l’eau, ce qui arrivait rarement, et le déjeuner que les fourriers nous servaient dans nos assiettes creuses en aluminium. Il consistait en haricots ou en pois chiches très bien cuisinés, avec de gros morceaux de viande d’âne vraiment savoureuse. Quelquefois du riz préparé en paella et, comme il y avait beaucoup de bon vin, nous remplissions nos gourdes à volonté. Parfois, et c’était le signe que nous allions changer de cantonnement, on nous dotait de boîtes de conserve de viande, on nous donnait des cigarettes françaises ordinaires ou du tabac à rouler des Canaries et, de temps en temps, des cigares nord-américains, des chocolats. On nous distribuait même des boîtes de cigares mexicains Delicados. C’était un véritable trésor non seulement parce qu’ils venaient du Mexique mais aussi parce qu’ils contenaient de savoureuses feuilles de tabac entières.

Moi qui étais le seul Mexicain de la XIIIe Brigade, j’étais fier de ces cigares même si je fumais peu et que je préférais en faire cadeau aux paysans catalans de Pradell, même le chocolat, parce que c’était des gens très généreux avec nous et qu’ils manquaient de tout à cause de la guerre.

La nuit, dehors, dans les villages, dans les maisons des habitants ou dans la campagne sous les oliviers, on improvisait des récitals. Tous ceux qui avaient la nostalgie de leur pays chantaient leurs ballades sentimentales ou ils interprétaient leur musique ou leurs danses en s’accompagnant de guitares ou de ces petits accordéons octogonaux allemands qui sont si bons et si faciles à transporter que tous les volontaires internationaux du centre de l’Europe en avaient un.

Pour leur part, les Espagnols, quand nous étions sous les oliviers ou dans les vignes, ou chez les habitants des villages qui nous logeaient avec tant d’affection, ils se laissaient aller à chanter leurs saetas andalouses ou leurs sauvages jotas aragonaises, leurs fandanguillos ou leurs joyeuses bulerías. Ils avaient de remarquables voix viriles qui me plaisaient beaucoup, à moi qui aimais tant les miliciens aragonais, si nombreux dans le bataillon Mickiewicz. 


Mes commandants

Parmi les chefs qui j’ai connus personnellement, je me rappelle le commandant Modesto Guilloto qui devint le chef de l’armée de l’Ebre. Je fis la connaissance de Modesto à Falset où un groupe de hauts commandants participaient à une réunion dans cette ville. A la sortie, il était avec Líster que je connaissais depuis peu, et avec le commandant Manuel Tagüeña. Maintenant, avec le recul, en mettant bout à bout mes observations, je comprends qu’ils planifiaient déjà le franchissement de l’Ebre et qu’ils se réunissaient pour cela.
Les trois chefs que j’ai cités étaient espagnols et très populaires dans toute l’Espagne. Tous étaient des miliciens à l’origine, tous étaient intuitifs, d’habiles stratèges qui s’étaient faits sur le tas, en faisant la guerre. D’autres chefs étaient le célèbre Campesino41, un gros homme rude, célèbre surtout dans le sud de l’Espagne, et Buenaventura Durruti, un chef anarchiste très populaire qui fut tué à Madrid à la tête de sa colonne en ces jours difficiles pour la capitale. Et, bien que je ne les aie pas connus personnellement : le général Kleber ; le général Lukáczs qui mourut à Huesca ; le Hongrois Gal ; le colonel français Dumont ; André Malraux ; le général Gómez qui était le pseudonyme d’un haut gradé allemand ; le général Walter, un Polonais que j’ai bien connu parce qu’il fut mon chef et mon ami ; le colonel Hans, un Allemand, chef de la XIe Brigade internationale Thaelmann; l’Italien Luigo Gallo ou Longo et tant d’autres dont je ne me souviens pas maintenant.

  La devise de notre XIIIe Brigade internationale Dombrowski était un vers du poète Mickiewicz qui disait : Pour votre liberté et pour la nôtre. Les Tchécoslovaques avaient l’habitude de dire : A Madrid, nous défendons Prague. Ainsi s’écoulait notre vie aux brigades internationales pendant les courtes trêves entre deux combats, rythmée par nos devises, le chant des hymnes et la lecture des journaux dans toutes les langues, dans une ambiance de franche camaraderie et avec la volonté de gagner la guerre.

41 NdT. : Le paysan.


Les villages de l’Aragon 

Celui qui a vécu ne serait-ce qu’un court instant dans les villages de l’Aragon, se rappellera certainement toujours ces gens qui ont une réputation de noblesse et de solidarité qu’ils mettent en application tous les jours avec une franchise rude mais loyale. Cette solidarité et ce comportement si entier me plaisaient beaucoup en tant que Mexicain et Oaxaqueño des montagnes. Ce que j’appelle la « noblesse paysanne » doit se comprendre dans un sens positif parce que les Aragonais sont des gens simples et rustiques, ce sont des « paysans » mais ils ne ressemblent en rien à des péquenots pas très dégourdis. C’est la crème de l’Espagne, ce sont des gens aimables, solidaires et généreux. Ceux qui ont eu la  chance de partager leur vie au village garderont d’eux un souvenir inoubliable.

Plusieurs d’entre nous, soldats de la XIIIe Brigade mixte Dombrowski, nous eûmes cette chance parce que nous fûmes cantonnés dans ces villages, dans un triangle formé par Monzón au nord, par Sariñena et par Fraga dans la vallée de la rivière Cinca, près de la région aride appelée Los Monegros.

Mon bataillon fut cantonné dans un petit village appelé Binaced, assez près de Tamarite de Litera et de Monzón, à deux pas de Binéfar, un village où passe le chemin de fer qui va à Saragosse.

Je me rappelle que, tandis que les soldats s’installaient dans des fermes abandonnées par leurs riches propriétaires à cause de la guerre, nous les officiers, nous avions la possibilité de chercher un logement dans les maisons mêmes du village, au sein des familles de Binaced qui nous accueillaient volontiers. Un camarade, un Espagnol d’Andalousie qui était commissaire politique et qui s’appelait Garrido, cherchait en ma compagnie un logement. Nous allions de porte en porte.

Nous n’eûmes pas besoin de toquer à plusieurs portes car nous frappâmes à la première maison qui se présenta et la maîtresse de maison nous ouvrit avec empressement. C’était une brave femme vêtue de noir avec un fichu sur la tête comme on en portait dans toute l’Espagne, et elle nous invita à entrer.
– Mais comment donc, les gars ! nous répondit-elle quand nous lui demandâmes de nous louer une chambre pour quelques jours ou quelques semaines.

C’est ainsi que nous nous installâmes, Garrido et moi, dans une petite pièce au second étage. Quand nous descendîmes dans la rue, nous fîmes la connaissance de don Manuel Dutú, le chef de famille, de sa jeune fille Elena et d’un jeune homme, son fils aîné. Cette nuit-là, quand nous revînmes pour dormir, la famille nous invita à dîner d’une salade avec de l’huile d’olive, d’un morceau de viande et d’une boisson chaude dont je ne me rappelle pas le nom mais, en période de guerre, c’était un véritable festin. A partir de ce jour-là, moi au moins, je dînai tous les soirs avec cette famille car, franchement, ils m’avaient accueilli comme un de leurs fils. Ils pensaient peut-être à un autre de leurs enfants qui était au front quelque part… De plus, le fait que je sois mexicain faisait que cette noble famille aragonaise m’aimait chaque jour davantage. Je ne les ai jamais oubliés.

Don Manuel Dutú, vieux républicain, homme peu bavard et très généreux, tailleur de profession, me fit un uniforme de lieutenant qui était alors mon grade. Je l’essayai mais je ne pus jamais le porter à cause des aléas de la guerre qui, peu après, m’obligèrent à quitter cet agréable hébergement pour aller me battre. Le village de Binaced fut occupé par les franquistes lors de leur grande offensive en Aragon. J’appris qu’ils mirent en prison don Manuel et sa noble famille pour avoir commis le « délit » d’avoir hébergé chez eux un volontaire mexicain antifasciste.

Je ne pourrais pas préciser dans ces mémoires les dates où j’étais dans cette région aragonaise de la province de Huesca parce que notre mobilité était telle que nous partions en camions ou à pied vers des secteurs éloignés je ne sais combien de fois et que nous revenions aux mêmes camps ou allions dans d’autres plus éloignés. C’était normal étant donné que l’aviation ennemie manifestait un grand intérêt : celui d’anéantir les brigades internationales, où que nous soyons.

Je vécus aussi chez une humble famille formée d’une dame âgée et de son plus jeune fils car les autres faisaient la guerre sur l’un des  nombreux fronts. La femme portait des vêtements de deuil et un fichu sur la tête. C’était dans un village appelé Pueyo de Santa Cruz, au bord de la rivière Cinca, très près de Binaced, le village où j’allais tout de suite rendre visite aux Dutú.

Je me rappelle qu’un jour il neigeait beaucoup. J’étais à Binaced et je devais retourner au cantonnement du bataillon. Le fils de la famille Dutú, qui s’appelait Joaquín, me prêta sa bicyclette. Je montai dessus et, alors qu’il neigeait abondamment, je partis et je me perdis en suivant ce que je croyais être un chemin. A un moment, au milieu de tout le blanc qui m’entourait, comme j’allais vite dans une pente, j’allai m’écraser contre un arbre… et c’est là que le jour me trouva, presque congelé, près de la bicyclette toute déglinguée.

A Pueyo, je fis la connaissance d’un grand garçon, un Juif allemand ou polonais appelé Shonback qui devint mon aide de camp. Ensemble, nous combattîmes dans plusieurs secteurs, toujours l’un près de l’autre, jusqu’à ce que, sur l’Ebre, en août 1938, ce compagnon d’armes inoubliable tombe pour toujours.

Deux autres petits villages où j’allais souvent, avec Shonback précisément et avec un Cubain appelé Bento, étaient Alcolea de Cinca et Belver de Cinca. Nous y avions des amis à qui je faisais cadeau du tabac et du chocolat qu’on nous donnait au front. Ils nous remerciaient beaucoup parce qu’à l’arrière-garde, il n’y avait presque rien à manger ni à fumer.

Comme je me rappelle ces nuits au camp où nos soldats chantaient ! Si les Polonais entonnaient des hymnes révolutionnaires en s’accompagnant de leurs petits accordéons, les Espagnols n’étaient pas en reste : en s’accompagnant de leurs guitares, ils chantaient des couplets à thème dont ils improvisaient les vers sur le champ. Il y avait un Aragonais –  je ne me rappelle pas son nom – blond, gros et petit de taille, qui avait une voix extraordinaire. Il se lâchait et, avec une vigueur virile, il nous chantait des jotas qui nous séduisaient tous. Partout où j’ai été, quand il y a des hommes rassemblés et qu’il y a une communauté d’idées et de lutte, on chante invariablement en chœur, on entonne des hymnes et tout le monde s’exprime dans des poèmes ou des couplets comme les Espagnols, ou dans des corridos comme nous les Mexicains. Ils encouragent, ils exaltent, ils stimulent notre esprit combatif, comme le nôtre à l’époque.
Voici une jota :

Verse de la tristesse dans ton vin
Et de l’amertume dans ta guitare.
Camarade, ils nous ont tué
Le meilleur homme d’Espagne.
Au meilleur homme d’Espagne, 
Verse-lui de la tristesse dans son vin
Et de l’amertume dans sa guitare… 

Près de nous, les autres brigades internationales étaient cantonnées dans d’autres villages. Je me rappelle que, quand nous allions dans ces villages, je demandais s’il y avait par hasard un Mexicain dans leurs bataillons et généralement, j’avais la chance de faire une nouvelle connaissance. C’est ainsi que je fis la connaissance de nombreux compatriotes dont beaucoup ne sont jamais revenus au Mexique.

Dans la XIe Brigade internationale mixte Thaelmann composée d’Allemands, d’Autrichiens, de Hollandais et d’Espagnols, il y avait quelques Mexicains de même que dans la XVe Brigade Lincoln, et dans la XIIe Brigade internationale mixte Garibaldi où on les confondait avec les volontaires italiens antifascistes. Ces trois brigades formaient une division. L’autre division était composée des Français de la XIVe Brigade Marseillaise et de la 129e formée de slaves et de balkaniques. Ces souvenirs me reviennent parce qu’ils chantaient leurs hymnes formidables la nuit, pendant que nous marchions sur les routes en direction du front, et même pendant les combats et dans les tranchées où leurs chants se propageaient par contagion. C’était émouvant de voir ces grands hommes blonds, forts, idéalistes et armés engager le combat en chantant et en exprimant leur immense colère lorsqu’ils voyaient leurs camarades tomber sans même pouvoir aller les ramasser. Je me souviens surtout de cela les premiers jours de la bataille de l’Ebre.

Qui ne se sentirait pas rempli de courage et d’idéalisme en ayant comme camarades ces hommes qui entonnaient leurs hymnes inoubliables à l’heure du plus grand danger, au moment où on exigeait d’eux le plus grand courage ?

Nous les Espagnols – en tant que Mexicain, j’en étais un de plus – nous entonnions aussi aux moments les plus critiques l’hymne de La Jeune Garde parce que, quand nous engagions le combat, nous ne voulions pas rester à la traîne derrière nos camarades internationaux.

Nous sommes la jeune garde
Qui forge l’avenir
La victoire nous a forgés
Nous saurons vaincre ou mourir ! 

Parmi les Madrilènes, il y en avait toujours un qui chantait les couplets ironiques des Quatre muletiers ou le célèbre chœur du Cinquième Régiment. 

Dans les villages d’Aragon, nos unités se réorganisaient, on complétait leur encadrement, on remplaçait les pertes subies au cours des actions antérieures et souvent, nous avions de nouveaux chefs, de nouveaux commissaires politiques. Nous faisions la connaissance de nouveaux camarades qui arrivaient de leur pays et qui se joignaient à la lutte qui était devenue la nôtre.

Seule la propagande de l’opposition à la République espagnole disait que les brigades internationales étaient un corps d’aventuriers ou de mercenaires. La vérité, je l’ai vécue et c’est ce que j’essaie de laisser par écrit à mes enfants dans ces mémoires.

Ces gens étaient aussi généreux que simples.
Par exemple, dans la petite maison où on me logeait, s’il faisait froid la nuit, on glissait sous mes draps une petite bassinoire fixée à un manche en bois pour réchauffer le lit. Ces gens faisaient leur pain et leur vin et, en plus, ils avaient leur propre huile d’olive. Dans des jarres, ils gardaient le « moût ». Ils appelaient ainsi le jus des raisins qu’ils transportaient dans des carrioles tirées par des chevaux, et qu’ils écrasaient dans une cuve où on pressait les fruits. Dans une deuxième cuve, s’écoulait un liquide sucré que l’on conservait pour en faire plus tard un vin âpre, un vin pur et fort qui était celui qu’on m’offrait à table dans les classiques porrones42.

Les femmes de la maison, si travailleuses et si pleines d’abnégation, faisaient leur pain. Elles ne donnaient que leur grain à moudre, dont elles gardaient généralement leur petite récolte dans le grenier. C’étaient de gros pains larges qu’on appelait des « miches », savoureuses, avec de la mie. Avec seulement de l’huile d’olive pure, c’était un festin pour nous.

A cause de la guerre et des pénuries qu’elle entraînait, les gens devaient se battre pour se suffire à eux-mêmes. Ils cultivaient leurs minuscules jardins où ils semaient de la salade « scarole », des pommes de terre, des oignons et même des asperges. Dans toutes les maisons, on engraissait un porc qu’on tuait invariablement à Noël pour faire soi-même de la charcuterie pour le reste de l’année.
Nous les volontaires, que nous soyons espagnols ou étrangers, nous partagions la vie simple de ces gens. Nous nous battions tous sur les fronts de guerre et, pendant les jours de repos, nous étions dans leurs villages, partageant littéralement avec eux le pain et le sel, comme des frères. Ce n’était pas une question d’argent : personne n’avait rien. C’était de la solidarité humaine, c’était le partage de la dureté d’une guerre que les généraux fascistes insurgés avaient imposée à l’Espagne.

Qui dit Aragon dit jotas. Au-delà de tout folklore qui n’est destiné qu’à la consommation des touristes, les gens de l’Aragon chantent, dansent, et ressentent profondément leurs jotas qui sont de très beaux couplets à thèmes qui expriment très souvent leurs sentiments envers les femmes. Ce sont des chants virils, joyeux, rythmés et expressifs comme ce couplet de La Dolores qui dit :

Si tu vas à Catalayud
Demande la Dolores…

Ou comme cette autre dont je me souviens maintenant et qui disait :

Dis-moi qui est mort chez toi
M’amie au fichu noir
Dis-moi qui est mort chez toi

Si celui qui t’aime est mort,
Ne pleure pas parce que moi je suis là…
M’amie au fichu noir.

Notre chef était le général Sebastián Pozas et, parmi nos commandants, il y avait beaucoup d’Aragonais. J’eus comme « liaison » un garçon appelé José – je ne me rappelle pas son nom de famille – mais il était originaire d’un village de Teruel. Plein d’abnégation et loyal comme un indien d’Oaxaca, ce soldat républicain ne me laissait jamais seul et, quand il partait en mission, il la remplissait toujours. Comme nous avancions sur Gandesa après avoir franchi l’Ebre, ma « liaison », José, ce vaillant Aragonais, tomba à mes côtés en avançant au coude à coude avec d’autres camarades, tous fauchés par une rafale de mitrailleuse. C’était cela la guerre.

42 NdT. : Pichet conique en verre avec un goulot pour le remplir de vin et un bec pour boire à la régalade.


Mission accomplie

– Lieutenant ! me dit sèchement Edward Molojest, le commandant de ma brigade, la République te confie une mission délicate.
– Je suis à vos ordres, mon général.
– Choisis une escouade de gars audacieux pour cette nuit.
– Oui, Monsieur.
– Il faut franchir le fleuve.
– Nous le ferons.
– Tu as quelque chose à me dire ?
– Rien. Je vais me préparer.
– A zéro heure exactement. Tu auras la protection de nos mitrailleuses s’il se passe quelque chose.
– On aura un canot ?
– Oui, il est prêt. Le sergent va te conduire.

Et j’allai choisir cinq garçons espagnols et un Polonais, des gars qui avaient prouvé leur valeur dans des situations difficiles. Je leur ordonnai uniquement de se préparer, parce que nous devions partir.
– Allons-y. Avec toi où tu voudras, le Mexicain !
C’était les jours funestes de la guerre espagnole, à la veille de la grande bataille de l’Ebre où, avec mon bataillon Mickiewicz, je devais jouer un rôle décisif.

Il y avait à peine deux semaines, alors que ma brigade se trouvait dans le secteur de Fuentes del Ebro, que j’étais arrivé dans le petit village de Fuendetodos à la tête de ma compagnie. Il était battu par les tirs de l’artillerie fasciste. Nous étions de passage, nous allions vers des positions d’où nous partirions la nuit pour mener un coup de main contre une forte position de l’ennemi qui harcelait continuellement nos lignes avec des tirs de mortiers.

Dans cette opération manquée, nous perdîmes treize soldats espagnols et treize volontaires polonais qui restèrent près des barbelés ennemis.

Malgré les tirs nourris d’une mitrailleuse et les explosions des grenades, un volontaire hongrois que je n’oublierai jamais, le lieutenant Kolin, avançait en criant aux hommes de sa section :
– Avanti camagad ! Avanti camagad !

Et voilà qu’une lafitte, une grenade à main ennemie, lui éclate entre les jambes. Mais le vaillant lieutenant Kolin, collé au sol tout près des barbelés, poussait à la fois des cris de douleur et d’encouragement guerrier :
– Avanti camagad !
En avant, camarades !
Pour moi, ce fut la nuit la plus triste…

Mais la nuit suivante, avec les renforts du bataillon Dombrowski, nous attaquâmes de nouveau furieusement, comme si nous voulions venger Kolin et nos autres morts. En utilisant seulement des bombes, nous délogeâmes les fascistes de leurs positions pour quelques heures car, au petit matin, avec l’appui de tanks, ils nous obligèrent à nous replier sur nos lignes antérieures.

Dans certains secteurs, le combat avait cette férocité.
L’heure « zéro » arriva. C’était une action de commando.

Ma montre synchronisée me l’indiquait et, sans souffler mot, en nous faisant des signes dans l’obscurité menaçante, nous traînâmes le canot jusqu’au bord du fleuve pour le traverser entre deux nids de mitrailleuses amies qui nous protègeraient en cas de besoin.

Quand le canot tomba dans le fleuve, l’eau clapota et je tremblai, m’attendant au pire car, à cent mètres, de l’autre côté de l’eau, des douzaines de mitrailleuses et des centaines de fusils ennemis étaient pointés sur nous.

Nous montâmes à bord. « Au nom de Dieu », murmura doucement le sergent García. Et nous commençâmes à ramer avec nos fusils. L’obscurité était totale. Au loin, le cliquettement de routine d’une mitrailleuse, sur le front tranquille.

Je ne savais pas si nous avancions mais, en tout cas, nous nous déplacions vers l’autre rive. Si l’ennemi avait remarqué notre entreprise audacieuse, nous aurions été criblés de balles.

Le canot prit l’eau avant d’atteindre la rive opposée et nous dûmes sauter à terre, discrètement, le fusil à la main et les grenades prêtes. Nous avions pris pied en territoire ennemi.

Quand j’avais reçu l’ordre de cette mission, la lumière était encore bonne. Avec des jumelles de tranchée, j’avais observé l’endroit exact vers lequel nous devrions nous diriger, un vignoble épais près d’une maciá, une petite maison de campagne rustique, où j’étais sûr de prendre les soldats ennemis au dépourvu.
– Notre mission, dis-je à mes soldats après que nous eûmes débarqué, consiste à capturer des prisonniers, si possible sans combattre, et à revenir immédiatement à nos lignes avec eux. Ils donneront des renseignements importants au poste de commandement.

En rampant, sans faire de bruit, nous arrivâmes à la maciá et nous y pénétrâmes. Il y avait là des soldats qui dormaient. Ponce, d’une voix rauque, faisant semblant d’être leur sergent, leur donna des ordres :
– Allez, allez ! Levez-vous ! On part en patrouille !

A moitié endormis, trois soldats ennemis se levèrent et nous suivirent avec leur fusil et le reste.
En rampant, nous arrivâmes de nouveau au fleuve, nous embarquâmes et nous revînmes à nos lignes, très nerveux, sans que les mitrailleuses Maxim aient besoin d’entrer en action.

En mettant le pied en territoire républicain, les prisonniers s’aperçurent qu’ils avaient été victimes de notre audace. Ils voulurent réagir mais nous les neutralisâmes vite et nous les conduisîmes sans perdre de temps au quartier général de la division.

Ils furent interrogés et notre état-major obtint beaucoup d’informations, des renseignements précieux pour tenter de passer de l’autre côté de l’Ebre impétueux, l’opération la plus brillante mais aussi la plus sanglante de la guerre espagnole.

En ce qui me concerne, j’étais satisfait de l’aventure et je me contentai de me mettre au garde-à-vous avec mes volontaires devant Edward Molojest, le commandant de ma brigade, et je lui dis :
– Mission accomplie, mon commandant !


La traversée de l’Ebre

– A l’heure H, camarade, me dit le commandant Molojest en même temps que nous synchronisions nos montres lumineuses. Prends bien soin des canots et mène tes hommes à la victoire. Bonne chance !

Il était huit heures en cette nuit noire du 24 juillet 1938, quatre heures avant que commence la plus grande bataille de la guerre espagnole, la bataille de l’Ebre.

Je revins à mon poste de commandement, dans une tranchée improvisée et je réunis mes officiers polonais et espagnols. Sans leur révéler grand-chose, je leur ordonnai d’inspecter immédiatement nos canots qui étaient camouflés sous les broussailles des rives du fleuve impétueux que nous devrions traverser sous le feu de l’ennemi.

Seul au fond de ma guitoune et à la lumière bleutée d’une lanterne sourde, je regardais sur une petite carte du secteur comment, après avoir brisé le front ennemi, nous nous infiltrerions en profondeur pour désorganiser son dispositif général. J’étais occupé à cela quand la voix rocailleuse du fourrier surgissant par surprise de l’obscurité me fit sursauter.
– Je vous apporte du café, me dit-il, un peu de cognac et des boîtes de viande au cas où ça dure…
– C’est bien. Laisse-moi seul.

Je vis que ma montre indiquait dix heures passées.
Il serait l’heure H lorsque les aiguilles marqueraient minuit.

Le gouvernement de la République l’avait décidé : il devait attaquer, entreprendre une grande offensive pour sauver le Levant. Le sacrifice de milliers d’hommes n’avait pas d’importance, ni la destruction, la dévastation de toute une province de l’Espagne. Mon bataillon Dombrowski de la XIIIe Brigade internationale était le fer de lance de cette grande action offensive. Nous devions quelques minutes plus tard traverser en combattant le fleuve le plus impétueux d’Espagne… et on dit que c’est facile. Je commençais à souffrir en pensant que j’étais loin de ma famille et de ma patrie. Puis je réagis en me disant : « Si avec cette bataille nous commençons à gagner la guerre, je retournerai vite au Mexique. Je suis venu comme volontaire et il faut aller de l’avant ». Je regardai de nouveau ma montre : ses aiguilles m’assassinaient par moments.

Si un officier ou un sergent entrait dans ma « cabane » pour prendre ses instructions, nerveux, préoccupé, je lui répondais à peine, d’un ton renfrogné :
– Soyez prêts, les gars, je vous donnerai l’ordre.

Un silence total comme jamais régnait cette nuit-là tout le long du front de l’Ebre. Aucun cliquettement de mitrailleuse, aucun coup de canon au loin, aucun cri moqueur dans les tranchées d’en face, aucun ronronnement des avions ennemis au dessus de nous, rien. C’était plutôt inquiétant.
A mesure que la minute terrible approchait, je me sentais des envies immenses de courir, de disparaître, de ne pas exister. Mais j’avais une grave responsabilité : celle de conduire trois cents hommes à l’attaque et à la victoire. Le destin, comme un bloc froid d’acier, m’écrasait en me blessant avec ses arêtes coupantes, j’étais en proie à un violent accès de peur animale.

Le bronzé ! s’écria d’une voix hystérique le vieux sergent Binéfar en entrant dans ma guitoune. Je ne vais pas avec toi ! Je ne veux pas mourir ! Tue-moi, mais je n’y vais pas ! Tue-moi !
Et il se jeta sur moi en m’arrachant une de mes bombes à main.
– Tue-moi mais je n’y vais pas !

Devant ses cris hystériques qui pouvaient gagner par contagion le reste du bataillon, je dus lui sauter dessus, le terrasser, lui ôter la grenade et le gifler pour qu’il se taise.
– Tais-toi ! lui disais-je. Tu ne vas pas venir avec moi, tu vas rester ici ! Tais-toi !

En lui parlant ainsi, je sentis monter en moi, du plus profond de mon être, un changement, une transformation de mon état d’esprit et je sortis de ma guitoune avec détermination. J’ordonnai à mes officiers de préparer leurs hommes et de couper court, quoi qu’il en coûte, à tout début de démoralisation ou de panique.

Arriva la minute de l’heure H.
– Allons-y, ordonnai-je et nous commençâmes tous à traverser le fleuve dans nos canots.
Nous fonçâmes en profondeur vers Gandesa en laissant des poches de résistance ennemies qui seraient anéanties par les forces qui nous suivraient dans notre progression offensive victorieuse.
C’est ainsi que commença la bataille de l’Ebre.

Au-delà d’un carrefour stratégique appelé Venta de Camposines, au moment où je dirigeais nos colonnes vers des points de résistance qu’elles atteignaient à une vitesse vertigineuse, le sergent Binéfar me cria :
Le bronzé ! J’arrive ! On va gagner !

Sa présence me surprit très agréablement parce qu’elle me rappela qu’avec sa crise d’hystérie au moment où mon courage flanchait, il m’avait fait réagir parce qu’il est évident pour moi que tout homme éprouve de la peur, quel que soit son courage.

Je crois fermement que le courage n’est qu’une facette de la peur. La frontière entre elle et la témérité est imperceptible.

Ces minutes terribles, dans l’attente de l’heure H, je ne pourrai jamais les oublier. Le sergent Binéfar se les rappellera tout autant, s’il vit encore.

Le début de la bataille était un succès et il nous suffisait de l’exploiter, comme on dit en termes militaires. Nous avancions déjà sans nous préoccuper de nos flancs car nos « liaisons »  nous informaient que nos unités – les brigades et les divisions étaient nos unités – traversaient le fleuve les unes après les autres sur un très large front de plusieurs kilomètres. Nous, de la XIIIe Brigade Dombrowski, nous avions déjà pris le carrefour stratégique de Venta de Camposines où nous nous étions emparés de dépôts de vivres, de montagnes de boîtes de conserve, de munitions et de plusieurs pièces d’artillerie qui nous aidèrent ensuite à nous assurer du village de Corbera, de beaucoup de matériel pour monter des ponts flottants et surtout, parmi des centaines de prisonniers, des chefs de ce secteur, le colonel Peñarredonda, son état-major et tout et tout. Notre offensive : un succès total.

Le soir du 25, quand l’aviation fasciste se rendit compte que Corbera était tombé dans nos mains, elle commença ses vols en rase-mottes pour mitrailler les troupes républicaines qui traversaient massivement le fleuve sur des ponts flottants posés sur des canots et des bacs.

A la nuit tombée, comme je m’approchais de Gandesa avec mes hommes du bataillon Mickiewicz, les fascistes de leur 13e division sous le commandement du général Barrón commencèrent à nous tirer dessus, d’abord timidement, sans doute parce qu’ils n’étaient pas sûrs que nous ne les avions pas encerclés. Mais, à mesure que les minutes et les heures passaient, les tirs de leurs mitrailleuses s’intensifièrent. Quand nous nous approchâmes du cimetière, la résistance à cet endroit était déjà féroce et nous nous vîmes obligés de nous jeter à terre, de creuser des trous avec nos baïonnettes et d’attendre les ordres. Pendant la nuit, l’artillerie ennemie entra en action avec des tirs d’intimidation plutôt que des tirs sur objectifs car ils ignoraient notre progression et la position de nos avant-gardes.

Ce jour-là, c’est nous qui effectuâmes la pénétration maximale de la grande offensive en atteignant le cimetière de Gandesa car nous n’avions pas attaqué la place qui était par ailleurs puissamment fortifiée. A partir des positions conquises par la XIIIe Brigade internationale, commença une autre bataille qui consistait en contrattaques isolées d’abord, puis en combats acharnés qui se soldaient par de nombreuses pertes de part et d’autre, et par des prises de cotes, c'est-à-dire de petites collines ou hauteurs qui dominaient le terrain et dont la possession était décisive. La 35e division s’était couverte de gloire parce que, en une seule journée, ses trois brigades, la Dombrowski qui était la mienne, la Lincoln et la Thaelmann, avaient arraché à l’ennemi un immense territoire et de nombreux villages. Les forces puissantes commandées par Líster et par d’autres chefs républicains célèbres avaient agi en parfaite coordination d’après ce que nous voyions et savions. Notre tête de pont serait une menace pour le flanc de l’ennemi et il devrait arrêter net son offensive sur Valence. Le moral de nos soldats était très élevé parce qu’après de lourdes défaites, la République inscrivait enfin à son actif une superbe victoire sur l’Ebre.

Cette nuit-là, quand les fourriers arrivèrent à nos positions face au cimetière de Gandesa, transportant leurs marmites de café à l’épaule, nous comprîmes que tout le territoire que nous avions conquis ce jour-là était occupé par des troupes fraîches qui traversaient le fleuve sans interruption malgré l’aviation ennemie qui bombardait les ponts et toute la rive. Nous mangeâmes de la viande en boîte que nous apportions depuis Venta de Camposines, avec les miches et le café chaud que nous donnaient les fourriers. Ce fut le dernier repas que je me souviens avoir pris parce qu’à l’aube du 26, nous ne pouvions plus lever la tête à cause du tir rasant des mitrailleuses ennemies et du terrible vacarme de l’artillerie qui envoyait des obus jusque derrière nos lignes.

Ils nous avaient tué beaucoup d’hommes, des Polonais, des Espagnols mais nous ne pouvions même pas en faire la liste. Nos hommes se passaient le mot entre eux : « José est tombé ! », « Ils ont tué Bernabé ! », « Emilio a été salement blessé ! » ou « Le commandant Kupchika été tué net par un tir à l’arrière. » C’était triste d’apprendre les noms de ceux qui restaient étendus sur le champ de bataille, morts ou blessés, surtout ces derniers car il n’y avait pas moyen d’aller les chercher. Ils se vidaient de leur sang, seuls. D’autres rampaient jusqu’à un creux du terrain mais, quand l’ennemi contrattaquait, il les faisait prisonniers ou il les achevait sur place. Souvent, en journée, avec l’appui de son artillerie ou de son aviation, l’ennemi nous délogeait d’un endroit et la nuit suivante, nous les délogions à notre tour avec des bombes à main. Nous retrouvions nos blessés et nos morts aux côtés des leurs, qu’ils abandonnaient aussi.

Ce jour-là, tout le long du front, on entendit le fracas de plus en plus effroyable de leur artillerie et celui de la nôtre. Pendant toute la journée, derrière nous qui occupions les premières lignes que nous avions conquises, on entendait les bombardements épouvantables de l’aviation fasciste qui d’heure en heure pilonnait davantage les positions où les troupes républicaines avançaient ou se fortifiaient. C’était si terrible qu’aucun d’entre nous n’espérait sortir vivant de ce piège infernal dans lequel nous étions tombés. La seule chose à faire était de tuer pour survivre, de tirer et d’épuiser l’ennemi qui contrattaquait à coups de bombes à main, de les balayer avec les tirs de nos mitrailleuses, de nous préparer à nous servir de nos baïonnettes. En effet, nous n’avions pas l’appui de notre artillerie, nos avions ne se montraient jamais et nous devions nous en tirer par nos propres moyens. La seule chose qui ne nous manquait pas, c’était les munitions parce que nos « liaisons » nous réapprovisionnaient constamment. Ils arrivaient en rampant jusqu’à nos tranchées peu profondes. En face de nous, nous avions des Maures et des soldats de la Légion. Le jour, ils nous harcelaient furieusement. La nuit, c’est nous qui étions intrépides et, franchement, chaque fois que nous les avons attaqués ainsi, nous les avons délogés des positions où ils avaient l’avantage du terrain. Nous savions pourtant qu’ils tuaient certains de nos camarades que nous aimions beaucoup et que très souvent nos morts restaient en leur pouvoir. Le lendemain, ils nous criaient :
– Hé les cocos ! Nous avons la carte d’identité de votre capitaine Godínez ! Votre sergent, votre aspirant Untel est resté ici !

Le 28, mon bataillon et les bataillons des autres brigades avec lesquelles nous avions fait notre jonction à notre droite, nous construisîmes des fortifications sur des positions situées un peu en arrière de celles où nous étions arrivés le 25. Pourtant, la veille, le 27, nos brigades de la 35e division avaient attaqué à fond en direction de Gandesa qui était l’objectif principal de la grande offensive, d’après mes déductions. Sur nos nouvelles positions, les avions Fiat nous mitraillaient mais les accidents du terrain et les nombreux pins de l’endroit nous protégeaient. Je me rappelle qu’aux endroits les plus hauts de ces vallonnements, nos mitrailleuses Maxim tiraient un feu nourri sur les avions ennemis qui volaient très bas. Leurs formations faisaient des passages en boucle pour nous chauffer les oreilles avec leur mitraille. Sur d’autres fronts, j’avais déjà vu des tirs de  mitrailleuses abattre des avions qui, confiants, volaient trop bas.

Ces jours-là, les actions de l’ennemi s’intensifièrent par moments, parce qu’ils contrattaquaient massivement, avec un fort appui de leur artillerie. Le fracas n’était pas seulement au dessus de nos têtes mais sur toute la longueur et toute la largeur du front car leurs avions, par groupe de soixante et même de quatre-vingt bombardiers accompagnés de nombreux chasseurs, pilonnaient les rives du fleuve derrière nous, les chemins et les montagnes, produisant un déluge de feu que je n’aurais jamais imaginé avant. Mais l’instinct de survie est toujours supérieur à la panique. Déjà, les effectifs de nos camarades du Mickiewicz et des autres bataillons, le Dombrowski, le Palafox et le Rakosi, avaient été réduits de moitié ou encore plus parce que, sans nous le dire, nous remarquions l’absence de l’un ou de l’autre. Nous acceptions le fait qu’ils avaient été tués ou qu’ils avaient été grièvement blessés au milieu de ce chaos de feu, des fumées de la mitraille, de la terre calcinée et de l’odeur de cadavre qui imprégnaient l’atmosphère.

Je me rappelle que ce soir-là, un journal de Barcelone, La Vanguardia, m’est tombé dans les mains. C’était un tabloïd et par lui, j’appris que le monde avait été surpris par la nouvelle du franchissement de l’Ebre par l’armée républicaine. Je pus lire des nouvelles du front où j’étais mais que j’ignorais parce que le commissaire Alfredo Varela m’avait dit sans plus de commentaires que nos troupes de l’armée de l’Ebre avaient pris à l’ennemi les villages d’Ascó, de Ribarroja, de Flix, de Mora del Ebro, de Miravet, de La Fatarella et de Pinell de Brai, et que, ces jours-ci, nous assiégions les villages de Villalba de los Arcos et de Pobla de Masaluca. Nous étions en face de Gandesa, un peu au nord de la ville, plus exactement en face du cimetière, faisant pression et reculant mais toujours dans un petit périmètre de telle sorte que nous avions le dessus sur les fascistes et que les fascistes avaient le dessus sur nous ! Nous étions à portée de fusil et sous le feu des mortiers. C’est l’arme la plus terrible de la guerre de position parce que, quand on tire, ils ne font pas de bruit et ils retombent à la verticale, bien souvent sur les tranchées, provoquant la mort et une destruction sourde, terrible.

Il y avait un soldat hongrois du Rakosi, un homme très sérieux et très courageux au dire de tout le monde. Je crois qu’il s’appelait Lazlo ou quelque chose comme cela. Le malheureux eut la malchance qu’un obus de mortier tombe exactement dans son trou individuel ou dans sa tranchée. L’obus le fit sauter en l’air en le mettant en pièces. Une botte noire avec la jambe et tout vint retomber en face de l’endroit où je m’étais retranché.

Pendant les jours tragiques qui suivirent notre victoire, les très fortes contrattaques fascistes nous menèrent la vie dure. Ils semblaient avoir reçu l’ordre de nous rejeter dans le fleuve. Ils attaquaient en masse, sans se soucier des gens que nous leur tuions à coups de mitrailleuses et de bombes à main. C’était la routine : des tirs assourdissants, des morts, des explosions, de la haine et des cris de douleur mêlés à des insultes : la haine à l’état pur.

C’est pour cela que les guerres sont détestables : non seulement pour les destructions qu’elles causent, non seulement pour ce qu’elles coûtent aux peuples mais aussi pour la haine qu’on cultive et qu’on pratique. Haine envers celui que nous ne connaissons même pas, haine envers celui qui est en face de nous parce que nous savons qu’il est l’ennemi. Je revoyais le grand nombre de prisonniers que nous avions capturés à Venta de Camposines, des jeunes gens qui, pour la plupart, ignoraient pourquoi ils se battaient contre nous, des garçons simples, mobilisés et entraînés à qui on donnait un fusil, une mitrailleuse, un mortier, et qu’on expédiait en masse sur le front de la guerre pour qu’ils se battent et meurent comme moi. Comme moi qui, tous les jours, regardais d’un côté et de l’autre parce que, chez nous aussi, il y avait des jeunes gens qu’on avait mobilisés, à qui on avait appris à haïr et c’était des hommes et des armes qui s’entrechoquaient en semant la mort là où la vie triomphait, parce qu’ils étaient la jeunesse par excellence.

Nous, les volontaires internationaux, et beaucoup de milliers d’Espagnols, nous savions que nous nous battions contre le fascisme pour ce qu’il représentait d’oppression, de haine des libertés, de régression. Mais, surtout du côté franquiste, il y avait beaucoup de jeunes mobilisés à qui on mettait sur la poitrine un « Balle, arrête-toi », on faisait d’eux des soldats, on leur apprenait à haïr la République « Et hop ! », comme disent les Espagnols, « Au front ! »

Les jeunes gens des deux côtés mouraient par milliers pendant la bataille de l’Ebre. Quand ils attaquaient ou défendaient une position, chacun voyait tomber les morts d’ici ou de là-bas, il entendait les plaintes des blessés et il ne pouvait rien faire parce qu’il fallait combattre, attaquer ou se défendre, rien d’autre.

Maintenant, avec le recul du temps, je vois peut-être les choses ainsi mais, à l’époque, ma fureur était personnelle et spontanée parce que nous aussi, nous savions haïr, parce que, comme j’avais fait la guerre au Mexique, je savais à quoi servent les armes et les munitions, je savais qu’il y avait un ennemi idéologique avec qui il fallait en finir. Quand j’avais quitté le Mexique, les tranchées étaient en Espagne, à Madrid mais l’ennemi était aussi à Berlin, à Rome et à l’endroit où je combattais : c’était le fascisme avec ses symboles d’alors : Hitler, Mussolini et Franco.

Le « No pasarán » de Madrid était le coup d’arrêt au fascisme agresseur de l’Espagne et, peut-être attirés par cela, des volontaires de beaucoup de pays du monde arrivaient à Figueras ou à Albacete pour se mettre aux ordres de la République, pour demander un fusil et pour aller au front, à n’importe quel front de guerre, pour se battre et pour mourir sans avoir posé de conditions, sans être payés en aucune façon, sans intérêt et anonymement. Pour le seul droit humain de lutter et de mourir pour un idéal, en se battant de nombreuses fois pour cette chose qui paraît si abstraite et qui s’appelle la liberté.

Pour en revenir au récit de ce que j’ai vécu pendant la bataille de l’Ebre, je me rappelle que le 9 juillet, quatre jours après notre audacieuse traversée initiale, quatre jours terribles sous un déluge de feu, une forte contrattaque se produisit dans notre secteur, un peu au nord de Gandesa. Elle fut repoussée par nos hommes qui étaient exténués parce que nous n’avions pas dormi et que, le soir, nous ne mangions que de la viande en conserve, des miches et du café quand il n’y avait pas de bombardements ni de tirs d’artillerie. Nos compagnies étaient déjà très dégarnies, avec de si grandes pertes que nous n’avions pas le temps de les compter. On nous disait que la 35e division allait nous relever en première ligne mais cette relève se faisait beaucoup désirer sans jamais venir.

Nos mitrailleuses Maxim chauffaient parce que nous ne pouvions pas changer l’eau et nous attendions que la nuit tombe pour nous réapprovisionner en munitions et en eau, et pour manger quelque chose et pour attaquer car c’était la nuit que nos contrattaques avaient le plus de succès.

Je me rappelle que je souffrais de la chaleur terrible de l’été espagnol au mois de juin, à laquelle il fallait ajouter la chaleur générée par les explosions des cartouches. C’était la guerre dans ses aspects les plus brutaux parce que le compagnon d’à côté mourait. Nous ne faisions que le regarder et, sans rien dire, nous continuions à avancer ou à défendre notre trou. Dans ces circonstances, la mort n’était plus une « nouvelle », comme nous disons, nous les journalistes. C’était une chose naturelle bien qu’elle soit odieuse et incroyable pour moi. Odieuse parce que, selon mes idéaux, je faisais la guerre pour avoir la paix mais celle-ci se trouvait bien loin de cet endroit de pluie, de feu, de haine et de mort, de cette sanglante bataille de l’Ebre.

Ce fut à la tombée de la nuit que le lieutenant Shonbak – qui serait tué bientôt dans cette bataille – me fit le rapport des pertes subies par notre bataillon Mickiewicz, rapport que j’envoyai au commandant Edward Molojest en lui demandant des renforts pour attaquer la nuit même.

Mais ici, il n’y avait pas de trêve. Les franquistes, sûrement ulcérés par notre audace d’avoir traversé le fleuve pour mener une grande offensive, rassemblaient leurs troupes et leur artillerie pour nous arrêter, pour contrattaquer et pour nous repousser de la tête de pont que nous avions établie sur un très large secteur et qui freinait leur offensive contre Valence, sur le littoral méditerranéen.

Il n’y avait donc pas de trêve car, bien que l’aviation de l’ennemi ne puisse pas nous mitrailler ni nous bombarder, son artillerie nous pilonnait durement. Il valait mieux nous lancer à l’attaque et aller de l’avant que de rester exposé à leur feu terrible.

Nos compagnies se déplaçaient donc en alternance ou en « quinconce » comme on dit chez les militaires, nous attaquions avec des bombes à main avec l’appui du tir nourri de nos Maxim. Quand nous arrivions aux positions fascistes, nous avions même recours aux baïonnettes, au corps à corps qui était le recours ultime. Les brigades internationales sortaient toujours victorieuses de ces batailles, tout au moins dans notre secteur, où nous nous battions contre les troupes maures du général Yaguë et contre les « requetes43 » de Navarre avec leur béret rouge. Il arrivait que nous nous emparions d’une colline ou d’une élévation de terrain seulement pour la nuit, et que nous la perdions au lever du jour ou à midi quand l’ennemi pouvait compter sur son artillerie et que son aviation nous harcelait. On ne se battait plus mètre par mètre pour ces terrains arides et secs, mais centimètre par centimètre. A chaque instant, les deux camps engageaient des forces plus importantes car nous recevions des renforts en hommes et en matériel et, je me rappelle, nous avions alors l’appui de notre artillerie.

Gandesa était de moins en moins un objectif étant donné la puissance croissante de l’ennemi qui la défendait. Nous ne nous battions que pour les positions hautes qui nous permettaient de harceler la place et éventuellement, peut-être, de la prendre comme on l’avait fait à Teruel.

Je n’étais qu’un lieutenant commandant des forces qui attaquaient dans un secteur à l’ouest de Gandesa. Je ne connaissais pas le plan général de la bataille et je prenais seulement soin de mes hommes. Je réfléchissais aux façons d’attaquer les plus efficaces et avec le moins de pertes possibles. Je me rappelle qu’il y avait des positions que nous prîmes d’assaut ce jour-là pour les perdre peu après à cause de l’écrasante contrattaque ennemie appuyée par des tanks et par l’aviation. Ils bombardaient toute la journée et dans tous les secteurs du front. Quand nous voyions l’aviation allemande en train de bombarder à l’arrière de nos lignes Venta de Camposines ou Corbera ou Villalba de los Arcos par exemple, nous savions que, peu de temps après, d’autres formations ennemies feraient aussi pleuvoir leur feu sur nous car jamais ils ne perdirent leur supériorité aérienne. Nous n’avions pas l’avantage au combat.

Mais, même dans ces conditions, la grande bataille de l’Ebre allait durer des mois, nous infligeâmes à l’ennemi de très lourdes pertes en hommes et en matériel. Dans nos corps d’armée républicains aussi, des milliers de vie furent perdues. La raison d’Etat fit que le commandement républicain avait ordonné cette offensive de l’Ebre. Ma destinée était d’y participer et d’en sortir vivant par miracle.

43 NdT. : Miliciens royalistes.


Blessé sur l’Ebre

Cela a dû se passer après midi, le 28 juillet. Sur les vallonnements parsemés de quelques arbres où nous nous étions installés, nous dominions le paysage plat où se trouve Gandesa. La nuit précédente, nous avions attaqué fortement et délogé l’ennemi  des positions qu’ils avaient récupérées le matin. Nous, les officiers du 50e bataillon de la XIIIe Brigade internationale mixte Dombrowski, en accord avec les ordres du commandement, nous planifiions d’exécuter le soir une autre attaque pour reconquérir le terrain perdu et pour atteindre la route qui va de Gandesa à Villalba de los Arcos. Trois officiers, le capitaine polonais Adam Lewinski, le capitaine espagnol José Raya et moi qui étais aussi capitaine, avec des jumelles et des cartes du secteur où nous menions nos opérations, nous étudiions le terrain. A l’abri sous des arbres, avec en bruit de fond le cliquettement des mitrailleuses et le fracas de l’artillerie au loin, nous cherchions les accidents et les avantages du terrain pour préparer l’attaque. Soudain, une explosion puissante nous assourdit, d’autres explosions suivirent et ensuite seulement, je compris que j’avais été touché et que mes compagnons avaient disparu de l’endroit où nous étions.

Grièvement touché aux jambes, je pus me lever et, sans me soucier de moi, en me traînant presque, je reculai de quelques pas et je vis avec une rage impuissante que le corps du capitaine Adam Lewinski gisait là, déchiqueté. Ses sangles avaient éclaté et son profil aquilin pointait vers le ciel. La couleur rouge de son sang qui teignait son uniforme devenait une chose noirâtre qui se répandait sur le sol. La bombe était tombée sur lui précisément. Le capitaine Raya, un brun à la barbe drue, très trapu, qui ressemblait à un Maure, gisait, grièvement blessé au côté. Il restait silencieux ; dans les yeux, un regard de haine très éloquent qu’il adressait à l’ennemi. Je m’approchai de Raya et, en poussant des cris, je commençai à appeler le sergent Soria, le caporal Luengo, le lieutenant Shonback, n’importe qui pour lui laisser le commandement de notre unité et pour qu’il prenne ses ordres au poste de commandement du bataillon ou à celui de la brigade.

La bataille continuait, la fumée des explosions imprégnait tout sous un soleil triste. Le silence omniprésent des hommes contrastait violemment avec le cliquetis des mitrailleuses et les coups de canons au loin. La bataille s’amplifiait.

Ceux que j’avais appelés accoururent, j’entendis leurs jurons très espagnols contre les fascistes et, pendant que les uns emportaient le cadavre du capitaine polonais, d’autres camarades nous traînèrent, le capitaine Raya et moi, car les obus d’un canon antitank recommençaient à tomber tout près. C’était lui qui nous avait mis hors de combat. Ils nous portèrent derrière une colline et ils nous laissèrent sous un arbre en attendant qu’une ambulance ou des brancardiers puissent nous évacuer de la première ligne.

D’autres blessés qui étaient là depuis le matin n’avaient pas pu être évacués étant donné que l’aviation ennemie pilonnait durement tout le secteur depuis Venta de Camposines et Corbera jusqu’au fleuve. Si bien qu’à vingt kilomètres à la ronde, il n’y avait pas d’ambulances.

Avec les autres blessés, nous prîmes connaissance, le capitaine Raya et moi, de ceux qui étaient morts ce matin-là. On nous avait promis l’appui de notre artillerie et de notre aviation mais, jusqu’au moment où nous avions été blessés, nous n’avions rien vu venir : aucun appui dans ce secteur si important au moment où, si nous avions pu compter sur eux, nous aurions pris Gandesa en toute sûreté.

Ce fut à la tombée de la nuit, quand nous attaquions de nouveau en direction de cette place, que les courageux brancardiers, avec beaucoup d’abnégation, commencèrent leur travail charitable. Ils évacuèrent les blessés de la première ligne de front jusqu’à un endroit où, bien camouflée, il y avait enfin une ambulance !

Raya et moi, nous fûmes évacués quasiment les derniers car il y avait d’autres blessés plus graves qu’il fallait sauver. En pleine nuit déjà, l’ambulance nous déposa dans le tunnel d’Ascó et de là, au petit matin, on nous fit traverser le fleuve dans des canots. Direction : l’arrière-garde et de là, nous atterrîmes à Mataró, sur le littoral catalan, au nord de Barcelone.


L’hôpital de Mataró

Je me retrouvai  l’hôpital de Mataró où me soigna la femme qui était venue avec Jaramillo et moi à bord du Berengaria en route vers l’Europe et que j’avais prise pour une « espionne » comme celle qui l’accompagnait. J’ai déjà raconté cette anecdote.

Elle me reconnut, m’anesthésia et m’opéra. Elle me dit de l’appeler docteure Paula. Elle était gentille mais réservée. Quand je me réveillai, je me trouvais dans une grande salle pleine de lits avec des blessés qui venaient d’être opérés. Ils se plaignaient, les uns plus que les autres. D’autres restaient silencieux comme ce Suédois blond qui était à côté de moi : de ses yeux bleus, il regardait le plafond de la salle blanche. Nos regards se croisèrent, je pus seulement chuchoter : « Camarade… »

Un sourire amical et quelques phrases dans sa langue, que je ne compris pas, ce fut tout. L’homme avait un bras dans le plâtre et il devait certainement rester immobile car il ne changeait pas de position et l’infirmière devait lui allumer sa cigarette. Cette femme en blanc me dit à moi :
– C’est fini, camarade. La docteure Paula dit qu’elle va te donner les éclats de mitraille qu’elle a extraits. Tu vas prendre ces comprimés pour ne pas avoir mal et tu dors. Tu n’as pas de fièvre, c’est formidable !

De l’autre côté, j’avais un vieil Espagnol très mal embouché. La première chose qu’il me dit, ce fut :
– Eh con ! Fallait que tu sois mexicain ! Manquait plus que ça dans notre guerre, un Mexicain ! T’es tombé où ? Sur l’Ebre, comme moi ? Quelle foutue guerre ! Quand est-ce que ça finira ? Bon dieu de merde, t’as vu dans quel état je suis ?

Je pus remarquer que l’homme ne bougeait qu’une seule jambe sous son drap. On l’avait amputé de l’autre. Nous devînmes amis, il partageait avec moi son tabac et, à nous deux, pendant ces quelques jours où nous restâmes alités, nous essayâmes de comprendre le Suédois. Nous lui apprîmes à dire « camarade », « santé », « ami », « cigarette », sans oublier l’expression : « tu as fière allure » que les Espagnols disent aux étrangers en qui ils ont confiance, une confiance malicieuse.

Je ne revis jamais Raya après que nous avions été évacués du front, certainement parce qu’il fut envoyé dans un autre hôpital.

La docteure Paula était une belle femme blonde, avec de grands yeux bleus. Elle parlait espagnol avec un accent slave. Ella avait des gestes très doux pour traiter les blessés qui arrivaient du front. Un matin, elle entra dans notre salle, elle bavarda avec plusieurs blessés qu’elle avait opérés récemment, comme moi. Pour me les montrer, elle m’apportait dans de l’ouate les éclats de mitraille qui m’avaient déchiré les deux jambes, surtout ma cheville gauche qu’elle avait opérée.

Quatre jours plus tard, j’étais convalescent et je prenais le soleil dans la cour ou dans les environs de l’hôpital d’où on voyait le bleu tout proche de la Méditerranée.

Mataró est un petit port catalan situé à une trentaine de kilomètres au nord-est de Barcelone. Avant la guerre, c’était peut-être une station balnéaire car ses côtes abruptes et belles avaient beaucoup d’attrait.

Les nouvelles du front de la bataille de l’Ebre n’étaient guère encourageantes. Nous étions dans la première quinzaine d’août et, par les journaux quotidiens de Barcelone que nous recevions à l’hôpital, j’apprenais la brutale controffensive des franquistes dans la Sierra de Pandols, en direction de Corbera – un village que nous avions pris le premier jour de notre offensive après avoir traversé l’Ebre – et plus au nord, vers Villalba de los Arcos. Les comptes-rendus de guerre républicains étaient optimistes par obligation mais moi qui avais vu les préparatifs de l’ennemi pour monter une grande opération, je comprenais que des centaines d’avions devaient bombarder sans arrêt toute notre zone et qu’une multitude de pièces d’artillerie devaient pilonner nos positions pour préparer leurs féroces attaques. Je le savais grâce à nos comptes-rendus de guerre : ils seraient repoussés et chaque cote, chaque hauteur était disputée et elle changeait de maître plusieurs fois par jour sous un intense déluge de feu.

Nous, les blessés républicains convalescents, nous faisions nos commentaires : nous n’avions pas d’aviation capable d’affronter celle de l’ennemi qui était écrasante. L’appui de notre artillerie était faible, comme nous l’avions constaté les premiers jours après notre traversée.

Mon principal souci était de retourner au front et, un jour, je sortis de l’hôpital pour aller en ville. J’allais au hasard, cherchant un moyen d’aller à Barcelone mais je fus capturé et ramené à l’hôpital. La docteure Paula et le directeur me grondèrent et ils m’ordonnèrent d’attendre encore quelques jours. Ils me renverraient au front avec un groupe de réincorporés, comme c’était l’usage.

  Les blessés, nous nous connaissions tous, nous savions à quel bataillon, brigade ou division appartenait chacun de nous, nous racontions où et comment nous étions tombés. Il y avait, je m’en souviens, des amputés de la jambe, du bras, de la main, beaucoup de blessés à la tête et beaucoup aussi qui avaient l’esprit dérangé à cause des bombardements au front, semble-t-il, et à qui on donnait un autre traitement en même temps.

Moi, je leur parlais du Mexique et, comme il y avait dans cet hôpital des Nord-Américains, des Polonais, des Hongrois, des Italiens et beaucoup d’Espagnols, nos conversations au réfectoire se transformaient en un méli-mélo de langues. Mais tous s’efforçaient de parler l’espagnol qui prédominait. Quelques jours plus tard, après le déjeuner, je montai dans une ambulance et me voilà parti pour Barcelone grâce au chauffeur, un Cubain, qui voulut bien m’emmener.

La grande Cité comtale, que je n’avais vue qu’au passage quand j’allais en train de Figueras vers Valence et Albacete, me parut grandiose, une sorte de Paris. Sauf qu’elle souffrait de la guerre, c’était évident : pas d’éclairage public, peu de véhicules dans les rues, pas de nourriture dans les restaurants, seulement dans les cafés des Ramblas où on prenait de petites tasses de quelque chose de chaud qui était des pois chiches grillés sucrés avec de la saccharine !

Les nouvelles du front de la bataille de l’Ebre étaient terribles. Les comptes-rendus de guerre franquistes parlaient de victoires et de reconquêtes de territoires dans la Sierra de Pandols, puis dans celle de Caballs. Corbera avait été récupérée par les fascistes. La supériorité des éléments de l’ennemi n’était mise en déroute que par l’incroyable endurance de nos soldats républicains qui résistaient et contrattaquaient dans un tragique tournoi de feu et de mort car la bataille de l’Ebre, c’était cela. Mais je voulais y retourner et j’y retournai.

Comme j’étais à Barcelone chez un camarade de la Dombrowski qui était catalan – et dont j’ignorais alors le destin – je cherchai l’ambassade du Mexique et le consulat général mais je renonçai à mon projet. J’appris seulement que l’ambassadeur était le colonel Adalberto Tejeda et que le consul général était Alejandro Gómez Maganda. Je ne voulus pas aller les saluer et je consacrai toutes mes forces à retourner au front.

Je me rappelle que je me plantai à la sortie de Barcelone, sur la route qui va à Tarragone. A partir de là, je chercherais un moyen d’aller à Reus et de là à Falset et à Pradell, des routes que je connaissais bien, et de là je pourrais gagner l’Ebre, à pied s’il le fallait.

De nombreux camions qui transportaient des munitions ou des soldats passaient sur cette route. L’un d’eux me prit à la tombée de la nuit – je ne me rappelle pas la date. Je grimpai sur le marchepied et j’allai ainsi jusqu’à Tarragone. Au cours de la même nuit, je montai dans un autre camion de marchandises et sur le marchepied, comme faisait beaucoup de monde, je pris la direction de Reus et de Falset.

Je ne sais pas où mais le fait est que, dans un virage, je lâchai la portière où je m’agrippais avec trois autres hommes et ma pauvre carcasse alla s’écraser sur le talus rocailleux.

Quand je repris mes esprits, j’étais dans un hôpital et une infirmière très aimable me faisait des pansements à  la tête et au bras gauche.
– Ce n’est rien, camarade, me dit-elle. Tiens-toi tranquille et demain, tu reprends la route. Tu as ton sauf-conduit ?

Je lui racontai ma situation et elle insista pour que je me présente d’urgence à mon unité pour ne pas qu’on me déclare déserteur ou disparu. Le lendemain soir, j’étais à Falset.





L’offensive ennemie

Les nouvelles étaient mauvaises. Nous étions à la mi-août, on se battait avec acharnement dans la montagne escarpée et difficile de Pandols où la 35e division était revenue encore une fois en première ligne. Cette division comprenait trois brigades internationales dont la mienne dont il ne restait même pas la moitié, selon les informations que j’obtins à Falset et à Marsá, un village proche où je cherchai à me faire incorporer.

Beaucoup de gens moururent ces jours-là sur tous les fronts. D’une certaine façon, l’ennemi avait échoué dans sa grande offensive dans la Sierra de Pandols, pleine de crêtes rocheuses, de terre-pleins et de ravins. Un terrain difficile où des centaines d’avions laissaient tomber tous les jours des milliers de tonnes de bombes qui ne réussissaient pas à déloger les républicains de leur cachette – par contre leurs tirs d’artillerie y arrivaient. En effet, notre tactique consistait à encaisser le pilonnage brutal de l’aviation et de l’artillerie, à baisser la tête au point de respirer de la terre en mordant dans un bout de bois44, à supporter le bruit terrible, le tonnerre de toutes ces explosions au dessus de nous. Et quand c’était fini, nous devinions que l’ennemi donnait l’assaut et nous le recevions avec les tirs de nos armes automatiques et nos bombes à main, nous le balayions et l’obligions à revenir sur ses positions. Un autre pilonnage assourdissant, un autre assaut, et on recommençait jusqu’à ce qu’il fasse nuit. La tactique consistait à contrattaquer avec des bombes à main pour chasser les fascistes des positions qu’ils nous avaient enlevées.

Une autre grande offensive eut lieu dans le secteur de Villalba de los Arcos, au nord de Gandesa. C’est alors que, m’étant déjà présenté à un poste de commandement – je crois que c’était celui de la 45e division ou du Ve corps de l’armée que commandait Líster – je fus mêlé à beaucoup d’autres soldats de bataillons entiers, des réservistes sûrement mais je ne l’ai jamais su. Cette même nuit, nous traversâmes l’Ebre sur un pont flottant que les hommes du génie et les sapeurs reconstruisaient plusieurs fois dans la même journée parce que l’aviation ennemie les faisait sauter à chaque instant. La nuit, on faisait passer des troupes, des vivres et des munitions, des tanks, des canons, tout ce qu’il y avait, à destination des premières lignes de front où on se battait avec une férocité jamais vue auparavant dans cette guerre.

Je ne connaissais pas le relief du théâtre de la bataille. Je savais seulement qu’on se battait à Pandols, un secteur où le terrain était accidenté et pelé par les bombardements incessants. Il y avait cette odeur de brûlé et de poudre, douceâtre et fumante, et la puanteur des morts qui étaient si nombreux qu’on ne les brûlait pas, qu’on ne les enterrait pas dans ce qu’on appelle la « terre de personne », un petit espace entre les deux lignes de feu.

Tout près et au loin, j’entendais un fracas terrible qui ne cessait pas de toute la journée. Pour nous, le soleil ne brillait pas à cause de la fumée des explosions. Je n’arrivais pas à croire que l’homme avait le pouvoir de se détruire non seulement lui-même mais aussi le milieu ambiant. L’odeur de la mort était la seule chose qui expliquait tout, la haine, la nature humaine dans sa pire expression.

Mon bataillon Mickiewicz n’était plus le même. De nouveaux commandants, les officiers polonais et espagnols que j’avais laissés avaient disparu, la brigade Dombrowski était autre chose. Il restait des vétérans. En voyant la plupart d’entre eux, j’éprouvais aussi de la haine pour leurs terribles conditions de vie : maigres, les yeux exorbités, barbus, sales, couverts de poux, tremblants, sur le point de tomber mais avec un cœur farouche. Il me semblait que le châtiment cruel qu’ils subissaient depuis un mois sous le feu ennemi – avec une seule courte relève – les avait grandis.

Je ne me rappelle pas autre chose. C’était la même chose tous les jours, nous ne vivions tous que dans l’instant présent car une bombe, un obus de mortier ou une rafale de mitrailleuse te tuait net et c’était fini. Personne ne s’occupait de celui qui tombait. On aurait dit qu’il n’y avait plus de sentiments.

Personne ne savait quel jour on était, pas moi en tout cas. Personne n’avait de calendrier. Les commissaires aussi se battaient, il n’y avait pas de trêve. Nous pouvions dormir le jour sous les coups de canons de l’artillerie, recroquevillés dans nos trous et protégés par les corniches rocheuses de la montagne. Mais la nuit, nous attaquions, nous faisions des patrouilles, nous allions puiser de l’eau dans les puits éloignés, nous mangions notre pain avec notre café, peut-être une boîte de conserve de viande, nous fumions, mais nous étions toujours sur les nerfs, toujours en alerte parce que les minutes étaient des minutes de guerre et la mort était présente.

Je ne revis pas le commandant Molojest. Je voyais Torounchick et d’autres chefs polonais. Nous avions maintenant davantage de chefs espagnols, parmi eux quelques Basques, des hommes courageux et bons. Moi, j’étais capitaine. Mais c’était la même chose pour tout le monde, nous nous battions tous pareil. Nous passions tous à la contrattaque avec des bombes à main. Tous, nous criions notre excitation quand nous prenions une cote et nous chantions même des hymnes avec bonne humeur. Pendant ce temps, depuis ses positions, souvent à environ deux cents mètres de distance peut-être, l’ennemi nous harcelait avec des piques et des plaisanteries comme celle-ci :
– Eh les cocos ! Préparez-vous ! On va vous rejeter dans le fleuve !

Quelques journaux arrivaient jusqu’à nous la nuit par l’intermédiaire des fourriers et nous pouvions les lire à la lumière de nos cigarettes. Ils nous apportaient des nouvelles encourageantes : il fallait résister parce que la situation mondiale évoluait, il y avait une crise entre l’Allemagne et l’Italie et, en face, la France avec l’Angleterre. Si la Seconde Guerre mondiale éclatait à cause de la Tchécoslovaquie, la France accourrait à notre aide et Franco cesserait d’en recevoir une aussi importante de l’Allemagne et de l’Italie car ces deux nations devraient se battre.

Les puissantes controffensives de l’ennemi nous avaient fait reculer de quelques kilomètres si on veut, mais reculer avec l’Ebre dans le dos, c’était terrible !

C’était une cruelle guerre d’usure. L’ennemi avait des moyens très puissants comme l’aide allemande, la légion Condor, ses avions Junkers, ses Messerschmitt, l’aviation italienne avec ses bombardiers Savoia, ses Fiat, tout cela et un grand nombre de pièces d’artillerie, de tanks allemands, et le rouleau compresseur du matériel et des soldats fascistes fanatisés.

44 NdT. : Le bout de bois gardait la bouche du soldat ouverte, ce qui équilibrait les pressions interne et externe des tympans et des poumons et qui empêchait l’onde de choc des bombardements de les faire éclater.


La retraite

Une nuit de septembre, on nous releva dans le secteur de la Sierra de Pandols que nous conservions encore. Les historiens disent que ce fut la nuit du 23. En accord avec la promesse que Negrín avait faite à Genève devant la société des Nations, le gouvernement de la République ordonna le retrait de tous les volontaires étrangers de la zone républicaine, et des troupes espagnoles vinrent nous relever. On disait que, dans notre secteur, c’était des hommes du Campesino. En pleine bataille, nous dûmes remettre nos armes aux officiers et aux commandants qui nous relevaient. Nous étions prêts à être évacués de l’autre côté de l’Ebre et à repartir en direction de nos pays d’origine.

Les adieux furent dramatiques. La plupart d’entre nous pleuraient. Je pleurais comme pleurent les hommes dans des occasions exceptionnelles comme celle-ci, parce que, dans des conditions terribles, je faisais mes adieux à mes amis, à mes compagnons du front. Nous ne nous reverrions peut-être jamais, peut-être que cette nuit même ils mourraient dans une contrattaque, peut-être que le lendemain l’aviation fasciste les massacrerait mais c’était un ordre et il fallait l’exécuter. Après nous être embrassés dans un silence éloquent, nous abandonnâmes nos positions pour que de nouveaux soldats, de nouveaux commandants – tous de jeunes officiers – les occupent. Mes camarades m’avaient remis leur drapeau républicain comme souvenir. Je l’ai toujours conservé et je le garde avec respect jusqu’à maintenant dans mon foyer, à Oaxaca.

C’est ainsi que se passa le retrait des volontaires des brigades internationales, cela me fait de la peine de me le rappeler. J’en laisse une trace écrite parce que j’ai vécu leur histoire, parce que j’ai connu la vie dans leurs rangs. Jamais je n’oublierai ce que cela signifie dans l’histoire de l’Espagne et dans l’histoire des luttes révolutionnaires de tous les peuples du monde.

Je me rappelle que nous avons franchi l’Ebre dans le sens inverse de la traversée que j’avais faite deux mois auparavant pour passer à l’offensive. Cette fois, c’était précisément  par la passerelle d’Ascó. Une fois sur l’autre rive, hors du champ de bataille pourrait-on dire, nous montâmes à bord de camions sans qu’on nous donne la possibilité de faire nos adieux aux paysans catalans de Marsá, de Falset, de Pradell, et des autres villages inoubliables du Priorato où nous nous étions fait tant d’amis. Ainsi, sans transition, je rompis mes engagements amoureux avec quelques jeunes filles espagnoles, de Pradell surtout. J’aurais voulu y revenir après la guerre – si je ne l’avais pas perdue – pour ramener au Mexique la plus belle femme que j’avais connue jusqu’alors. Mais le destin l’avait maintenant placée en territoire ennemi parce que, peu de temps après que j’avais quitté le front, les fascistes, au prix de milliers de pertes, avaient repoussé nos troupes de ce côté-ci de l’Ebre après cent seize jours d’une terrible bataille.

Plus tard, ils menèrent l’offensive finale contre la République et ils occupèrent la Catalogne au pied des Pyrénées et, bien évidemment, Pradell, le joli village catalan où j’avais gardé de très agréables liens.

Pour moi, la guerre était terminée. On nous concentra, nous les volontaires internationaux, dans des villages de Catalogne au pied des Pyrénées en attendant que les négociations qui étaient menées au niveau de la Société des Nations à Genève décident de  notre rapatriement.

Je fus logé à Ripoll, à Gérone, à Olot, à Vich et dans d’autres endroits. Finalement je fus concentré à Barcelone où je restai quelques semaines que je vais raconter parce que la Cité comtale occupe une place particulière dans mes mémoires.


La vie au front

Tout le monde ne peut certainement pas se figurer ce que cela signifie de ne pas enlever ses chaussures pendant un mois. Ce n’est pas facile d’imaginer ce que c’est de manger dans l’angoisse, sous le pilonnage incessant de l’artillerie ennemie, d’avaler de travers une boîte de conserve de viande froid – c'est-à-dire de la pâtée avec de la graisse – de mordre dans un pain dur et, faute d’eau, de boire le vin chaud des gourdes que nous avions.

Au front, les soldats n’avaient même pas la possibilité de se passer de l’eau sur le visage. Nous sentions pousser nos barbes râpeuses. Nous macérions dans notre sueur pendant des jours et des semaines. Et le pis, inévitable au front, dans les tranchées, c’était à qui avait le plus de poux ! La scène la plus triste de la guerre que je me rappelle maintenant, c’est celle de mes compagnons, y compris moi, qui se grattaient désespérément la tête et le corps et qui se déshabillaient pour tuer ces petites bêtes répugnantes que sont les poux. Il n’y avait pas un soldat en campagne qui n’en avait pas.

Quand il y avait une trêve entre deux batailles, qui pouvaient durer aussi bien une semaine qu’un mois ou deux, nous profitions du fait que nous étions à l’arrière-garde pour nous baigner, nous débarrasser de notre barbe, manger des repas chauds, nous amuser un peu et j’ai même vu que le haut commandement faisait venir des femmes de Barcelone, de Valence ou de Madrid pour satisfaire les besoins sexuels des combattants.

Mais bientôt, on commençait à nous donner davantage de tabac ou de cigarettes américaines, des barres de chocolat, et même du cognac dans les gourdes ou les petites flasques dont nous ne nous séparions jamais. C’était le signal que bientôt, peut-être le soir même, nous partirions vers un front pour attaquer.

Pendant les opérations offensives, quand l’ennemi entreprenait ses grandes attaques massives contre nos fronts, il fallait se préparer à passer des semaines de privations et à affronter la mort qui était toujours victorieuse car nous perdions beaucoup de camarades qui tombaient à chaque opération.

Une autre plaie au sein de nos brigades était les vauriens : il y en avait partout. Parmi nous, il y avait ceux qui refusaient de se battre, les poltrons dont la peur se transmettait aux autres, les pervers qui faisaient courir des rumeurs pour démoraliser nos soldats et ceux qui, un jour, finissait subitement par passer à l’ennemi. Les éléments qui propageaient notoirement des rumeurs ou qui semaient la panique au moment de lancer nos actions offensives, on avait l’ordre de les neutraliser et, dans les cas extrêmes, on les fusillait.

Militairement, nous les républicains, nous avions un terrible désavantage. Il semblait que la Russie ne nous envoyait plus d’armement et les autres nations refusaient de vendre des armes à la République pour qu’elle se défende. L’Allemagne intervenait de plus en plus en Espagne car Hitler avait besoin de la position géographique de la péninsule pour ses projets guerriers et pour avoir un avantage sur l’Angleterre.

La situation était grave. On m’envoya avec quelques autres ex combattants dans un petit village appelé Castelfullit de la Roca situé précisément sur un immense rocher au pied des Pyrénées. C’était en pleine montagne, un endroit couvert de pins où il faisait très froid. Je vécus en solitaire dans une vieille bâtisse abandonnée, comme si j’étais loin de la guerre dans ce minuscule village catalan des Pyrénées où les gens sont hospitaliers. En bas, une rivière contournait le promontoire sur le sommet duquel se dressait une petite église. C’est de là que partait la seule rue du village, qui devenait un chemin de montagne sinueux qui descendait et aboutissait à un village appelé Olot où je ne suis jamais allé. Le temps était pluvieux et froid.

A Castelfullit de la Roca, je me liai d’amitié avec une tribu de gitans qui campait là à l’époque. Parmi eux, il y avait une belle femme brune avec des yeux verts et une longue chevelure, qui chantait et dansait d’une façon que je n’ai jamais oubliée. Ce petit village était une espèce d’endroit oublié du monde, les gens ne parlaient pas de la guerre qui était très loin pour eux, et ma présence ici était étrange car je ne faisais rien. Tant et si bien qu’au bout de quelques semaines, je partis à pied vers la vallée puis, en « brassant de l’air45 » comme on dit au Mexique, j’arrivai dans la grande ville catalane appelée Vic, un endroit qui m’a laissé d’agréables souvenirs.

Mais je me demandais avec inquiétude : Alors, nous avons déjà perdu la guerre ? La République n’a-t-elle pas la capacité de fédérer les volontés et de faire un ultime effort pour que le monde comprenne que nous avons raison et que nous pouvons encore vaincre militairement Franco et ses alliés ?

La vérité est que le plus grand mal dont souffrait l’Espagne pour laquelle je m’étais battu, la République, c’était sa division interne, la lutte constante entre les communistes et les anarchistes, entre l’UGT contrôlée par les socialistes et la CNT contrôlée par les anarcho-syndicalistes de la FAI. Comme ils se battaient tous contre tous au sein de la République, ils ne pouvaient pas gagner la guerre. C’était ma conviction intime que je dus exprimer quelquefois à voix haute même si cela m’attirait les réprimandes des sectaires, chacun croyant avoir raison, c'est-à-dire « sa » raison.

45 NdT. : Con aventones : en faisant du stop.


Le repli sur Barcelone

José Jaramillo et moi, nous pensions que la guerre serait une question de semaines. Après la mort de José, pour moi, cela devint un cauchemar qui dura plus de deux ans et dont on ne voyait pas venir la fin, ni d’un côté ni de l’autre.

Je sentais qu’il y avait du pessimisme du côté des républicains et je sentais que le fascisme criait déjà victoire. Franco avait déchaîné sa dernière grande offensive sur la Catalogne. Dispersés comme nous l’étions, nous, les volontaires des brigades internationales, nous ne pouvions plus aider le peuple espagnol en ces jours les plus difficiles de la fin de l’année 1938.

Le dernier Noël que je passai à Barcelone fut tragique parce que les avions nazis Messerschmitt bombardèrent de nuit la Cité comtale et tuèrent des gens innocents le 24 décembre 1938. Je me rappelle que les pompiers n’étaient pas assez nombreux pour éteindre les incendies des Ramblas, et que les gens maudissaient les fascistes criminels qui faisaient de la guerre psychologique en pratiquant le terrorisme aérien, une forme sale d’intimidation, pour écraser la résistance républicaine qui persistait sur tous les fronts.

En cette nuit noire sur Barcelone, les bombardements se succédaient sur le centre-ville qui n’était en aucune façon un objectif militaire. On entendait les sirènes des ambulances qui sauvaient des vies dans les immeubles effondrés et dans les incendies causés par cette attaque sournoise. Nous, les Mexicains qui étions là, nous achetâmes des fleurs pour les porter à la fille de l’ambassadeur du Mexique, le colonel Adalberto Tejeda. Nous remplîmes cette mission en silence pour protester contre ce qu’il nous était donné de vivre.

A mon retour à l’hôtel où je logeais, les gens, surtout les femmes, faisaient des crises d’hystérie, il n’y avait pas de lumière, il n’y avait presque rien à manger et pourtant, dans chaque foyer espagnol, il y avait encore un espoir de victoire, c’est certain.

Je me souvenais du Mexique et j’imaginais ma petite ville d’Oaxaca si lointaine mais si tranquille et si paisible heureusement parce que vivre la guerre comme nous la vivions tous en Espagne est une expérience que je ne souhaite à personne.

Dans le quartier de Sarriá à Barcelone, nous, de nombreux volontaires internationaux polonais, français, hongrois, nord-américains, cubains, etc. nous nous réunissions pour demander au gouvernement de Negrín de nous fournir des armes pour retourner au front. On ne nous le permit pas pour respecter ce qui avait été promis à la Société des Nations de Genève. Des histoires de politiciens ! disions-nous tous en ruminant le dégoût que ce refus nous causait car nous n’abandonnions pas l’Espagne et nous ne nous battions pas non plus au front.

Il y avait déjà beaucoup de défaitisme à Barcelone. Je le remarquais quand je me promenais sur les Ramblas et dans les cercles politiques. On n’avait plus beaucoup d’espoir dans la France ni dans l’Angleterre et, entre-temps, l’ennemi avait pris Tarragone, Reus et d’autres places importantes. Il menaçait Barcelone qui, d’après ce que je voyais, était loin d’être un autre Madrid, celui du « No pasarán ! »




Hymnes et chants de la guerre d’Espagne

Les peuples qui chantent sont des peuples heureux ou des peuples opprimés qui entonnent des chants de rébellion et de liberté. Les peuples qui ne chantent pas sont des peuple sans idéaux et sans destin. Pourtant tous les peuples du monde ont leur façon de s’exprimer avec des couplets chantés, ou avec des corridos comme nous les Mexicains, ou avec des hymnes révolutionnaires et des danses.

La guerre d’Espagne avait ses hymnes et ses couplets, surtout du côté républicain où se trouvaient le peuple et les idéaux.

Je veux rappeler dans ces mémoires les paroles des chansons et des hymnes que nous chantions et je dis « que nous chantions » parce que, bien qu’il s’agisse d hymnes dans une langue étrangère, nous nous unissions tous au chœur général même si ce n’était qu’en chantonnant. C’était l’habitude que nous communiions en chantant des hymnes pendant les longues marches de nuit, à pied, par monts et par vaux, à travers toutes les régions de l’Espagne où nous allions, nous, les brigades internationales, Espagnols et volontaires ; ou dans les campements et dans les tranchées les jours d’« accalmie ». Nous nous accompagnions avec les petits accordéons allemands, avec des guitares. Durant toute la guerre, la chanson fut présente, l’hymne, le couplet improvisé, les chants festifs : les hommes engagés dans un combat pour des idéaux libertaires exprimaient leur joie.

Je vais laisser par écrit les chants espagnols que je me rappelle le mieux encore malgré les années qui ont passé depuis les jours héroïques de Madrid assiégé par les fascistes. Comme nous, les Espagnols ne sont pas portés par nature sur les grands chœurs à la différence des européens de l’est, des Polonais, des Hongrois, des Russes ou des Yougoslaves. Les Ibériques préfèrent le couplet individuel et les chœurs mais brefs. Cependant, la guerre imposait la chanson de masse, les chœurs guerriers républicains que nous entonnions tous. En voici quelques-uns.

Avec le Cinquième, le Cinquième, le Cinquième
Avec le Cinquième Régiment
Je dois partir au front
Parce que je veux aller au feu…

Les miliciens chantaient cela en idéalisant le célèbre Cinquième Régiment dont étaient sortis Líster, Modesto et d’autres chefs populaires des milices. Le Cinquième Régiment avait été organisé par le Parti communiste espagnol et il prit une part active à la défense de Madrid au cours des jours terribles de novembre 1936. Quand j’appris l’existence de cette unité, le commandant Carlos la commandait, un Italien volontaire appelé Vidali qui deviendrait des années plus tard le président municipal de Trieste en Italie, après la Seconde Guerre mondiale.

Un autre couplet qui était très populaire sur tous les fronts les derniers jours de 1936 et pendant toute l’année 1937 était celui-ci :

Si tu veux m’écrire, 
Tu sais où je me trouve : (bis)
Sur le front de Madrid, 
En première ligne de feu.

Des jours lointains que j’ai passés à Madrid, je me rappelle bien ces couplets populaires, une parodie des Quatre muletiers que chantaient tous les miliciens et qui disait :

Pont des Français
Ma petite maman,
Personne ne te passe
Parce que les miliciens, 
Ma petite maman, 
Comme ils te gardent bien !

Par la Casa de Campo, 
Ma petite maman, 
Et par le Manzanares
Veulent passer les Maures, 
Ma petite maman,
Personne ne passe.

Comme Madrid résiste bien, 
Ma petite maman,
Aux bombardements !
Des bombes ils se rient,
Ma petite maman,
Les Madrilènes.

C’était au début de 1937, en plein hiver et sous la brume et le brouillard. Nous nous abritions tous comme nous pouvions, grelottant de froid sous le tonnerre de l’artillerie et le cliquettement des mitrailleuses au loin, de jour comme de nuit. Les habitants de Madrid redoublaient de courage et maudissaient les généraux factieux, Franco, Mola, Queipo de Llano et Varela, les tristement célèbres « quatre généraux ». La volonté de l’Espagne s’opposait à eux comme en témoignaient les couvertures accrochées de part et d’autre de la Gran Vía ou à la Puerta del Sol où on pouvait lire en grands caractères : « ¡ No pasarÁn ! »

Il y avait un hymne éclatant, en français à l’origine, qui se chantait beaucoup en espagnol. Il s’intitulait La Jeune Garde et je me souviens de quelques strophes. Nos combattants les chantaient habituellement pendant les marches à pied quand ils se dirigeaient vers les fronts éloignés qui entouraient la capitale de l’Espagne.

Nous sommes la jeune garde
Qui forge l’avenir. 
La misère nous a forgés, 
Nous saurons vaincre ou mourir !

Sur la cause de la libération
De l’homme de l’esclavage
Le socialisme doit triompher 
Par la lutte de la jeunesse
Jeune garde ! Jeune garde !

C’est la lutte finale qui commence, 
La revanche de ceux qui demandent du pain, 
C’est la révolution qui est en marche
La bataille de ceux qui gagneront.

Jeune garde ! Jeune garde !
Ne leur fais pas de quartier !
Pas de paix ni de quartier !

A tant d’années de distance, il m’est difficile de me rappeler un si grand nombre de chants de la guerre espagnole. Beaucoup ont été composés dans les tranchées mêmes par les miliciens qui mettaient des paroles de combat sur des airs populaires. Ainsi, des couplets parodiaient un hymne du cuirassé Jaime. Les plus audacieux entonnaient des fandanguillos et ils se lançaient dans des bulerías sur le thème de la guerre et contre le fascisme. Les Catalans chantaient leurs airs en chœur ou en contrepoint, en les accompagnant de paroles malicieuses et bien senties. Il s’agissait de faire baisser la tension qui montait naturellement lorsque que nous étions harcelés par des bombardements incessants ou que nous étions sur le point d’être mobilisés pour arrêter l’ennemi ou l’attaquer.

On se mettait aussi souvent à chanter spontanément des chants comme Carrascal, carrascal46 que nous reprenions tous en chœur après avoir entendu un poète populaire improviser des couplets qui faisaient allusion à notre compagnie ou à notre bataillon.

Les filles du village
Disent au commandant : 
S’il s’agit de se battre, 
Nous, on va devant !

Carrascal carrascal (chantions-nous tous en chœur)
Quelle jolie sérénade.
Carrascal, carrascal, 
Comme tu leur casses bien les pieds !

Les anarchistes et les syndicalistes de la CNT avaient leurs hymnes prolétaires. Je me souviens qu’ils chantaient souvent La Varsovienne en espagnol, une chanson pleine de vigueur qui nous encourageait beaucoup quand nous allions au combat :

Bien que nous attendent la douleur et la mort, 
Contre l’ennemi, le devoir nous appelle…

Aux barricades ! Aux barricades !
Au nom de la Confédération.
Aux barricades ! Aux barricades ! 

Je me rappelle maintenant que le génial musicien mexicain Silvestre Revueltas, qui vint en Espagne à l’époque pour un congrès d’intellectuels, composa des chants et notamment un hymne, México en España, qui disait entre autres :

Au pas de charge et le fusil à l’épaule
Allons, marchons vers l’avenir.
Drapeau de feu et poitrine de lumière, 
S’approche déjà le triomphe de la jeunesse…
Déjà l’Espagne marche vers le futur
Peu importe si on tombe en combattant
La mort ne peut pas vaincre.

Sur d’autres fronts, des années plus tard, dans les tranchées, on entendait fréquemment ce couplet tapageur qui critiquait les planqués de l’arrière-garde et qui disait :

Quand nous allons en permission
La première chose qu’on voit
Ce sont tous les embusqués
Assis au café…

Un autre, des miliciens de Madrid :

Les Maures qu’a amenés Franco 
Dans Madrid veulent entrer. 
Tant qu’il restera un milicien 
Les Maures ne passeront pas…

A l’automne 1938, après la grande bataille de l’Ebre, toute l’Espagne chantait une chanson qui, au fil des ans, m’a rappelé les temps difficiles et héroïques de la résistance républicaine. Les couplets que nous entonnions étaient tous consacrés à l’Ebre :

L’armée de l’Ebre
Rumba la rumba la rumbambá, 
Une nuit la rivière passa, 
Ay, Carmela ! Ay, Carmela !

Et aux soldats envahisseurs  
Rumba la rumba la rumbambá, 
Une bonne raclée on leur a flanquée, 
Ay, Carmela ! Ay, Carmela !

La fureur des traîtres, 
Rumba la rumba la rumbambá, 
La décharge leur aviation,
Ay, Carmela ! Ay, Carmela !

Mais les bombes ne peuvent rien !
Rumba la rumba la rumbambá, 
Quand on a un grand cœur   
Ay, Carmela ! Ay, Carmela !

Aux contrattaques rageuses, 
Rumba la rumba la rumbambá, 
Nous devrons résister, 
Ay, Carmela ! Ay, Carmela !

Et ainsi de suite…
Pendant la cruelle bataille de l’Ebre, sous le feu terrible surgissaient des chants espagnols encourageants, des couplets et des hymnes qui malheureusement ne furent pas conservés.
Voici encore quelques couplets que je me rappelle maintenant :

Dans l’Ebre se sont engloutis
Les drapeaux italiens
Et sur les ponts restent seulement
Ceux qui sont républicains.

Dix mille fois vous les démolirez, 
Dix mille autres fois nous les reconstruirons
Nous avons la tête dure 
Nous, les gars du génie…

Mais moi qui ai combattu dans les rangs des brigades internationales, j’ai appris beaucoup plus d’hymnes guerriers des autres pays. Dans cette partie de mes mémoires, en m’aidant de mes vieilles notes, je vais essayer de reconstituer les principaux que nous chantions ou, tout au moins, que nous fredonnions.
Je commence par les Italiens qui formaient la célèbre XIIe Brigade Garibaldi. Ils chantaient avec un entrain communicatif une chanson très entêtante, qui est devenue internationale : La Bandeira Rossa.

En avant, ô peuple, à la rescousse
Le drapeau rouge, le drapeau rouge.
En avant, ô peuple, à la rescousse !
Le drapeau rouge triomphera !

Le drapeau rouge doit triompher
Le drapeau rouge doit triompher, 
Le drapeau rouge doit triompher
Et vive le socialisme et la liberté !

Un autre hymne des volontaires italiens que je me rappelle est celui-ci, moins populaire que le précédent, qui était dédié à leur propre unité, celle des garibaldiens :

Les Brigades internationales 
Avancent toujours avec ardeur 
Pour bannir de notre monde 
Les régimes de terreur ;

Les Brigades internationales, 
Avec fierté nous combattons 
Pour donner à l’Espagne et au monde 
Le pain, la paix et la liberté. 

A dix-huit ans, qui ne serait pas senti envahi par l’ardeur d’une cause qu’il sentait noble et juste ?

Les combattants polonais de notre XIIIe Brigade internationale Dombrowski avaient un hymne propre que nous chantions – moi, je le fredonnais car je ne pouvais pas le chanter dans cette langue – pendant les longues marches nocturnes en direction du front. C’était un hymne solennel, éclatant, triste me semblait-il, mais encourageant pour eux. Il disait en polonais :

Au front, brigade Dombrowski, 
Brandissez votre drapeau de la liberté !

Et un autre passage que je me rappelle à peine disait :

En avant, camarades ouvriers, 
Luttons pour la liberté de l’Espagne !

Les Allemands de la XIe Brigade Thaelmann étaient des hommes grands, blonds, imposants, antihitlériens et combattants décidés. Ils avaient été les premiers à aller au feu aux jours les plus douloureux de Madrid. Ils chantaient des hymnes superbes, beaux à entendre mais impossibles à comprendre pour moi. Le plus éclatant et le seul que je me rappelle est celui-ci, qui s’intitulait certainement Solidarité :

En avant, Brigade internationale
En haut le drapeau de la solidarité…

Quant aux volontaires nord-américains de la XVe Brigade Lincoln, ils chantaient leurs hymnes en anglais de même que les Britanniques. Pour leur part, les Cubains chantaient en espagnol et souvent j’ai entendu leur hymne qui disait : « La patrie ou la mort », et d’autres hymnes encore et leurs chants sur un rythme de rumba, avec des paroles burlesques contre Franco.
J’ai noté dans mes souvenirs cet hymne en anglais de la guerre d’Espagne :

Venez les aider à gagner leur guerre
Par solidarité
Car ils se battent contre l’oppression
Pour la paix et la liberté…

Et cet autre que nous entendions aussi, des voix juvéniles qui, autrefois comme aujourd’hui et comme toujours, voulaient transformer le monde :

Jeunes camarades, venez nous rejoindre
Notre combat durera 
Jusqu’à ce que tous nos ennemis soient à terre
Et que la victoire soit sûre. 

Les Français de la XIVe Brigade internationale La Marseillaise chantaient souvent en chœur de beaux hymnes, notamment un qui avait été écrit par Bertold Brecht :

L’homme veut manger du pain, oui
Il veut pouvoir manger tous les jours
Du pain et pas de mots ronflants
Du pain et pas de discours

Marchons au pas !
Marchons au pas !
Camarades, vers notre front
Range-toi dans le front de tous les ouvriers
Avec tous tes frères étrangers… 

Il y avait un hymne que chantaient la plupart des volontaires internationaux, dont la tonalité mélancolique devenait entêtante. Je n’ai jamais su comment il s’intitulait mais j’ai noté en français une de ses plus belles strophes :

Marchons au pas, camarades, 
Marchons au feu ardemment ! 
Par delà les fusillades
La Liberté nous attend !...

Quelqu’un a dû collectionner tous les hymnes et tous les couplets qu’on chantait pendant la guerre d’Espagne. Un jour, il faudra les éditer : elle constituerait un témoignage de l’esprit combatif et antifasciste de cette lutte qui inspira tant de poètes, tant de compositeurs de musique et d’auteurs de génie. Ils nous firent chanter et ils encouragèrent nos idéaux de combattants. Enfin il faut qu’on sache qu’on entonnait dans toute l’Espagne notre chanson très mexicaine La Cucaracha, avec des paroles au goût du jour, même en polonais, et aussi Cielito lindo tellement mexicain, bien qu’il soit espagnol.

46 NdT. : Bois de chênes verts.

Les ennuis d’un apprenti correspondant 

- Allez, gamin, allez ! me cria de son bureau le chef de la rédaction. Santé et chance ! Peu importe les moyens mais on veut des nouvelles fraîches !

Et dans la nuit noire de Barcelone bombardée, je sortis en trombe du journal. Quelques heures plus tard, sous la neige qui tombait dru, je roulais sur la route de Lérida, collé à ma motocyclette. C’était les dernières semaines de la résistance républicaine en Catalogne. J’atteignis les forces républicaines dans le secteur de Tárrega. Le poste de commandement était à Cervera et la stabilité du front était très relative parce que le repli était général en attendant, d’après ce que le gouvernement annonçait, d’organiser la résistance pour sauver Barcelone. La confusion était générale, le moral des combattants était en chute libre et les commandants n’en menaient pas large si bien qu’ils fuyaient le correspondant que j’étais ou qu’ils le traitaient mal, délibérément. Il fallait avoir recours à des stratagèmes pour obtenir des informations. Comme j’étais un ex combattant de fraîche date, je me glissais jusqu’aux avant-postes, je posais des questions ici et là, j’observais les manœuvres de l’ennemi et j’en déduisais l’endroit où il allait attaquer, l’inévitable rupture du front et le fatal repli sur des positions « prévues à l’avance », comme l’annonçaient les comptes-rendus officiels.

Si je demandais quelque chose à un commandant ou à un chef d’état-major, je le voyais froncer les sourcils, avaler un juron et grogner :
– Il n’y a rien de nouveau, mon garçon.

Comment pouvait-il ne rien y avoir de nouveau sur le front ? me demandais-je alors que j’entendais les explosions de l’artillerie qui attaquait furieusement sur les flancs et que l’offensive ne tardait pas à se généraliser à tous les secteurs. Une fois obtenue une multitude d’informations de premier ordre, mon problème était de les envoyer au journal. Il n’y avait pas moyen parce que les communications téléphoniques étaient perturbées par la retraite.

Dans ces moments-là, il était fréquent qu’on donne ses feuilles au chauffeur d’une ambulance qui transportait des blessés du front et de lui dire :
– Hé, toi, camarade ! Prends ça et donne-le au premier motocycliste du corps de « liaison » que tu rencontreras sur la route. Il sait ce qu’il a à faire…

Ce furent de dures journées où je partageai la vie d’une armée qui manquait d’hommes et qui devait se replier sous la pression d’armées victorieuses et sous le harcèlement brutal des aviations allemandes et italiennes qui étaient maîtresses du ciel de la Catalogne.

Des places importantes tombaient. On faisait sauter des ponts et des voies ferrées mais l’ennemi avançait. Manresa tomba. Ils nous débordèrent à l’ouest d’Igualada. Les nouvelles nous arrivaient en masse, toutes les nouvelles étaient importantes. C’était l’effondrement d’une nation. Dans certains secteurs, la guerre avait toutes les caractéristiques d’une apocalypse. Le moment des défections était arrivé et je fus le témoin de conduites condamnables sur le front même des combats. Le plus difficile était de faire parvenir une telle avalanche de nouvelles à mon journal.

Combien de fois suis-je arrivé dans Barcelone terrorisée accroché à une ambulance chargée de blessés pour remettre un paquet de feuilles à mon journal ! Et combien de fois suis-je reparti au front qui ne se trouvait jamais là où je l’avais laissé parce que la situation changeait de minute en minute !

On disait que la résistance s’organiserait dans le Llobregat et ce ne fut pas le cas. Par Terrasa et Sabadell, j’entrai dans la Cité comtale avec les troupes de Líster. Le chaos régnait dans la grande ville recouverte par le brouillard de l’hiver, frappée par les bombardements, avec une population affamée qui fuyait comme elle pouvait en un tragique exode en direction de Gérone et des Pyrénées.

Les « planqués » de l’arrière-garde s’étaient déjà mis en lieu sûr à la frontière française. Les saboteurs et les trotskistes – la « cinquième colonne » – préparaient le terrain aux fascistes à Barcelone même.

Je pénétrai en ville par le Paralelo, grimpé sur un char de combat. Comme nous passions devant la centrale thermoélectrique fumante encore des derniers bombardements, quelqu’un me cria :
– Néstor ! Merde alors ! Toi ici ? Je te croyais au pays ! Viens avec nous ou tu vas rester coincé, couillon ! Viens, allez viens !

C’était un sergent de Cuenca qui avait combattu sous mes ordres à la prise de Teruel et au passage de l’Ebre. Grièvement blessé dans cette dernière bataille, il avait été retiré de la brigade et affecté au corps du Tren, un organisme de transports automobiles. Il conduisait ce jour-là un gros camion avec des évacués et sa destination était La Junquera, dans les Pyrénées.

Je dus crier pour lui répondre :
– Non, mon frère. Remplis ta mission. Moi, j’ai la mienne !
– Tu vas te faire pincer, mon vieux !
– On verra bien…
– Bonne chance, le Mexicain ! Adieu !

Nous devions nous revoir quelques semaines plus tard à Cerbère. C’est un petit port français de la Méditerranée collé à Port-Bou, sur la frontière espagnole, où arrivaient des trains bondés de réfugiés.
– Toi ici ? me cria-t-il.

Et voilà qu’on s’embrasse sans en dire plus car l’émotion nous serrait la gorge.
– Et maintenant ?
– Il faut retourner au combat !
– Non, c’est bien fini. Tu vois, perdre la guerre comme ça…
– Je pense à mon frère Rodrigo qui était avec le commandant Modesto…
– Une fin terrible, mon frère !
– Si on pouvait aller à Madrid et continuer à nous battre…
– Allons au Mexique, lui dis-je en le prenant fraternellement par le bras.
– Dans ton pays, le bronzé ? Toi, tu as une patrie. Nous, on vient de perdre la nôtre. Qui sait ce qu’il va advenir de tout ça !



Les Mexicains qui ont combattu en Espagne

En dehors de José Jaramillo ; de Tito Ruiz Marín, lieutenant des transmissions militaires au Mexique et capitaine à la XIe Brigade internationale Thaelmann, mort aussi à la bataille de Brunete dans les environs de Madrid au milieu de l’année 1937 ; et du commandant Silvestre Ortiz Toledo du bataillon Rakosi de la XIIIe Brigade internationale, tous les deux originaires d’Oaxaca, je ne connaissais pas d’autres compatriotes en Espagne jusqu’à ce que nous soyons retirés du front et que nous arrivions à Barcelone, capitale et siège du gouvernement de la république, à la fin de 1938.

Dans les brigades internationales, il y avait peu de Mexicains. Je me rappelle que c’était dans la XVe Brigade internationale Lincoln que le commandement incorporait les Cubains, les Mexicains et d’autres latino-américains qui parlaient anglais. C’est ainsi que des dizaines de mes compatriotes qui vivaient avant aux Etats-Unis partirent comme volontaires en Espagne avec des Nord-Américains communistes ou simplement antifascistes. Ils arrivèrent à Figueras, à Albacete ou même à Madrid à la fin de 1936 ou au début de 1937.

Avant le franchissement de l’Ebre, je connaissais des Mexicains : Juan Razo ; Antonio Pujol  un peintre muraliste qui combattait aussi comme soldat ; Manuel Valenzuela, originaire du Chihuahua, très sympathique ; Bernabé Barrios Pancho, un indigène du Guanajuato très pittoresque et brillant conteur d’histoires ; Carlos Roel, du Monterrey, très discret. Ils furent tous incorporés dans l’un des quatre bataillons de la XVe Brigade internationale Lincoln. Mes autres compatriotes, je les ai connus à la fin de 1938, à Barcelone.

La Cité comtale était alors une grande ville, peut-être plus importante que Madrid, avec plus d’un million d’habitants, belle, cosmopolite, avec des gens très industrieux et très travailleurs mais, à cause de la guerre, elle manquait de tout. Quand j’y arrivai, il n’y avait rien à manger dans les restaurants, on vous servait un café qui n’était pas du café, édulcoré avec des comprimés de saccharine. Il n’y avait pas de cigarettes pour fumer, les gens fumaient du foin, de la betterave, n’importe quoi qu’on vendait comme du « tabac » sur les Ramblas. La nuit, la grande ville était plongée dans l’obscurité avec seulement quelques petites lampes bleues par crainte des avions fascistes. Il n’y avait pas de distractions à part les salles de cinéma et les cafés des Ramblas des fleurs qui servaient ces petites tasses d’une chose noire que nous acceptions de prendre pour du café !

Je m’installai finalement dans un hôtel miteux près du Barrio Gótico et je partis à la recherche de l’ambassade du Mexique qui était sur le Paseo de la Diagonal. C’était une coïncidence : nous étions le 15 septembre et les employés de l’ambassade me dirent que ce soir-là, il y aurait une réception pour commémorer l’indépendance du Mexique et « qu’il valait mieux qu’alors je salue Monsieur l’Ambassadeur ».

On venait de me retirer du front de l’Ebre, précisément du secteur de Venta de Camposines, un nœud de communications. Cette nuit du 15, je vins donc à l’ambassade mexicaine avec mon unique vêtement : mon uniforme encore taché du sang de la blessure que j’avais reçue aux deux jambes en face de Gandesa, trois ou quatre jours après avoir passé l’Ebre.

Mon aspect était lamentable : un uniforme sale, de vieilles chaussures, brûlé par le soleil et certainement très amaigri, avec un équipement d’officier et un pistolet allemand Mauser. Le colonel don Aldaberto Tejeda me salua avec une grande cordialité et il se montra surpris de ne pas me connaître. Il m’invita à rester à la réception et il me présenta quelques compatriotes pour que nous fassions connaissance.

Ces compatriotes étaient Juan Razo, Pancho, Leonardo Talavera et le peintre Antonio Pujol. Les uns firent connaissance, les autres se connaissaient déjà.
Au cours de cette réception diplomatique nocturne, je pus faire la connaissance « de visu » comme on dit, car mon accoutrement ne convenait pour me présenter à personne, du chef du gouvernement, le docteur Juan Negrín ; du ministre des Affaires extérieures, don Julio Álvarez del Vayo ; de don Indalecio Prieto ; de la célèbre Pasionaria ; de don Julián Zugazagoitia ; de don Luis Companys, président de la Generalitat de Catalogne et d’autres personnalités politiques espagnoles de la République qui étaient les invités de l’ambassadeur du Mexique. Un orchestre à cordes égayait la sobre réception où arrivaient beaucoup de gens importants.

Je me rappelle qu’à un certain moment, tandis qu’on passait les plateaux avec de savoureux canapés que nous dévorions avec avidité, un chanteur mexicain appelé Soto – un homme brun, petit et gros qu’accompagnait son épouse, une Cubaine rousse – avait chanté quelque chose de classique, il avait bavardé avec moi et il m’avait dit qu’il était aussi peintre. Comme il y avait une bonne ambiance et que le piano était libre, voilà qu’il se met à jouer une rumba joyeuse et animée.

Et cela « mit le feu aux poudres » parce que notre pittoresque Pancho s’élança pour danser une rumba d’une façon quasi obscène avec la femme rousse de Soto. Aussitôt, tous ces messieurs solennels, diplomates et personnalités invitées, mirent une joyeuse ambiance en applaudissant ce spectacle inattendu qui brisait le formalisme de cette réception diplomatique un peu longuette. Pancho et la Cubaine furent très applaudis et, à partir de ce moment, il devint mon ami, de même que Soto et les autres Mexicains qui étaient en Espagne.

Les nouvelles que je lisais dans les journaux barcelonais étaient décourageantes. Avec de puissants effectifs, l’ennemi attaquait nos unités sur l’Ebre. On avait perdu l’important nœud stratégique de Venta de Camposines Les aviations allemande et italienne massacraient en masse et à loisir nos troupes républicaines.

Pour aggraver encore la situation de l’Espagne, le 29 de ce mois de septembre 1938, dans la ville de Munich, Hitler s’imposa avec son allié Mussolini et il fit signer au premier ministre britannique Chamberlain et au chef du gouvernement français Daladier un traité par lequel l’Allemagne arrachait la région des Sudètes à la Tchécoslovaquie. Il entamait ainsi son chemin vers la domination de l’Europe et vers la Seconde Guerre mondiale qui ne tarderait pas à éclater.

Nous, les volontaires internationaux qui avions été retirés du front sur l’ordre de Negrín, on nous concentrait dans divers villages de Catalogne, près de la frontière avec la France, pour nous évacuer quand ce serait possible.

Les Mexicains qui arrivaient à Barcelone me racontaient que des compatriotes étaient morts sur beaucoup de fronts de guerre et qu’ils se souvenaient d’eux avec respect. C’est ainsi que je me fis une idée de la quantité de mes compatriotes qui étaient arrivés en Espagne par les chemins les plus différents pour se battre aux côtés de la République, bien que je n’aie jamais pu préciser leur nombre. Tous ne s’étaient pas retrouvés dans les brigades internationales, comme moi, et c’est pour cela que nous ne nous étions pas rencontrés pendant la guerre.

David Alfaro Siqueiros, par exemple, je n’ai fait sa connaissance qu’après, en France, quand, au sortir d’un camp de concentration, j’arrivai à Paris avec un groupe de Mexicains. Le célèbre peintre portait avec ostentation son grade de lieutenant-colonel. Il avait connu les fronts du Tage et de l’Andalousie quand ils étaient inactifs, sans participer à de grandes actions de guerre. C’était normal parce qu’un artiste célèbre n’allait pas courir de risque : son principal apport au camp de la République était son prestige. Il avait quitté l’Espagne à temps et ce fut à Paris que je fis sa connaissance. Il se joignit dès lors à nous tous, les Mexicains survivants de la guerre et, en raison de son prestige évidemment, il prit la tête de notre groupe d’ex combattants. En 1939, au Mexique, il nous réunit dans une organisation qui s’appelait Sociedad Francisco Javier Mina, et qui ne dura guère.

A Barcelone, je fis la connaissance du colonel Juan B. Gómez, de Veracruz, un homme corpulent qui avait fait partie d’une brigade espagnole sur les fronts de Pozoblanco, en Estrémadure. Il avait fait de la politique au Mexique avec le licencié Mignel Alemán, dans leur Etat. Il avait pour compagne une belle Andalouse, une chanteuse de tonadillas appelée Pepita de Triana. Je fis aussi la connaissance du commandant Antonio Gómez Cuéllar, de Puebla, qui avait aussi à ses côtés une belle Espagnole appelée Blanquita ; il était marié avec elle. Gómez Cuéllar avait aussi fait partie des brigades internationales dans les secteurs du sud de l’Espagne. A Barcelone, je devins aussi un grand ami du capitaine d’artillerie mexicain Félix Guerrero Mejía qui, avant d’aller en Espagne, était lieutenant dans un corps d’artillerie,  un officier très compétent tout comme un autre lieutenant, issu comme lui du Colegio Militar de México, et qui s’appelait Isaías Acosta H. Luz, artilleur lui aussi. Tous les deux avaient combattu pendant toute la guerre dans des unités républicaines espagnoles sur les fronts d’Estrémadure. A leur retour, ils réintégrèrent tous les deux l’armée mexicaine et ils devinrent généraux en raison de leurs capacités et de leur expérience de la guerre.

A Barcelone, je me retrouvai nez à nez avec un pays, Emilio Llanes Collado, de Veracruz. Il avait été mon compagnon aux transmissions militaires. Malheureusement, il était alcoolique. Je savais seulement qu’il avait fait partie d’une unité basée à la célèbre Ermita de Santa Quiteria, là-bas, du côté d’Huesca. Il était courageux mais le vin causait sa perte comme un autre Mexicain qui avait bourlingué avec Siqueiros dans le sud de l’Espagne et qui s’appelait Miguel Domenzain Leroy, un vieil homme très habitué aux coups de feu dont je fis aussi la connaissance à l’époque.

Deux cadets mexicains avaient déserté du Colegio Militar – ils étaient trois si on compte Roberto Vega González qui fut fait prisonnier au combat, qui le resta pendant toute la guerre et qui revint au Mexique après nous. Humberto Villalba et Roberto Mercado Tinoco étaient de joyeux garçons qui arrivèrent en Espagne à la fin de 1937 et qui furent incorporés dans une brigade espagnole. A la fin, ils nous rejoignirent à Barcelone, nous qui étions déjà depuis quelques jours dans la Cité comtale où je m’initiais au journalisme avec des amis de La Vanguardia, le principal journal de Barcelone où je faisais mes premiers pas. L’ambassade du Mexique était l’endroit où nous nous retrouvions tous, non pas pour voir le colonel Tejeda qui était un homme très sérieux et très préoccupé par sa délicate mission mais parce qu’on nous y invitait à manger… et c’était une chose importante dans la Barcelone de l’époque.

Nous nous laissions tomber sur nos chaises, le peintre Antonio Pujol, le vieux Talavera, l’amical Antonio Trujillo du Monterrey, le sérieux Juan Razo, l’inévitable Pancho et moi, même si on ne nous donnait à chacun, en plus du plat, qu’un demi-pain qui était l’équivalent d’un demi-sandwich, une soupe allongée et un petit supplément que nous apportait la serveuse de l’ambassade, une jeune femme espagnole très affectueuse avec tout le monde.

Je revis à Barcelone Andrés García Segovia qui fut commissaire de guerre et que j’avais connu à Pozo Rubio, près d’Albacete. Nous revînmes ensemble au Mexique où il devint un leader ouvrier. Je fis aussi la connaissance de Carlos Álvarez Alegría, un homme un peu étrange dont on disait qu’il n’était pas mexicain mais guatémaltèque. Cependant il revint avec notre groupe de compatriotes et nous le perdîmes de vue à son arrivée au Mexique. Il avait le grade de colonel et j’ai jamais su dans quelle unité ni sur quel front il avait combattu.

Un autre Mexicain que j’ai connu alors est Rafael Ángeles Lizardi. On savait qu’il était le fils du général Felipe Ángeles, un célèbre révolutionnaire. Cet Ángeles Lizardi était un homme accompli, il avait une épouse espagnole et c’était un brave homme bien qu’il soit un peu étranger à notre groupe car on ne savait pas où il avait combattu. Pourtant, il boitillait à cause d’une blessure et, quand nous fûmes de retour au Mexique, nous nous fréquentâmes beaucoup. Il y avait encore dans notre groupe un autre type bizarre, le capitaine Torices, un homme rustre, un vieux soldat, un compatriote peu bavard mais qui avait dû être un homme d’action sur tous les fronts où il avait combattu pendant la guerre. Il me plaisait bien en raison de sa discrétion. Quand nous arrivâmes au Mexique, il disparut.

Carlos Roel était un Mexicain qui avait vécu de nombreuses années à New-York. Il était parti de là pour l’Espagne et il y était revenu. Je l’y retrouvai des années plus tard, sans travail, mais content de vivre dans la Cité de fer. C’était un ami magnifique. Il ne revint pas avec nous mais nous nous sommes beaucoup fréquentés à New-York et au Mexique ensuite.


Mourir à Madrid

Depuis que nous nous étions rencontrés aux transmissions au Mexique, mon grand compagnon, c’était Jaramillo Rojas, du Tabasco. Un gars décidé et sympathique qui ne vit Barcelone que lorsque nous y passâmes pour aller de Figueras à Valence et à Albacete, alors que nous venions d’entrer en Espagne par les Pyrénées, au début de 1937. Jaramillo Rojas devint lieutenant dans le bataillon cubain de la XVe Brigade internationale Lincoln. Il fut grièvement blessé à la bataille où nous prîmes Teruel pour la République. Il mourut sur le front. Entre brigades, nous nous écrivions et, comme toujours, Pepe rêvait de retourner au Mexique « pour tout raconter aux potes », d’aller un jour avec moi à Tabasco et de nous baigner dans le fleuve Grijalva. Il rêvait de toutes les choses dont rêvent les jeunes gens. Je me rappelle qu’il écrivait tout cela dans ses lettres du front.

Pour moi, pendant toute la guerre d’Espagne, Jaramillo fut le grand absent. Quand je revins au Mexique, cela me paraissait incroyable que José soit resté là-bas, à nourrir la terre espagnole de ses os, et que moi, j’aie pu sortir vivant de cet enfer alors que, quand nous étions partis ensemble pour l’Espagne, nous croyions tous les deux que nous péririons en défendant Madrid.

C’est pour cela que maintenant, après tant d’années, quand je vois au cinéma et à la télévision le formidable documentaire Mourir à Madrid et que je me vois défiler, portant un énorme drapeau mexicain dans la grande parade des adieux des brigades internationales à Barcelone, le titre du film suffit à me rappeler José Jaramillo, l’éternel absent pour moi.

Dans ces simples Mémoires, je veux rendre hommage à un si remarquable jeune Mexicain.

*

A propos de ce drapeau mexicain, c’était celui de l’immeuble de l’ambassade du Mexique en Espagne qui se trouvait alors sur le Paseo de la Diagonal, où se déroula précisément le défilé d’adieux des brigades internationales, le 28 octobre 1938.

Les combattants mexicains que j’ai déjà cités et d’autres qui arrivaient petit à petit à Barcelone en provenance des fronts de guerre où ils avaient combattu, nous nous réunîmes et, collectivement, nous décidâmes de trouver un drapeau mexicain pour l’arborer dans le défilé, bien que ce soit pas très correct de le faire si les autres nationalités ne le faisaient pas. Il y avait un million de Barcelonais dans les rues pour dire adieu aux volontaires internationaux qui étaient venus de tous les pays du monde pour « leur donner un coup de main » dans leur lutte contre les généraux fascistes insurgés.

Je ne réfléchis pas longtemps.
– A l’ambassade, avec le colonel Tejeda, nous en avons un, dis-je à mes compagnons.

Nous y allâmes mais l’ambassadeur n’avait pas d’autre drapeau mexicain que celui qui était accroché à l’énorme mât de fer du balcon principal de l’ambassade. Eh bien, celui-là ! Bien qu’il soit énorme, nous le descendîmes, nous l’enroulâmes et nous le transportâmes vers le défilé qui commençait déjà. Les Mexicains, nous nous plaçâmes devant tous les petits groupes de latino-américains, de Cubains, d’Argentins, de Colombiens, de Dominicains, etc. et nous défilâmes dans cette grande parade, moi arborant avec vigueur, avec la fermeté de mes vingt ans, le grand drapeau mexicain avec son lourd mât de fer.

A Barcelone, je fis aussi la connaissance de David Serrano Andonegui, mexicain, homme simple et d’aspect tristounet, très taciturne et marié avec une jolie madrilène appelée Mura. Il l’emmena ensuite au Mexique où il mourut quelques années plus tard.

Je fis la connaissance d’autres compatriotes qui avaient fait la guerre dans différentes unités républicaines. Tous, jeunes et vieux, étaient d’un commerce très agréable comme le capitaine Félix Guerrero, apparemment austère mais qui était un ami au grand cœur. De retour au Mexique, il devint colonel ou général, et il l’avait mérité en raison de ses grandes capacités et de son grand caractère.


Trois Zapotèques dans les rangs républicains

Tito Ruiz Marín était un cas spécial. Il avait été mon sous-lieutenant aux transmissions militaires au Mexique. Il était du Juchitán, très talentueux, bon militaire et très discret. Il déserta avant moi mais il ne dit jamais rien à personne. Il partit simplement pour l’Espagne et voilà ! J’allai le voir à Pozo Rubio, puis je le perdis de vue car on l’avait incorporé dans la XIe Brigade internationale Thaelmann et il était parti bien avant que j’arrive  à Madrid. Il participa à la grande controffensive républicaine de Brunete et mon jeune compatriote, avec le grade de capitaine et à la tête d’un bataillon d’Allemands et d’Espagnols, fut tué dans ce secteur au milieu de l’année 1937.

Ruiz Marín, jeune officier mexicain idéaliste du Juchitán, était né à Unión Hidalgo, dans l’Etat d’Oaxaca. Il fut l’un des premiers volontaires mexicains qui n’y réfléchit pas à deux fois, qui ne dit rien à personne et qui s’en alla combattre pour une juste cause. Je me souviendrai toujours de lui avec le plus grand respect et la plus grande affection car, depuis le Mexique, nous étions des compagnons aux transmissions militaires.

Silvestre Ortiz Toledo qui, on ne sait pas pourquoi, se faisait appeler Ortiz Rubio, était un autre Oaxaqueño qui était né à Ixtepec. Râblé, brun, une voix douce et très communicatif. Je me rappelle que je l’ai vu au bataillon Rakosi de ma XIIIe Brigade et qu’il a participé à des opérations offensives à la tête de son bataillon sur les fronts d’Aragon.

Je le perdis de vue et je le rencontrai de nouveau des années plus tard, au Mexique. Il était ingénieur diplômé et il résidait à Jalapa, dans l’Etat de Veracruz. Je me souviendrai toujours de lui avec respect et affection parce qu’à l’occasion, au front, quand nous allions au combat, il m’appelait paternellement :
– Mon fils ! Mon fiston, sois prudent, mon fils !

Et nous nous retrouvions toujours après, tous les deux indemnes, par chance.

Eux deux qui venaient de l’Istmo, et moi qui venais de la Sierra de Juárez, nous étions les trois zapotèques enrôlés dans les rangs des républicains espagnols.

Un autre Mexicain fut Antonio Trujillo Carranza, un ouvrier métallurgiste de Monterrey qui partit pour l’Espagne en passant par New-York et qui combattit dans une des brigades internationales. C’était un garçon très modeste qui était simple soldat à la guerre. Son plus grand désir était de retourner travailler près de sa famille à Monterrey. Antonio Migoni était un autre Mexicain qui était allé en Espagne en passant par les Etats-Unis. C’était un type un peu mystique, bizarre, peu communicatif. Quand il revint au Mexique, il se consacra à l’étude de la Bible et il assurait qu’il avait participé à la guerre « sans avoir tué personne ». Par ailleurs, un brave garçon. Il ne chercha jamais à reprendre contact avec nous, les ex combattants de la guerre d’Espagne.

Un autre compatriote que j’ai connu à Barcelone était le sympathique docteur Segundo Braña Blanco, de Veracruz. Il était étudiant à Madrid quand la guerre avait éclaté et il se retrouva du côté républicain, prêtant ses services dans les hôpitaux. Dans le bateau qui nous ramenait au Mexique, il disait que je ressemblais à un petit torero mexicain et il se faisait passer pour mon « impresario » aux yeux des gens qui ne nous connaissaient pas !

Braña Blanco devint au Mexique un haut fonctionnaire à la Commission pour l’éradication du paludisme. C’est un homme hautement estimable en raison de son esprit de service et de ses qualités humaines.

Bernabé Barrios Pancho, un Mexicain « de l’autre bord47 », était un grand baratineur, presque analphabète mais très intelligent. A Barcelone, il était sergent, il portait un uniforme et une espèce de musette remplie de plans et de cartes, des jumelles et un gros pistolet. Il marchait derrière un faux colonel qui se nommait Filmore, un Chilien qui se faisait passer pour un Mexicain. C’était un aventurier qui disait organiser des commandos de volontaires pour débarquer à l’arrière-garde franquiste « à la demande du président Azaña lui-même. »

De retour au Mexique, Pancho n’avait pas de problèmes parce que, comme il parlait anglais, il allait tous les matins de bonne heure à l’hôtel Reforma et il y avait toujours un couple de gringos à qui il se proposait comme « guide ». Ils l’invitaient à prendre le petit déjeuner, il portait leur appareil-photo, il leur racontait avec beaucoup de drôlerie que « le palais des Beaux-Arts, c’était les Aztèques qui l’avaient construit » et il les emmenait au Palais national où il se vantait « d’avoir aidé Diego Rivera à peindre les fresques. » Bien évidemment, ils ne le croyaient pas mais ils lui donnaient leurs dollars. Nous par contre, sans travail, nous mourions de faim dans les rues de la capitale.

D’autres concitoyens que je connus sont Juan Río Ubiaga, Alejandro Moet Cano, Juan Manuel Valencia, Antonio  El Brujo48, et quelques autres comme Leonardo Talavera, un vieux chauffeur de taxi de la ville de Mexico, un homme très bohême mais serviable. Je me rappellerai toujours de lui comme d’un bon compagnon à Barcelone.

D’autres Mexicains n’allèrent pas en Espagne pour se battre. Le Mexicain José Mancisidor y alla pour participer au Congrès des écrivains. Juan de la Cabada, lui, se battit sur les fronts d’Estrémadure et il devint célèbre parce qu’il était très bon pour raconter des histoires, d’après ce que nous disaient les miliciens de ce secteur quand il y était. Fernando Gamboa qui était alors peintre du Taller de Gráfica Popular49, Antonio Pujol, qui devint un remarquable muséographe, le poète Octavio Paz et un autre poète, Fernando de la Llave, un aventurier audacieux, bohême et pittoresque, alcoolique mais un jeune homme plein de talents, sans aucun doute, que je fréquentai, écoutant pêle-mêle ses élucubrations, ses projets, ses souvenirs et ses jurons. Cet homme avait l’habitude de surprendre les gens les plus blasés et il vivait – il en vivait bien – des histoires qu’il racontait.

Une jolie fille  mexicaine que je fréquentai, non pas à Barcelone mais à Jaén, un chef-lieu de province d’Andalousie, s’appelait Zoila Gracia, qui était peut-être un pseudonyme. Il faut que je parle d’elle ici parce qu’elle n’est peut-être jamais revenue au Mexique. Je me rappelle que, peu après ma blessure en Estrémadure, on me donna la permission d’aller, avec un camarade blessé aussi, de l’hôpital de la Jara de Cuenca à son village natal, à Jaén. Nous y allâmes en train en passant par Ciudad Real.

A Jaén, on me traita avec tant d’affection que les autorités municipales organisèrent pour moi une petite cérémonie. Je partageai la vie de ce joyeux et merveilleux peuple andalou qui savait chanter des fandanguillos et des bulerías à la mode flamenca et qui savait rire malgré les vicissitudes de la guerre. Comme j’étais à Jaén, on me présenta « une jeune fille mexicaine » qui s’avéra être Zoila Gracia, une belle brune un peu boulotte, résolument anarchiste qui appartenait à la FAI. Elle organisait des réunions très fréquentées pour endoctriner les gens en leur exposant les idées de Bakounine et de Kropotkine. C’était une partisane du leader espagnol Buenaventura Durruti. Zoila était une oratrice convaincante, courageuse, toujours en mouvement. Une des trois nuits que je passai à Jaén, j’allai à un meeting qu’elle animait dans le village appelé Villagordo. De la chaire de l’église, elle touchait les gens avec ses harangues émouvantes. Je me rappelle lui avoir donné les quelques dollars qui me restaient dans mon portefeuille en lui disant comme beaucoup de gens du village :
– Tiens, c’est pour la cause acrate50 !

La nuit, Barcelone était alors une ville fantôme. Les gens s’étaient habitués à marcher dans le noir et, quand ils entendaient les sirènes qui annonçaient l’arrivée des avions de bombardement, ils s’abritaient où ils pouvaient s’ils n’étaient pas près des abris antiaériens, ou ils s’allongeaient sur le sol en attendant que la pluie de feu s’arrête.

Pour pouvoir rester à Barcelone, comme je ne gagnais rien, je quittai l’hôtel et je m’installai dans un immeuble de cinq étages dans la vieille ville avec ses ruelles étroites pleines de vieux cafés, de bazars, de vieilles bâtisses, de tavernes, de librairies d’occasion près du fameux et charmant Barrio Gótico et des Ramblas. Je le faisais à la demande de la propriétaire, pour garder son immeuble de la rue des Escudilleros. Quand j’y arrivais très tard dans la nuit, je frappais dans mes mains pour que le « sereno51 » vienne m’ouvrir le vestibule et qu’il me donne une « bougie » pour m’éclairer dans les escaliers. Auparavant, je donnais son pourboire – un gros sou52 – au brave homme à la lanterne.

La nuit, j’occupais mon temps en allant à La Vanguardia, non pas pour faire semblant de travailler mais pour apprendre comment travaillaient les journalistes. C’étaient des journées intenses avec des comptes-rendus de guerre alarmants : le front de l’Ebre s’effondrait, les armées franquistes envahissaient déjà la  Catalogne et le centre de l’Espagne mais Madrid restait inébranlablement républicain. Hitler et Mussolini, tout gonflés d’orgueil, multipliaient leurs menaces d’envahir toute l’Europe. La situation à Barcelone était triste, on était pessimiste et, même si cela paraissait terrible, le salut de la République dépendait en dernier ressort du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.

J’avais à l’époque une amourette avec une fille appelée María Fontana, une Navarraise réfugiée à Barcelone. Nous étions heureux de nous promener sur les Ramblas, de nous asseoir dans un café sans rien consommer ou d’entrer dans un cinéma pour voir n’importe quel film sans le voir…

Quand survint le désastre du repli jusqu’à la frontière, cette fille me suivit à Cerbère, en France. Elle voulait venir avec moi au Mexique, presque de force, mais les soldats sénégalais nous séparèrent. Ils m’emmenèrent dans un camp de concentration et elle dans un autre peut-être. Nous ne nous revîmes pas.
Moi, je voyais tous les jours la plupart de mes compatriotes. Nous attendions tous que l’ambassade organise notre rapatriement pour retourner au Mexique. Nous pensions que la guerre était une affaire perdue mais il arriva un moment où, nous, les milliers de volontaires internationaux, nous nous rassemblâmes à Sarriá pour exiger des armes et notre retour au front afin de contenir l’ennemi parce qu’il valait mieux mourir en se battant que de rester coincés et désarmés avec, dans notre dos, les Pyrénées hostiles.

Je profitais de mon temps libre pour aller admirer la Sagrada Familia, la Casa Milá sur le Paseo de Gracia, le Parque Güell. Ce sont les œuvres d’un « architecte fou » appelé Antonio Gaudí qui m’a toujours paru génial. J’aimais aussi me perdre dans les ruelles du Barrio Gótico avec sa cathédrale, son palais archiépiscopal, la Diputación et d’autres admirables édifices gothiques. Le tout a une saveur antique, seigneuriale. C’est un reliquaire qu’on a presque soustrait à la grande ville, avec ses habitants antiques aussi, ses femmes vêtues de noir avec leur fichu noir sur la tête. Un monde paisible et retiré où il me semblait que je me retrouvais moi-même après la tourmente de feu et de haine qu’est la guerre sur le front des batailles.

Barcelone est toujours restée vivante dans mes souvenirs parce que j’y ai cultivé des amitiés qui perdurent encore maintenant. J’y ai aimé et j’y ai souffert de privations sans nombre, j’y ai fait des rêves et j’ai senti une autre dimension de la guerre. Jaramillo et moi, poussés par nos idéaux, nous avions embarqué à Veracruz pour aller en Espagne et, nous le pensions, mourir à Madrid. Ces idéaux s’étaient renforcés dans mon esprit.

47 NdT. : L’état d’origine de l’auteur (Oaxaca) est au sud de Mexico et l’état d’origine de Pancho (Guanajuato) est à l’opposé, au nord.

48 NdT. : Le sorcier.
49 NdT. : Atelier populaire de graphisme.
50 NdT. : Forme d’anarchisme.
51 NdT. : Veilleur de nuit qui faisait des rondes dans un quartier et ouvrait les portes aux habitants.
52 NdT. : La « perra gorda » valait dix centimes de pesète.


Adieu aux armes

Après la chute de Barcelone où les troupes franquistes entrèrent sans combattre le 25 janvier 1939, la République s’effondra sans espoir de salut. Le commandement des unités républicaines décida de ne pas défendre la ville et elle fut évacuée. Le gouvernement se transporta d’abord en France puis dans ce qui restait du territoire de la République, dans la zone centrale, à Madrid.

Nous la cinquantaine de Mexicains qui nous étions connus petit à petit à Barcelone, nous fûmes aidés au moins avec un peu de nourriture par l’ambassade du Mexique.

Je me rappelle que le peu d’entre nous qui avions combattu dans les brigades internationales, on nous remit un diplôme que la République nous octroyait avec gratitude pour notre solidarité et, avec celui-ci, une liasse de billets tout neufs. Je ne sais pas combien de pesètes cela représentait car nous décidâmes aussitôt de les donner à la Croix-Rouge : on nous avait dit qu’il y avait des trains prêts à nous transporter à la frontière dès que possible. D’un moment à l’autre, le siège de Barcelone commencerait.

Nous en informâmes les autres Mexicains qui avaient combattu dans d’autres unités républicaines et qui étaient les plus nombreux. Nous nous mîmes d’accord pour profiter du voyage pour quitter l’Espagne. Nous étions précisément à la fin de janvier si bien que le jour exact où nous arrivâmes dans le petit port de Cerbère à la frontière, du côté français, nous apprîmes par la radio que les fascistes entraient dans Barcelone. L’événement me remplit d’une tristesse infinie car je laissais dans la Cité comtale beaucoup d’amis dont personne ne savait quel serait le destin car l’ennemi traitait les vaincus avec sauvagerie.

Ces jours-là, des milliers et des milliers d’ex combattants et de civils arrivèrent à Cerbère. Grâce aux démarches de notre ambassadeur en France, le licencié Narciso Bassols, nous restâmes quelques jours dans un hôtel minable dont nous ne pouvions pas sortir.

De là, nous regardions le tragique exode des républicains espagnols en déroute, sales, barbus, sans armes et houspillés par les troupes noires sénégalaises comme s’ils étaient du bétail – le Sénégal était alors une colonie française. Armés et criant : « Allez ! Allez ! », ils poussaient des milliers d’hommes, de femmes, de vieillards et d’enfants vers les trains qui, quand ils étaient pleins, partaient pour Argelès, pour Gurs et pour d’autres endroits sur la côte méditerranéenne. Là, on les faisait descendre et on les internait dans de grands espaces clôturés avec des barbelés. C’était les camps de concentration dans lesquels, nous aussi, nous finîmes par atterrir.

Nous n’y restâmes pas longtemps parce que le gouvernement mexicain, qui ne savait même pas qu’il y avait autant de Mexicains à se battre en Espagne, fit des démarches diplomatiques pour nous rapatrier. Pour cela, l’ambassadeur Bassols dut établir un « passeport collectif » et c’est ainsi que nous quittâmes le pays par le port du Havre, direction Londres où, après une très brève escale, nous partîmes pour New-York à bord du transatlantique Ausonia. Nous étions de retour en Amérique.

A Paris, j’avais fait la connaissance de David Siqueiros qui avait quitté l’Espagne quelques mois auparavant. Il y avait là aussi René Leduc, Fernando de la Llave et d’autres Mexicains. L’ambassadeur Bassols procura des vêtements civils à ceux qui, comme moi, portaient encore leur uniforme d’officier républicain espagnol couvert de poux et de crasse, et c’est avec ces vêtements que nous quittâmes la France. Je me rappelle l’accostage de l’Ausonia à un quai de New-York. Les services nord-américains de l’immigration ne nous laissèrent pas débarquer et nous dûmes rester à bord du bateau car le gouvernement yanqui nous interdisait catégoriquement de mettre le pied sur son sol.

Ce furent les Mexicains résidant dans la Cité de fer qui, réunis sur ce quai, nous firent parvenir des vêtements usagés mais qui nous furent très utiles parce qu’en vérité, certains d’entre nous en avaient bien besoin !

Partout où nous allions, nous nous tenions au courant par les journaux des désastres que continuait de subir la cause républicaine en Espagne : elle était complètement perdue, davantage à cause des conflits, des trahisons et de la profonde division entre ses hommes politiques que du manque de courage des combattants qui, jusqu’au dernier, voulurent résister les armes à la main.

Madrid fut livré lâchement aux franquistes et les combattants furent désarmés et trahis.
Beaucoup furent fusillés, d’autres massacrés tout simplement et les autres emprisonnés.

L’Espagne était déjà très loin pour moi qui avais appris à apprécier la noblesse de ses habitants, surtout ceux de ses petits villages de l’Aragon, de la Catalogne, de la Manche et de l’Andalousie.

L’ambassadeur Tejeda et sa fille María Teresa partirent par Puigcerdá avec tout le personnel de l’ambassade, mettant ainsi fin, de facto, à nos relations diplomatiques avec l’Espagne.

Pendant mon séjour à Barcelone, j’avais acquis quelques livres et je conservais mes notes du front, quelques documents, des cartes, des souvenirs de la guerre. Mais, comme je n’avais pas de domicile fixe, j’avais mis le tout dans une caisse en bois que j’avais confiée au concierge de l’ambassade du Mexique, qui s’appelait monsieur Cuesta. Tout fut perdu pour moi parce que, quand le personnel de l’ambassade partit, monsieur Cuesta ne voulut pas quitter l’Espagne bien qu’il soit de nationalité mexicaine. Il vivait là depuis plus de vingt ans, depuis la Première Guerre mondiale, et, disait-il, «  il n’avait plus personne dans son pays alors pourquoi y retourner ? ». C’est ainsi que furent perdues mes meilleures notes, celles d’une espèce de journal que j’avais écrit dans un gros cahier qui m’avait accompagné pendant toute la guerre.

Je quittai l’Espagne tel que j’y étais arrivé avec, en plus, les trois cicatrices des blessures que j’avais reçues sur les différents fronts de la guerre. Avec mon uniforme de lieutenant – le seul que j’avais depuis de nombreux mois, tout taché de sang, crasseux et plein de poux – quelques papiers en poche, sans une pesète parce que je considérais qu’elle ne me servirait à rien, et mon nouveau grade de capitaine : c’est ainsi que je quittai l’Espagne.

Chapitre 4

Le MEXIQUE

1939-1961

Les héros

« Bienvenue aux héros ! La patrie vous reçoit les bras ouverts ! » disait le télégramme que nous reçûmes en arrivant à la frontière nord. Il était signé d’un éminent homme politique de l’époque, en cette année 1939,  le licencié Luis I. Rodríguez.

Une poignée de Mexicains qui étaient allés, volontairement et par leurs propres moyens, se battre aux côtés de la République espagnole, revenaient au pays après avoir perdu la guerre. Nous revenions, certains comme moi avec trois blessures encore douloureuses, mais nous laissions derrière nous, sur les champs de bataille, plus d’une cinquantaine de nos compatriotes qui y étaient morts.
Ce télégramme était un bon signe, pensions-nous tous. On reconnaissait notre engagement altruiste comme combattants défenseurs de la démocratie et de la liberté.

Une voiture spéciale fut ajoutée au train de Laredo et, après un meeting sur la place centrale de cette ville frontière au cours duquel les leaders de la CTM53 prononcèrent des discours enflammés qui exaltaient notre conduite de combattants antifascistes, nous commençâmes notre voyage en passant par Saltillo, Monterrey, San Luis Potosí et Zacatecas. Les syndicats et les gens se pressaient dans les gares pour nous témoigner leur sympathie. A Monterrey, on nous donna un beau drapeau national de grande taille. Nous l’agitions fièrement avec son frère, le drapeau de la République espagnole.

Quarante-huit heures après être parti de Nuevo Laredo, dans la nuit du 23 février, notre train arriva à la gare de Buena Vista, nouvelle à l’époque.
Une foule immense nous attendait.

On nous porta sur les épaules pour quitter les quais et on nous déposa dans la rue. Nous défilâmes au son des tambours et des clairons des fanfares de guerre des syndicats, au milieu des acclamations et de l’allégresse populaires, des fusées d’artifice, et c’est au milieu d’un cortège triomphal que nous arrivâmes à ce qui fut l’Université ouvrière, dans la rue de Rosales, aujourd’hui disparue, à quelques pas du Caballito.

La circulation fut interrompue. Tout le monde voulait voir et saluer les ex combattants d’Espagne.

Du balcon de l’Université ouvrière, Luis I. Rodríguez, dirigeant du PRM54 de l’époque, Indalecio Prieto, éminent homme politique espagnol et grand orateur, et Lombardo Toledano, chef suprême de la CTM, prononcèrent des discours exaltés et très éloquents contre le fascisme et ils louèrent notre conduite. Nous étions les « nouveaux croisés d’un idéal », des « combattants héroïques », des « paladins de la liberté », des « hérauts de la justice », des « étendards de la Révolution mexicaine », un « exemple et un paradigme du genre humain », etc. Ce fut notre apothéose !

Les dianes et les ovations se succédaient. La foule exaltée poussait des cris d’admiration pour nos exploits, les flashes des photographes nous mitraillaient. Tout le monde voulait poser avec nous. Notre héroïsme faisait envie et tout le monde aspirait à le partager avec nous, même si ce n’était que sur une photo.

Dans cette cohue, on nous embrassait, on nous faisait des promesses, on adhérait à notre cause, les journalistes nous interviewaient et nous demandaient inévitablement une anecdote pour épicer leurs reportages et ainsi, petit à petit, presque insensiblement, la rue se vida et devint un désert.

Après les inévitables éclairs des flashes, les leaders, les fougueux orateurs Lombardo Toledano, Indalecio Prieto et Luis I. Rodríguez montèrent dans leurs voitures et ils s’en allèrent, heureux et tranquilles, vers leurs foyers confortables pour se reposer de leur épuisante journée.
- Bon, les gars, nous dit le concierge du vieux bâtiment, je crois qu’il va falloir vous en aller parce que maintenant, je vais fermer.

Nous étions restés seuls.

Il était plus de onze heures du soir et aucun de ceux qui nous avaient envoyé un télégramme à la frontière et qui avaient prononcé des discours enflammés, aucun de ces leaders ne pensa que les héros qu’ils venaient de porter aux nues avec force hyperboles n’avaient pas un sou en poche pour se payer ne serait-ce qu’un café chinois ou un endroit où passer la nuit.

Je me le rappelle encore avec émotion : ce furent des chauffeurs de taxis en maraude, regroupés dans une association qui s’appelait Frente único del volante55, qui nous proposèrent un modeste hébergement au siège de leur syndicat là-bas, du côté de Tacubaya, pour que nous ne dormions pas sur le pas de la porte de l’Université ouvrière que le zélé concierge avait déjà fermée.

Le lendemain, par un matin froid et triste pour nous qui n’avions pas un centime, pas de foyer, pas d’espoir, les journaux titraient : « Le Mexique a réservé hier soir un accueil chaleureux à ses héros. »

Mais nous, les héros, nous n’avions ni pain ni toit dans notre propre patrie.

53 NdT. : Confederación de Trabajadores de México.
54 NdT. : Partido de la Revolución Mexicana.
55 NdT. : Partido de la Revolución Mexicana.


Les insolences de Siqueiros

Après cette unique nuit où les chauffeurs du Frente único del Volante  nous offrirent un toit dans leur hôtellerie de Tacubayan, j’errai dans les rues du centre de la capitale sans un centime, sans un ami, sans rien. Nous nous réunissions le soir, quelques compagnons et moi, pour aller au siège du PRM qui se trouvait à l’entrée du Paseo de la Reforma, dans l’espoir que son président, le licencié Luis I. Rodríguez, nous reçoive, lui qui nous avait tenu un discours si prometteur et si élogieux le soir de notre arrivée à Mexico, à notre retour de la guerre d’Espagne.

Luis I. Rodríguez, en bon politique, était seulement un homme de discours et de compromissions avec ceux d’en haut et il ne nous reçut jamais. Nous essayâmes alors de rencontrer directement le président Cárdenas pour qu’il nous aide d’une façon ou d’une autre, nous qui étions des Mexicains qui revenaient dans leur patrie mais à qui on tournait le dos parce que, disait-on avec une grande légèreté, nous étions des « cocos ».

Ces jours-là, il y avait une grève des boulangers et les travailleurs se révoltèrent devant le Casino Español, dans la rue Isabel la Católica. Siqueiros et d’autres leaders que je ne connaissais pas, montèrent sur les véhicules qui étaient garés là, ils haranguèrent les grévistes et, un soir ils finirent par lancer des pierres sur le beau bâtiment. Une autre fois, la nuit, un groupe de nos ex combattants emmenés par Siqueiros et d’autres individus, nous allâmes tenir un violent meeting juste en face de l’immeuble de la direction de la Police dans la rue Revillagigedo. Comme Siqueiros lui-même commençait à lancer des pierres sur les fenêtres et les installations, il y eut un début d’affrontement avec les forces de police en uniforme. Siqueiros monta alors rageusement pour parler avec le « vrai vrai » chef de la police du district fédéral qui était à l’époque un général appelé Montes. Après une violente dispute, le peintre sortit son 45, le pistolet que lui avait offert le président Cárdenas lui-même quelques années auparavant, et le voilà qui tire une balle dans le bureau du chef des policiers. C’était un comble et le résultat, ce fut que, en cette année 1939, le président nous tourna le dos à nous tous qui n’avions rien à voir avec la conduite de Siqueiros.

Personnellement, faute de parents qui puissent m’aider, je cherchais du travail dans les librairies ou même dans les boutiques du marché de La Merced, sans résultat positif. Enfin, je trouvai une place de « reporter » dans une revue de cinéma qui était la propriété du général Azcárate, et dont les bureaux se trouvaient rue Bolívar. On me payait quatre pesos avec lesquels je pouvais au moins manger et cesser de m’incruster chez mes sœurs qui, malgré leur pauvreté, me donnaient non seulement à manger mais aussi de quoi acheter mes « planillas », une sorte de bon de transport urbain.

Evidemment, la vie n’était pas chère au Mexique et, par exemple, un « déjeuner tout compris » coûtait trente-cinq centimes dans n’importe quelle petit restaurant des rues Donceles, San Juan de Letrán ou Bolívar. Sur les ardoises que ces modestes restaurants accrochaient à leur porte, on pouvait lire : « Déjeuner tout compris : 35 centimes. Avec un œuf sur le riz : 40 centimes ». 

Je vivais dans une petite chambre meublée en terrasse dans la rue Belisario Domínguez. Je payais une misère et je dormais sur un grabat qui ressemblait à un hamac mais avec cela, j’étais content.

Mes compagnons se réinséraient où ils pouvaient, nous oubliâmes Siqueiros, Cárdenas et toutes les promesses des hommes politiques qui, à l’époque, s’agitaient déjà dans la perspective de la succession présidentielle. Parmi eux, je me rappelle un général du Tabasco appellé Orrico de los Llanos qui voulait être le gouverneur de son Etat. Je me rappelle aussi le licencié César Garizurieta, le licencié Miguel Alemán, le colonel Aldaberto Tejeda qui avait été le dernier ambassadeur du Mexique en Espagne, le licencié Gonzalo Vásquez Vela, tous du Veracruz. Ils avaient alors beaucoup d’ascendant grâce à l’influence du général Manuel Ávila Camacho qui claironnait partout qu’il était le candidat de Cárdenas pour lui succéder.

Je perdis mon travail et je me retrouvai à errer dans les rues et à chercher un autre emploi. Je finis par me réfugier à la Bibliothèque nationale, qui était dans les rues Isabel la Católica et Uruguay. Je me souviens y avoir passé de nombreux mois à dévorer des livres parce que je souffrais de la faim mais je l’oubliais quand j’étais plongé dans mes lectures, je me dominais même si, à l’heure de la fermeture, je devais sortir. Je traînais dans les rues, j’allais prendre un café dans un bar chinois bon marché dans la rue Guerrero où j’avais comme petite amie une serveuse qui, quand elle le pouvait, me laissait partir sans payer. Elle s’appelait Anita et je ne l’ai jamais oubliée en raison de ses gestes de générosité envers moi. Elle risquait son emploi parce que, si les Chinois s’en apercevaient, ils la renverraient, me disait-elle.

Un autre moyen pour me mettre quelque chose sous la dent était d’aller me poster vers deux ou trois heures de l’après-midi devant la taquería de don José. Elle s’appelait La Playa, elle se trouvait dans la première cuadra de la rue de Justo Sierra et j’y commandais mes tacos. Je me confondais avec la foule des étudiants – les écoles universitaires étaient alors là, au coin de la rue – et après avoir avalé mes tacos, je m’enfuyais sans qu’on me reconnaisse. D’autres fois, en aidant Valenzuela, un compagnon et ex combattant de la guerre d’Espagne aussi, qui travaillait dans un magasin, je gagnais une invitation de sa part à manger quelque chose de chaud dans le coin. Et si je mangeais une fois par jour, j’étais content, bien évidemment.

Notre petit groupe de Mexicains – les « héros » comme nous avaient qualifiés Lombardo Toledano, Indalecio Prieto et Luis I. Rodríguez dans leurs discours démagogiques – étaient si fatigués que le propriétaire de la maison nous courait après tous les jours en nous menaçant de « nous balancer à la police », ce qu’il ne fit jamais évidemment, parce qu’il nous comprenait certainement comme personne à cette époque.
Désespérés, nous décidâmes un soir d’aller à la FOARE56, un organisme qui aidait les réfugiés espagnols, dont le siège était à Balderas.

Là, les aimables dames de la direction nous écoutèrent et elles durent nous avouer que cette organisation, certainement soutenue par le gouvernement mexicain, ne fournissait de l’aide qu’aux Espagnols, à ceux qui, sans patrie, arrivaient au Mexique, etc. mais que nous qui étions mexicains, nous n’avions pas droit à cette aide.

Je dus leur dire avec tristesse que, malheureusement, nous étions mexicains mais que partout on nous traitait pis que des étrangers, comme des indésirables dans leur propre pays.

Apitoyées par notre sort – Manuel Valenzuela m’avait offert quelques vêtements pour m’habiller à moitié – ces généreuses dames décidèrent de nous donner un sac de riz, deux sacs de farine et quelques boîtes de sardines Dolores que nous acceptâmes avec une gratitude émue.

Un agent de la circulation, un vieil homme appelé Augusto qui partageait nos idées révolutionnaires, dut engager son pistolet et il se fit remettre un certain nombre de pesos pour payer un « libre57 » qui transporta les sacs que nous donnait la FOARE jusqu’à la vielle bâtisse de la rue Guatemala, derrière la cathédrale où on nous louait d’obscures petites chambres. Nous les remîmes à doña Lolita, la dame qui nous faisait à manger. Pendant quelques semaines, nous eûmes des repas préparés avec cela seulement : doña Lolita nous faisait du riz à la morisqueta qui est uniquement du riz blanc bouilli, elle nous faisait des tortillas de farine à profusion et, dans un mortier, une sauce verte piquante.

Le soir, nous allions quelquefois retrouver dans des cafés le colonel Juan B. Gómez, don José Mancisidor qui était fonctionnaire au secrétariat à l’Education, ou d’autres amis comme le journaliste Rodolfo Dorantes ou José Revueltas. L’un ou l’autre ne manquait pas à l’occasion de nous inviter, s’ils avaient un peu d’argent, à dîner dans un café chinois pour pas cher.

Peu à peu, mes amis trouvèrent du travail. Talavera redevint chauffeur d’une voiture de louage, « il prenait la pose », disait-il. Juan Razo se battait pour qu’on l’engage comme maître d’école primaire. Deux garçons réussirent à trouver une place de vendeurs à la librairie Porrúa, tout près de l’endroit où nous vivions. Bernabé Barrios Pancho allait tous les matins à la pêche aux touristes à l’hôtel Reforma. 

Comme la plupart d’entre nous ne pouvions pas payer le loyer, le propriétaire de l’hôtellerie qui était du Tabasco nous invitait à l’accompagner chez son ami le général Orrico de los Llanos et, dans ses meetings, à soutenir sa candidature au poste de gouverneur de son Etat. Aucun d’entre nous ne tournait plus autour du Palais national depuis que Cárdenas – qui avait rompu à juste raison avec le bravache Siqueiros – nous avait tourné le dos sans que nous ayons rien à voir avec les motivations que le peintre avait pu avoir.

Ma vie s’écoulait ainsi entre la Bibliothèque nationale et celle du Congrès qui se trouvait à Tacuba, un café chinois et la recherche d’un travail dans des boutiques, des fabriques, des journaux et des bureaux du gouvernement. Je ne trouvais rien. Je sentais que j’allais me retrouver seul car mes quelques compagnons de l’Espagne trouvaient du travail et ils ne me faisaient même pas leurs adieux.
A l’époque, Almazán était déjà le candidat de la réaction qui croyait avoir trouvé un coq avec assez d’ergots pour affronter le candidat du rusé Cárdenas.

Je n’avais vu cet illustre président qu’une seule fois au balcon central du Palais, au cours d’une énorme manifestation populaire qui le soutenait face aux provocations des Yanquis dont il avait exproprié les compagnies pétrolières en mars 1938, pendant que je faisais la guerre en Espagne. Le jour où j’ai vu de loin Cárdenas était peut-être en 1939, en milieu d’année.

Cárdenas était un homme corpulent, d’allure altière, sympathique bien que trop sérieux. Les gens du peuple l’aimait dans la même mesure que la réaction le haïssait. C’était un grand homme sans aucun doute. Je savais que, même si je l’avais voulu, jamais je ne l’approcherais et que lui non plus ne saurait jamais dans quelle condition précaire et humiliante nous vivions, nous les ex combattants.

56 NdT. : Federación de Organismos de Ayuda a los Refugiados Españoles.
57 NdT. : Un taxi.

*

De nombreuses années plus tard, peut-être en 1965, dans la région mixtèque d’Oaxaca, une contrée misérable que je parcourais comme journaliste et lui comme membre de la Commission du Balsas, je l’accompagnai durant une épuisante journée qui s’acheva à Terzoatlán dans le Huajuapan et je me présentai à lui. Il s’étonna beaucoup que je n’aie pas essayé plus tôt de me rapprocher de lui car, de son côté, me dit-il, il désirait connaître et fréquenter des Mexicains qui auraient combattu en Espagne et qui ne soient pas David Alfaro Siqueiros. Il se proposa de m’aider dans tout ce que je pourrais souhaiter et il me garda auprès de lui toute la journée. Je déjeunai, je dînai et je dansai presque avec lui sous les galeries de la commune campagnarde, avec les femmes de l’endroit.

*

Revenons en 1939, dans la capitale hostile où je gagnais quelques pesos en aidant des réfugiés espagnols qui ouvraient un bureau où ils élaboraient des projets d’entreprises industrielles et maritimes, dans l’avenue Madero d’abord puis dans la rue Bolívar. J’allais au journal El Popular que dirigeait Lombardo Toledano ou Alejandro Carrillo, je ne sais plus. Aux côtés de garçons comme Enrique Ramírez y Ramírez, de Javier Ramos Malzárraga, de Rosendo Gómez Lorenzo, de José Alvarado et de Rodolfo Dorantes, je faisais ce que je pouvais. J’essayais de me faire connaître comme chroniqueur, comme reporter. Un monsieur qui s’appelait Padrés ou Parrés était le gérant et, quand il voulait, le samedi, il me donnait quelques pesos qui me faisaient très plaisir.

J’ai souvent pensé en arpentant les rues et les avenues centrales de la capitale du Mexique que, comme dit le peuple, si ces rues parlaient, si les arbres de l’Alameda pouvaient dire ce qu’ils ont vu, beaucoup parleraient de moi qui étais un jeune homme incompris, un combattant oublié, un Mexicain de bien, un inconnu que personne n’écoutait. Et moi, je devais vivre comme un bandit urbain, pauvre, presque sans vêtements décents, affamé, plongé dans des livres. J’assistais obligatoirement à des conférences, à des meetings, à des manifestations, à des expositions d’art et à tout ce qui est nécessaire, beau et utile parce que l’université de la vie, c’est tout cela, avec son complément inséparable qui est la faim, le manque d’argent et la révolte.

Je suivis la campagne d’Almazán qui prenait un ton de plus en plus subversif. On craignait à l’époque que la coalition des forces rétrogrades du Mexique alliées à des hommes politiques et à des financiers yanquis puisse armer une rébellion anticardéniste au Mexique. Ils profiteraient d’éléments compromis avec les conspirateurs internationaux envoyés par Hitler et par Mussolini pour dynamiter les flancs de la puissance nord-américaine car la Seconde Guerre mondiale venait d’éclater le premier septembre 1939.

Au moment même où je sortais de l’enceinte de la Chambre des députés après avoir écouté l’avant-dernier message du président Cárdenas, les « éditions spéciales » des journaux de la capitale circulaient déjà. Elles annonçaient en gros titres que l’aviation allemande nazie était en train de bombarder Varsovie, la capitale de la Pologne car c’est ainsi que commença cette cruelle conflagration.

La situation intérieure du Mexique était délicate. La violente campagne politique d’Almazán et le climat de conspiration qui caractérisa ces années cardénistes la compliquaient encore. Trotski était un sombre personnage qui s’était réfugié dans notre pays grâce à Cárdenas. Le Russe, malgré l’interdiction de faire de la politique au Mexique, conspirait ouvertement en faveur de tout ce qui était contre son rival personnel, Staline, et contre la Russie. Il essayait de profiter de tout ce qu’il pouvait pour revenir triomphant dans son pays, peut-être.

Je venais d’écrire des articles dans la revue Futuro où je dénonçais les intrigues des trotskistes à l’arrière-garde de la République espagnole en vue d’affaiblir notre résistance et d’assurer le triomphe d’Hitler dans la péninsule. Je savais tellement de choses qui étaient arrivées en Espagne à cause du sinistre groupe du POUM que dirigeait Andrés Nin, un intrigant du communisme international. Il eut une fin mystérieuse comme d’autres communistes renégats tels que Victor Serge et Julián Gorkín. Trotski avait son siège près de Mexico. A Coyoacán, le gouvernement lui permettait d’avoir pour maison une vraie forteresse gardée par des pistoleros étrangers, entourée de barbelés électrifiés et, de plus, avec une guérite percée de meurtrières où un peloton de policiers mexicains veillaient sur lui nuit et jour.

Les choses en étaient là au Mexique au cours du second semestre de 1939. Il y avait une tension naturelle provoquée par le début tout récent de la Seconde Guerre mondiale. Les troupes nazies et fascistes avançaient sur la Pologne et elles envahissaient ce qui restait de la Tchécoslovaquie et de l’Autriche. Dans notre milieu, nous avions eu vent d’une conspiration qui voulait mettre à profit les victoires d’Hitler en Europe pour favoriser un mouvement réactionnaire qui en finirait avec le régime cardéniste qui avait clairement un caractère révolutionnaire et gauchiste.

Trotski tirait habilement les fils et ses agents intriguaient comme ils l’avaient fait en Espagne. C’est ce que je dénonçais dans mes articles journalistiques et c’est ce qui devait m’attirer bien des ennuis quelques mois plus tard.

Au début de l’année 1940, la situation internationale se détériora. J’étais préoccupé par l’avancée du national-socialisme en Europe et par les conséquences que cela aurait au Mexique. Autant les partisans d’Almazán que des intrigants étrangers semblaient poursuivre le même but : changer les choses au Mexique pour protéger les flancs des Etats-Unis et que ceux-ci n’aillent pas au secours des démocraties agressées, la France et l’Angleterre.

C’est ainsi que, pendant les premiers mois de 1940 où j’essayais de percer dans le journalisme, le peintre Siqueiros vint me chercher, pas seulement moi mais plusieurs jeunes combattants de la guerre d’Espagne. Il nous invitait à former un groupe antifasciste qui s’appellerait Sociedad Francisco Javier Mina. Nous acceptâmes volontiers et nous intégrâmes le groupe dont David devint naturellement le chef en raison de son expérience et de sa position sociale qui étaient plus grandes.

Comme nous étions des jeunes gens enthousiastes avec l’agressivité propre à notre âge et notre expérience de la guerre, nous étions un matériel humain idéal pour n’importe quelle entreprise violente. Siqueiros en profita pour nous inciter à « aller faire peur à  Léon Trotski » qui conspirait en faveur d’un soulèvement d’Almazán. Celui-ci instaurerait au Mexique un régime hostile aux Etats-Unis qui voulaient s’aligner contre l’Allemagne nazie en Europe.
Peu de temps auparavant, j’avais fait des démarches pour réintégrer l’armée nationale parce que, quand j’étais parti pour l’Espagne, j’étais second sergent aux transmissions militaires. Je voulais être réintégré comme officier car j’avais les compétences plus grandes que donne une guerre à laquelle j’avais participé précisément comme capitaine. Mais toutes mes tentatives échouèrent quand le général José de J. Clark Flores – je l’avais connu et fréquenté quand j’étais second capitaine – s’y opposa auprès du général Othón León Lobato. Pourtant, même le général Manuel Ávila Camacho, à l’époque secrétaire à la Guerre et à la Marine, avait parlé de mon cas à ce dernier.

J’acceptai donc « l’invitation » de Siqueiros et je fus l’un de ceux qui participèrent à l’opération « peur » que nous mènerions contre Léon Trostski, dans sa maison-forteresse de Coyoacán.


Trotski et ses intrigues

Dans la nuit du 23 mai 1940, notre groupe d’audacieux s’empara par surprise de la maison-forteresse de l’exilé russe à Coyoacán pour avertir le vieil agitateur bolchévique qu’au Mexique, on ne tolérait ni ses intrigues ni son implication dans les histoires d’Almazán. La presse à sensations de l’époque qualifia de conjuration internationale ces événements qui avaient des motivations idéologiques obscures.

Il s’agissait effectivement d’une affaire qui avait une grande signification idéologique et, bien que Léon Trotski ait déclaré lui-même le lendemain de l’opération « peur » que la célèbre GPU lui donnait un « avertissement », il est certain que la prise de sa forteresse protégée par des barbelés électrifiés et gardée par des pistoleros internationaux armés n’avait rien à voir avec l’agression mortelle de Franck Jackson, alias Jacques Mornard, alias Ramón Mercader qui, avec un pic à glace, le tua le 21 août de la même année.

Robert Sheldon Harte, un assistant nord-américain de Trotski, fut assassiné de façon énigmatique peu de jours après l’assaut du mois de mai.

Quand on découvrit son cadavre et que les spéculations se déchaînèrent avec une abondance d’ « informations » obscures sur cette conjuration internationale, le vieux leader bolchévique vint sur place, sur la route de San Ángel où on avait découvert le crime, et, selon un chroniqueur tendancieux et un peu cucul, ses yeux s’étaient remplis de larmes en voyant le corps mort de son secrétaire Sheldon, lui, « l’homme qui avait dirigé une grande révolution, qui, à la tête de l’armée qu’il avait créée, avait dirigé de cruelles batailles », etc.

Ensuite, naturellement, on dit que Sheldon avait été une victime de la terrible GPU, ce sigle qui avait acquis à cette époque une signification maléfique et fatale, la GPU qui obéissait aux ordres émanant des sombres appartements du Kremlin et qui asservissait tout, au dire des journaux à sensation.
Trotski lui-même, dans sa démence sénile, le crut ou il feignit de le croire, et il fit bien parce que la propagande en faveur de son courant trotskiste à la IVe Internationale s’amplifia. Les agences d’information du monde entier, en ces jours funestes où la Seconde Guerre mondiale commençait à se généraliser, devinrent l’instrument aveugle de la propagande de Trotski et de ses desseins qui favorisaient plutôt Hitler et ses ambitions de domination mondiale.

Très habilement, le Russe tira un formidable parti – en  faveur de sa cause – de la mort encore peu claire de son secrétaire Robert Sheldon Harte. Jusqu’au dernier moment, l’exilé soutint que Sheldon avait été « séquestré et assassiné par une bande internationale » qui appartenait à la toujours plus sinistre GPU, la police secrète soviétique qui a précédé le KGB aujourd’hui disparu. Il lui dédia même dans sa maison-forteresse une plaque en manière d’hommage pour « être tombé pour la cause trotskiste ».

Par contraste avec cette victime de la GPU et avec la conjuration du Kremlin qui étendait ses tentacules jusqu’au Mexique, affirmait Trotski, un autre personnage, le célèbre « Juif français » – une invention à moi – était la personnification de l’envoyé de Staline qui exécutait ses ordres d’en finir avec l’ex commissaire rouge.

Sans le vouloir, ou peut-être parce qu’il connaissait trop bien son ex camarade Staline, Trotski plantait en paroles le décor de la scène qui entoura sa fin tragique.

Cette « conjuration internationale » enfla, elle fit couler beaucoup d’encre et on dit tant d’absurdités au Mexique que tout cela ne pouvait pas finir autrement.
Il se créa une psychose collective qui s’empara de tout le monde car c’était une époque violente. Le fascisme nazi gagnait la guerre, les nations libres tombaient et les Etats-Unis et l’URSS attendaient le coup d’Etat hitlérien.

On voyait partout des « conjurations » et des « complots » internationaux et, naturellement,  de ce fleuve tempétueux, Trotski voulait très intelligemment tirer avantage.

Si les Etats-Unis et l’URSS s’alliaient – les gouvernants de l’époque, Roosevelt et Staline allaient dans ce sens-là – la cause trotskiste était perdue. Il fallait agir, intriguer, diviser, créer une atmosphère propice et le Mexique, avec la violente campagne politique d’Almazán, était l’endroit idéal en ce moment historique. Il s’agissait peut-être d’ouvrir, à la frontière des Etats-Unis avec le Mexique, un front qui en attaquant leur flanc, les contiendrait et les empêcherait d’aller au secours de l’Europe agressée.

L’audacieux bolchévique donc, devait « faire monter la sauce » comme on dit, et les chefs de la police mexicaine et les journaux à sensation d’alors, qui voyaient leur tirage augmenter, lui rendirent un fier service. Ils « voyaient » partout de sombres agents de la GPU et ils faisaient le jeu de Trotski.
Il existe encore un doute : est-ce que l’assaut de sa maison-forteresse de Coyoacán le 23 mai et la mort de Sheldon n’étaient pas une véritable conjuration ourdie par Trotski lui-même qui avait plus d’un tour dans son sac en matière de ruses, d’astuces et d’intrigues ?
Toute cette affaire déclencha un procès sensationnel dans lequel je fus impliqué à cause de mon inexpérience et de ma jeunesse. J’avais vingt-et-un ans et je fus enfermé au pénitencier de Lecumberri, le « Palais noir ».


La vie à Lucumberri

– Debout, Messieurs ! Rassemblement, les crasseux ! En avant, marche ! criait le « cogne » d’une voix alcoolisée en donnant des coups de matraque sur les portes en fer des cellules qui venaient d’être libérées d’un verrouillage général.

Alors qu’il ne faisait pas encore jour, les prisonniers à la silhouette voûtée sortaient un à un dans le froid en grelottant et en jurant, enveloppés dans leurs couvertures. Aux cris du « cogne », ils se mettaient en rangs par deux tout le long d’une aile du bâtiment tandis qu’une vapeur malodorante se formait au dessus de leur masse humaine. Plus qu’ils ne répondaient au « major » qui faisait l’appel, ils grognaient en jurant :
– Présent, fi de g… !

Le rassemblement ne se disperse pas parce que c’est l’heure où les « cuistots » entrent par la grande grille avec leurs énormes marmites sales. On donne aux prisonniers qui défilent le café qu’on appelle « jus de chaussette », avec une « masse », une grosse boule de pain. On supposait que tous les prisonniers, quand ils étaient sortis pour le rassemblement, avaient un gobelet ou une tasse pour qu’on leur serve le café.

Alors, nous retournions librement dans nos cellules pour nous réchauffer avec notre petit café. La plupart d’entre nous continuaient à dormir parce que la vie en prison est vaine, elle est inutile. Il y en a beaucoup qui travaillent dans leur cellule : les cordonniers, les « rebouteux » ou les artisans, mais la plupart dorment et traînent pour se voler les uns les autres et se battre comme des fauves. Ils fument de la marijuana, ils se racontent leurs crimes ou ils se moquent d’eux-mêmes, ce qui est la meilleure façon pour un prisonnier de justifier son échec qui l’a conduit en prison.

Les premiers temps, cela me répugnait. J’essayais d’étudier avec mes livres et de tourner le dos à ce présent amer mais peu à peu, à mesure que les jours passaient, je ressentis l’énorme dose d’humanité qu’il y a dans un bagne et je me rapprochai de tout le monde, je m’immergeai dans la vie sombre du pénitencier, dans les problèmes et les espoirs des prisonniers. Je devins peu à peu leur confident, leur défenseur et leur conseiller et, plus tard, leur frère malgré ma jeunesse.

Je fréquentai ainsi de près et je fis la connaissance de gens qu’on désignait comme des criminels, des hommes qui avaient tué, blessé, violé ou volé. Chez tous, malgré leurs rares qualités humaines, j’ai trouvé un reste de bonté, quelque chose d’humain et surtout une raison positive ou négative pour laquelle ils avaient commis un délit. Fort de cette expérience, j’écrivis un livre encore inédit dont le titre est précisément : Lecumberri, essai sur la conduite humaine en prison. 

Une fois familiarisé avec le milieu de la prison surpeuplée, j’écrivis sur l’homme et sur sa conduite, je parcourus les cellules et les salles, sans préjugés, à la recherche seulement d’une vérité qu’on n’accepte pas dans le monde des gens du dehors.

De même que je connus et fréquentai des délinquants professionnels, je connus et fréquentai des jeunes gens tombés par accident dans cet antre, par la fatalité de la pauvreté et de l’ignorance dans la plupart des cas.


Le Père Jiménez

C’est ainsi que je fis la connaissance, parmi les prisonniers célèbres de l’époque, du Père José Jiménez, d’Oaxaca, courtaud, impliqué dans l’assassinat du président élu, le général Álvaro Obregón à La Bombilla.

Je me liai facilement d’amitié avec lui en raison de sa bonté et de son don des gens. Il avait une cellule dans l’aile I, dans le quartier réservé. Sans qu’il soit besoin de rappeler le sensationnel procès politique qui l’avait conduit en prison, disons qu’il était très conservateur. Il avait été condamné à vingt ans et cela faisait quinze ans qu’il était en prison. Il ne demandait pas sa grâce, il était résigné et il y avait peut-être un peu d’amertume dans son cœur mais nous cultivions une amitié loyale et sans préjugés. Un juge complice l’avait condamné à vingt ans pour avoir béni le pistolet avec lequel on avait tué Obregón !

Quand je fus libéré des mois plus tard, j’allai lui faire mes adieux. Les yeux pleins de larmes, il me dit paternellement, je m’en souviens :
- Méfie-toi des gens pervers qui feignent l’amitié et la camaraderie pour te mouiller  dans des embrouilles politiques… Mène ta vie à ta guise et que Dieu te bénisse.

Des années plus tard, je revis le Père Jiménez qui avait recouvré la liberté. Le clergé l’avait injustement proscrit, ce qui le faisait plus douloureusement souffrir que d’avoir passé tant d’années en prison sans avoir été compris. Peu après, j’appris qu’il était mort. Je me souviens toujours de lui avec un grand respect.


Urquijo le deslenguador

Il y a des individus qui ont une moralité si tordue qu’ils doivent nécessairement être une espèce de guérillero en perpétuel conflit avec les forces de répression de la société. Des gens qui ne peuvent être que des victimes parce qu’ils vivent à contre-courant de la loi et que, par conséquent, ce sont des êtres que l’on peut appeler des « gibiers de prison ».

L’un d’eux était Urquijo le « deslenguador58 », un Espagnol qui avait commis beaucoup de braquages, d’escroqueries et d’agressions. Une fois qu’il avait été mis en prison avec un complice qui l’avait trahi et dénoncé, il ne le tua pas mais il lui coupa la langue… C’est pour cela qu’on l’appelait le « deslenguador ». Apparemment, c’était un homme bien : gros, un visage débonnaire, sympathique et affable. Il était chargé de la boulangerie du pénitencier et il avait ses gens à l’intérieur et à l’extérieur, ce qui faisait de lui un homme redoutable. Nous étions de bons amis et il venait souvent dans ma cellule pour évoquer les souvenirs de sa patrie, l’Espagne.

Horcasitas était un autre délinquant célèbre à l’époque. Grand, jeune, bien bâti, de bonne famille et habillé élégamment mais un gangster terrible. Il parlait avec une sorte de cynisme élégant de ses « hauts faits » et il jouissait de l’admiration de beaucoup de prisonniers parce qu’en plus, il payait tous les services qu’on lui rendait. C’était un aristocrate dans le pénitencier. Vaniteux, il aimait bien me raconter ses projets pour quand il sortirait de prison. Il considérait que ce serait facile étant donné le pouvoir de l’argent de sa famille. Il était délinquant par rébellion contre le rang social dont il était issu.

Je connus et je fréquentai un autre délinquant, un jeune voleur qui avait déjà passé dix-neuf ans dans le pénitencier. Il lui manquait un bras, le gauche, à cause d’un coup de machette mais c’était le type le plus sympathique qu’il y avait dans l’aile. Il avait beaucoup de noms et il ne savait pas lui-même lequel était le bon mais nous l’appelions le « mocho59 ».

C’était un truand authentique parce qu’il vivait mieux en prison que dans la rue. Voyou sympathique, il volait tout le monde avec le plus grand culot. Aux visiteurs, il vendait des « pièces d’or » qu’il avait volées, disait-il, mais qui n’étaient que du laiton sans valeur. Il vous revendait facilement les vieilles chaussures, la montre ou la chemise qu’il vous avait volées quelques jours auparavant mais il le faisait avec une telle grâce cynique, avec une telle désinvolture et avec un si pittoresque langage qu’il vous convainquait. C’est ainsi que je dus lui racheter deux fois ma montre de gousset. Le « mocho » parlait presque toujours le « caló » le plus pur, celui que la pègre utilise en Méditerranée et ainsi, à force de l’entendre, je finis par m’accoutumer à appeler « garfiles » les gendarmes, « chotas » les agents secrets, « lima » la chemise, « chillón » la radio, « baros » les pesos, « jañas » les femmes, « batos » les inconnus, et « marros » les boules de pains.

J’appris alors que « apandar » signifie enfermer quelqu’un, qu’une « melanca » est un joint de marijuana, et que, pour dire « tiens60 », on disait tomates, que pour dire « donne-moi » on disait prestigios et que « guiñar jando » signifie donner de l’argent, etc.

Il y avait des prisonniers convenables, des filous élégants et des assassins distingués qui se tenaient à part. Ils recevaient leurs visiteurs dans leur cellule individuelle et, de la prison, ils continuaient à gérer leurs florissantes affaires.

La prison fut pour moi, pendant dix mois, une formidable université où j’appris à bien connaître une facette vivante de l’humanité. Quand je fus libéré « par manque de preuves », je dus étonner ce monde si humain qu’est la sombre cathédrale des malheureux, des incompris, des êtres qui se « vengent » de la société hypocrite qui les emprisonne.

58 NdT. : Littéralement : le dé-langueur.
59 NdT. : Le raccourci.
60 NdT. : Garfil vient peut-être de garfio, crochet en espagnol. Chota signifie mouchard ; chillón, criard ; jaña chérie, bato, plouc ; marro, masse ; apandar : choper. Tomates : jeu de mots. En espagnol, Tiens ! se dit : ¡Toma !



Comment j’ai connu Léon Trotski et Ramón Mercader.

Ce fut par une chaude journée, le 21 août 1940.
Seul dans ma cellule, je faisais le portrait psychologique d’un uxoricide – un homme qui a tué sa femme – qui, la veille, m’avait raconté son crime en détail. J’interviewais très facilement les hommes emprisonnés – ou plutôt je bavardais avec eux – pour mieux connaître l’être humain.

Deux compagnons avec qui j’avais été condamné accoururent et troublèrent ma tranquillité en disant :
 – Tu as vu ? Ils ont tué Trotski !

Interloqué, je pris les journaux du jour et je lus la nouvelle sensationnelle. Aussitôt, nous nous regardâmes tous les trois comme pour dire : Maintenant, ils vont nous libérer car nous n’avons rien à voir avec cette nouvelle affaire !

Je continuai ma lecture à haute voix, d’autres détenus nous rejoignirent et ce fut ainsi que nous apprîmes que le vieux bolchévique n’était pas encore mort, qu’on essayait de lui sauver la vie et que l’assassin était un certain Jackson. Je sortis de ma cellule et j’allai trouver les autres jeunes gens mouillés comme moi dans le sensationnel procès de l’affaire de Coyoacán, en mai de la même année. Nous commentâmes abondamment les événements et nous fîmes des conjectures sur notre possible rapide libération. Je revins dans ma cellule pour essayer de continuer mon portrait mais j’avais perdu ma sérénité.

Soudain, j’entendis que, de la grille de mon aile, on criait :
– Néstor Sánchez ! José López ! A la grille !

Je sortis précipitamment car l’accélération des événements tenait tout le Mexique en haleine. Une édition spéciale d’un journal quotidien venait de sortir. Elle rendait compte de la santé du Russe et elle faisait des spéculations sur les obscurs mobiles d’un certain Jackson, l’assassin.

Un groupe important d’agents de la police secrète emmenés par le chef de ce service venaient nous chercher, moi et López, un Espagnol qui avait aussi été impliqué dans l’ « affaire Trotski ».

Nous sortîmes.

Avec une surveillance exagérée, on nous fit monter dans un « panier à salade » et en avant ! Derrière, des voitures de patrouille pleines d’agents, toutes sirènes hurlantes. Nous traversâmes les rues du centre de Mexico jusqu’au poste de secours de la Croix-Verte où on avait conduit le créateur agonisant de l’Armée Rouge et son agresseur qu’on connaissait alors sous le nom de Jackson.

Une grande partie de la capitale était interdite au trafic. Un énorme dispositif policier bouclait les rues et les maisons du quartier de la Croix-Verte. Quand notre « panier à salade » arriva, tout le monde était dans l’expectative.

Le chef de la police nous dit qu’il s’agissait d’une confrontation. J’en déduisis à part moi qu’ils voulaient que j’identifie le « Juif français » qu’on avait mentionné dans des rapports, des journaux et des articles comme étant le personnage-clé d’une prétendue conjuration internationale.

Nous descendîmes entre deux cordons de police renforcés. On craignait certainement que les « conjurés » viennent nous délivrer mais il ne se passa rien. Excepté que les gens attroupés s’étonnaient de ma jeunesse, moi qu’on avait dépeint avec des traits terribles et sinistres, comme une légende noire.

Escorté par une légion d’agents, je traversai la pièce où Léon Trotski se trouvait sur un lit, entouré de médecins. Je m’arrêtai pour le regarder.

Le chef de la police voulait certainement qu’il voie mon visage et il me tira pour que je me rapproche du Russe. Je pus le regarder pendant quelques instants : ses yeux bleus avaient à peine encore leur éclat. Sa tête était complètement bandée, sa barbiche blanche tremblait. J’éprouvai de la peine pour cet homme qui était tombé à cause de ses propres intrigues.

C’est ainsi que je fis la connaissance de Trotski.

Je crois que, si on lui avait dit qui j’étais, il m’aurait regardé avec de la haine. Moi, je le regardais avec de la peine, plutôt. Il était le vieux leader bolchévique, et il agonisait.
Il devait mourir le soir même.

La confrontation avec Jackson – qui s’avéra être ensuite Mornard puis le Catalan Ramón Mercader – se conclut comme elle devait se conclure : sur rien. Je ne l’avais jamais vu auparavant.
Nous étions face au pauvre malheureux qui faisait pitié à cause des coups que lui avaient portés les pistoleros de Trotski après son crime et les policiers plus tard. Il était étendu par terre sur un grabat. Un seul œil était visible, sa tête était entièrement bandée. Nous nous regardâmes un moment pendant que les détectives cherchaient un signe d’ « intelligence » entre nous, qui ne pouvait pas se produire parce que ce monsieur m’était totalement inconnu.

Avec le même dispositif policier, nous sortîmes de l’hôpital, nous fûmes invités à monter dans le « panier à salade » et nous revînmes au pénitencier.

Je retournai dans ma cellule solitaire pour continuer à écrire un autre chapitre de mon livre Lecumberri et à attendre les nouvelles qui se succèderaient à une vitesse vertigineuse. Jamais autant d’encre n’avait coulé pour une affaire criminelle d’une telle résonance internationale.

Quelques mois plus tard, on me remit la décision de ma remise en liberté qui disait : « Libéré faute de preuves ». Les geôliers de la prison m’invitèrent à prendre mes affaires parce que je devais quitter le pénitencier le jour même.

J’avoue que mes adieux furent tristes. Le monde déshumanisé de la prison m’avait adopté. Comme je  franchissais les grilles les unes après les autres, des prisonniers me criaient :
– Ne nous oublie pas ! Ecris la vérité sur ce que tu as vu ici ! Adieu !
Et d’autres :
– Tu es de ceux qui ne reviennent pas, Néstor ! Adieu !

Et une fois dans la rue, de nouveau libre et sans personne au monde, je sentis que j’avais envie de pleurer.


Dernières déductions sur le « Juif français »

De nombreuses années se sont écoulées depuis cette « peur » que nous avions faite à  Trotski. Au fil du temps, j’ai mis bout à bout des faits isolés que j’ignorais à l’époque et qui, aujourd’hui, m’apparaissent avec une relative clarté dans l’écheveau des événements auxquels j’avais été mêlé.

Mes déductions sont les suivantes : Siqueiros, celui qui m’a impliqué dans cette affaire,
n’agissait pas seul. Il obéissait à deux motivations. D’abord à sa soif de notoriété, à son besoin de se distinguer à cause de son caractère impulsif, car il était « plus papiste que le pape » c'est-à-dire plus staliniste que personne.

Il rivalisait avec Diego Rivera non seulement comme artiste mais aussi comme communiste et comme révolutionnaire. Il se moquait de lui en disant qu’il était arrivé à l’âge du pantouflage ! Diego et Frida Kalho avaient rendu possible la venue dans notre pays de Trotski, de sa famille et de ses employés si bien que la gauche mexicaine fut considérée par Moscou comme une traîtresse et cette situation dérangeait beaucoup les communistes mexicains de l’époque.

En second lieu, le « grand colonel » obéissait à un agent secret de la GPU, la police politique la plus redoutée alors, le bras armé de Joseph Staline, le dictateur de l’URSS qui lui donnait ses instructions pour agir contre son pire rival.

David prétendait ainsi, à mon avis, démontrer qu’au Mexique, le communisme n’avait pas dévié du dogme stalinien et qu’il était disposé à le prouver par des actes, y compris en lavant de ses propres mains la « tache déviationniste » qu’avaient laissée Rivera et Frida, ces remarquables artistes qui penchaient en faveur de la Ive Internationale.

A cette époque, ou on était communiste jusqu’au bout des ongles ou on ne l’était pas. Il n’y avait pas de moyen terme. La tolérance idéologique ou politique était un mot qui n’avait aucune substance, c’était un péché, c’était une absurdité… C’était le Mexique des années quarante.

Moi qui étais jeune et qui n’avais pas de contact étroit avec les dirigeants communistes au Mexique ni avec le commanditaire de la « peur », je parvins à soupçonner tout cela car, d’une certaine façon, j’évoluais dans les mêmes cercles qu’eux, je les fréquentais, je bavardais avec eux et j’avais intégré la Sociedad Javier Mina, créée par David. C’est ainsi que j’arrivai à identifier un personnage discret que je baptisai du nom de « Juif français » quand je fus appréhendé et soumis à des interrogatoires dans le sinistre cachot de la « baignoire ». Je dus parler de lui et dire plus de mensonges que de vérités car je ne savais rien de précis sur ce personnage. Les policiers me frappaient pour me soutirer tous les renseignements qui leur paraissaient utiles. C’est ainsi que fut révélée l’existence du commanditaire de l’attentat, le « Juif français ». Le seul fait de mentionner son nom soulevait une énorme quantité de spéculations et de soupçons sur nous tous qui y avions participé, y compris Siqueiros.

Aujourd’hui, de nombreuses années plus tard, on me demande encore l’identité de ce « Juif français » qui est toujours considéré comme le cerveau de cette opération. Je réponds ce que j’ai déjà dit alors : que c’était une de mes inventions.

Pendant mes interrogatoires dans la « baignoire », je pus me rendre compte de la façon dont, au Mexique, on torturait psychologiquement les plus hauts dirigeants du communisme. J’appris par la suite qu’Hernán Laborde et Valentín Campa étaient passés par là. On les gardait enfermés dans une cellule et on leur disait que leurs femmes et leurs enfants étaient dans la cellule d’à côté et qu’on les tuerait si eux ne parlaient pas. Moi, ils me mirent à l’isolement et, quand mes sœurs me rendirent visite – je le sus parce que j’entendais leurs voix éplorées qui posaient des questions à mon sujet – les geôliers leur répondirent qu’aucun Néstor Sánchez n’était prisonnier, qu’ils ne voyaient même pas quelle sorte de prisonnier elles recherchaient. Pour attirer leur attention, je frappais sur la porte de toutes mes forces pour qu’elles comprennent mon message, que j’étais effectivement enfermé là, dans une cellule sous la cage d’escalier, où je ne pouvais même pas me tenir debout tellement elle était étroite.

Mais revenons au début. David ne nous dit jamais rien, il prit seulement la tête de l’opération, il nous donna des uniformes de policiers et des armes. Robert Sheldon Harte, le secrétaire de Trotski, nous ouvrit la porte de la maison-forteresse et il nous laissa entrer. La suite, je l’ai déjà racontée. Ensuite, Sheldon Harte lui-même nous fit sortir dans son auto, il nous rapprocha du centre-ville. Je lui dis de me déposer quelques cuadras avant ma maison et c’est ainsi qu’au petit matin, j’allai à pied jusque chez moi avec mon uniforme de policier. Je mis mon déguisement et mon pistolet dans une valise que je confiai après à un oncle, je sortis et j’allai prendre un café. Si le but avait été de tuer le Russe à ce moment-là, on l’aurait fait en toute sécurité et dans les meilleures conditions car tous ses gardes avaient été désarmés et neutralisés par les nôtres. Rien ni personne n’aurait pu nous en empêcher à ce moment-là. Mais le plan était de l’effrayer seulement.

C’est le lendemain que je fus réellement effrayé par ce que j’avais fait, quand toute la presse nationale scandalisée fit le compte-rendu de l’attentat à la maison de Coyacán. Elle le dramatisait et elle embrouillait tout en écrivant qu’il faisait partie d’une conjuration internationale de l’URSS pour déstabiliser le Mexique. Il ne me fallut pas longtemps pour prendre conscience que j’avais agi contre Trotski surtout pour mon propre compte parce que,  à l’arrière-garde de la République espagnole, ses coreligionnaires avaient saboté notre action. Je n’étais pas partie consciente du complot de Staline contre son ennemi le plus haï mais je me rendais compte que cela m’attirerait beaucoup d’ennuis et c’est ce qui arriva. Nous qui avions participé à l’opération, nous tombâmes tous l’un après l’autre, sauf Siqueiros qui fut appréhendé bien plus tard alors qu’il vivait dans la montagne, déguisé en indigène.

Comme les années ont passé et que j’ai continué à me documenter pour me faire une idée plus claire de toute cette histoire, j’ai fini par découvrir que le « Juif français » avait bien existé. Il s’appelait en réalité Leonid Eitingon, un agent secret de Staline qui vint au Mexique pour manipuler le Parti communiste mexicain. Il devint le grand prêtre du stalinisme national et il écarta les dirigeants traditionnels de la gauche mexicaine pour pouvoir préparer le terrain qui lui permettrait d’en finir avec Trotski. Et il y parvint en ordonnant à Siqueiros de l’éliminer. Mais moi, je crois que David ne voulut pas se charger de cette exécution et qu’il préféra seulement faire peur au vieux bolchévique pour qu’il fasse ses valises et qu’il quitte le Mexique.

Cet étrange Eitingon était un Bulgare, une personne de confiance de Joseph Staline. Il semble qu’il poursuivait Trotski depuis des années et que ses ordres étaient très clairs : le faire disparaître. Comme Siqueiros ne put pas, ou plutôt : ne voulut pas le faire, l’agent secret tenait prêt un autre dispositif, celui de Jacques Mornard ou Ramón Mercader, l’Espagnol qui mit un terme à la vie de l’ex leader rouge. Eitingon était en Espagne pendant la guerre civile et c’est sûrement là qu’il recruta Mercader. Il fit en sorte que la secrétaire de Trotski en Belgique tombe amoureuse de lui puis il fit venir Mercader au Mexique où, suivant le plan, il se déclara « fou d’amour » pour elle. A travers elle, il commença à gagner la confiance du bolchévique car il déclarait qu’il était un  bolchévique pur et dur. Pendant des mois, il réussit à ne pas éveiller les soupçons qu’il était l’arme de Staline manipulée depuis le Mexique par le « Juif français ». Celui-ci devint par ailleurs son beau-père cat il s’amouracha de la mère de Mercader…

Après la disparition de Trotski, Eitingon repartit pour Moscou où on lui donna un poste très important au Parti communiste de l’URSS. De cette position, des années plus tard, il obtint que Ramón Mercader soit libéré de la prison de Lecumberri et qu’il vienne en Russie où il fut reconnu immédiatement comme un « héros » par les stalinistes.

Naturellement, je ne savais rien de tout cela sur le moment et il y a sans doute encore des choses que j’ignore et qui éclairciraient ce casse-tête. Bien sûr, il y a des pièces que je considère comme définitivement perdues car beaucoup des protagonistes sont morts. Mais elles sont tellement dignes d’intérêt que, même ces dernières années, j’ai été approché par des chercheurs, des historiens, des « journalistes » et je ne sais combien d’étrangers encore, des Espagnols, des Américains, des Allemands. Ils exprimaient le désir de faire ma connaissance et, quand ils y arrivaient, ils me posaient invariablement des questions sur tout ce que je sais au sujet de celui dont tout le monde parle mais que personne n’a vraiment connu, même pas moi, peut-être : le « Juif français ».


A la découverte de mon pays

On me proposa une modeste place de secrétaire tachygraphe dans le Yucatan et j’acceptai. C’était en pleine guerre, on m’envoya en avion et j’arrivai à Mérida. La première chose que je fis fut d’aller visiter Chichén Itzá, Uxmal, Akanken et d’autres sites archéologiques mayas avant de me présenter à San Diego Tekax où était mon emploi. Je le remplis brillamment pendant un an au service d’une communauté où j’eus à dénoncer des pervers et des corrompus.

Les intrigants n’en pouvaient plus et ils me dénoncèrent comme « communiste ». Un détachement de soldats vint m’appréhender et me soumettre à un « jugement ». J’en profitai magistralement, je m’en souviens, pour désigner mes « accusateurs », les trafiquants. Je fus acquitté et remis en liberté mais je démissionnai de mon travail et je partis à Veracruz dans un canot qui transportait une cargaison de Heineken. Je revins à Mexico avec une dénonciation si véridique de la corruption qui régnait à San Diego Tekax qu’on ferma l’Ecole pratique d’agriculture qui existait là où il y a maintenant une Ecole normale, je crois.

Puis vint la période inoubliable du Michoacán. Je travaillais et je gagnais une misère mais j’étais heureux près des lacs et des bois de la région purépecha. J’admirai ses villes d’Uruapan, de Morelia, de La Huacana, d’Ario de los Rosales, etc. J’étudiai la vie de Morelos car c’était mon obsession : toujours étudier.

  Je devais vivre plus tard dans l’Etat de Guerrero, de Veracruz, de Jalisco, d’Hidalgo. Des séjours inoubliables qui m’ont donné de riches connaissances sur le Mexique et sur les gens, et une expérience bien utiles à ma vocation de journaliste.


Mexico, district fédéral

Je revins une nouvelle fois dans la capitale de la République, mon siège de toujours, le théâtre de mes succès et de mes échecs, de mes joies et de mes déceptions, l’endroit où j’ai connu mon épouse María et où sont nés trois de mes enfants, les aînés Prometeo Alejandro, María Donají et Claudio Horacio.

J’eus des amours, je fis des affaires, je fus même riche à Mexico mais pareillement je fus ruiné, et je recommençai parce que je suis un lutteur. J’ai travaillé dur avec mes mains et il faut rappeler que, dans ma jeunesse, je fus commis de boutique, apprenti tailleur avec un maître magnifique, don Victorino Ramírez, musicien de fanfare, soldat et à Mexico, à mon retour d’Espagne, je fus aussi jardinier, vendeur dans une librairie, reporter d’une revue cinématographique, voyageur de commerce, employé, soudeur, fabriquant d’esquimaux glacés, patron d’une usine de bonbons pour les enfants, cadre commercial dans l’industrie et surtout écrivain toujours, scénariste de cinéma, journaliste, éditeur…

J’écrivais, j’écrivais sans arrêt dans ma petite chambre de l’immeuble 34 rue de Belisario Domínguez, dans le centre de la capitale. J’ai toujours aimé vivre – même si cela ne me réussissait pas du tout – dans le carré central de la ville de Mexico car j’étais un grand amateur de « spectacles sous chapiteaux ». J’utilisais mille ruses pour entrer soir après soir dans les uns ou les autres sans payer ou peut-être en payant seulement un billet pour assister à un seul spectacle alors que j’en voyais trois. Les autres, je les connaissais mais je restais jusqu’à la fin de la dernière représentation, vers une heure du matin.

Naturellement mes amis m’avaient tourné le dos, surtout ceux qui se disaient mes « compagnons », qui étaient soi-disant des révolutionnaires et qui recherchaient ma compagnie avant. Ma seule véritable amie fut une femme, Soledad Quevedo Cholita, qui m’emmena charitablement chez elle et qui me laissa une petite chambre pour m’y installer car je venais de sortir de prison et je n’avais pas un endroit où poser ma carcasse.

Je fis un voyage à Oaxaca et je passai trois mois environ chez mon parrain, le professeur Severino Paz Morón qui vivait dans un joli village appelé Nachihuí, près de Sola de Vega. Je logeais à l’intérieur même de la petite école de mon parrain. J’écrivis à la main un autre roman presque autobiographique intitulé Clamor sin eco61, qui est encore inédit. Après avoir vidé mon cœur, je revins à la capitale de la République pour travailler, pour me battre et pour me faire une place dans la société avec la seule chose que je savais faire : écrire. Il n’y avait guère d’opportunités et je choisis en dernier ressort de devenir commerçant.

C’est ainsi qu’en 1944, en compagnie de Cholita Quevedo que j’avais encouragée à me suivre, je pris la route de Tuxtepec où il venait d’y avoir une terrible inondation : le Papaloapan était sorti de son lit sur toute sa longueur. De là, nous allâmes à Ixtepec et à Juchitán, voyageant toujours dans le Ferrocarril Interoceánico62. Notre commerce de confiseries marchait très mal. Finalement, pour ne pas faire complètement faillite dans l’Istmo, je partis seul pour le Chiapas où je me mis à acheter et à vendre des crevettes séchées à Tonalá. J’y fis la connaissance d’un cacique de village appelé Israel Cisneros, un homme violent très porté sur les jeux de cartes. J’eus des altercations avec lui mais je le remis à sa place un peu avant de tout abandonner car tout périclita. Je retournai à Mexico défait mais prêt à recommencer encore une fois.

Je marchais dans les rues du premier carré de la capitale. Ávila Camacho était encore président. Mon refuge était le café París, l’original, qui se trouvait dans la rue Cinco de Mayo. J’y retrouvais Juan B. Gómez, le colonel de la guerre d’Espagne, de Veracruz, un homme débonnaire et qui mettait de l’ambiance ; José Mancisidor, écrivain et bureaucrate puisqu’il était fonctionnaire de l’Education publique à l’époque où le secrétaire était Vásquez Vela ; César Garizurieta ; le colonel Luis Vega ; l’inégalable épigrammiste de Veracruz Epigmenio Domínguez ; Siqueiros qui se sentait parfois l’âme bohême et qui traînait par là ; le sympathique Pedro Rendón qui, des années plus tard, présenta pour plaisanter sa candidature à la présidence contre Miguel Alemán ; l’Espagnol Apolinar Mogrovejo, un formidable ami andalou, rêveur, révolutionnaire et bohême ; et d’autres encore. Nous nous retrouvions à la mi-journée. Moi, je les écoutais se lancer dans des débats d’anthropophages, très souvent venimeux et cruels. Tous étaient des intellectuels, des gens qui avaient des liens avec la chose politique et, avec eux, je m’instruisais beaucoup tous les jours.

61 NdT. : Clameur sans écho.
62 NdT. : Chemin de fer qui devait relier Veracruz sur l’océan Atlantique à Acapulco, sur l’océan Pacifique.


Pauvre puis millionnaire puis pauvre de nouveau

Mais il fallait vivre parce que ce n’était pas le tout que d’aller au café ou de passer ma vie à la Bibliothèque nationale et ce fut ainsi qu’en lisant les journaux, je finis par m’intéresser à des offres de matériel pour fabriquer des esquimaux glacés, une affaire qui n’était pas encore très répandue à l’époque. Un matin, sans y avoir trop réfléchi, je pris le car pour Tlalpan et j’allai me renseigner pour acquérir une machine à glace que finalement je m’engageai à payer par mensualités en versant comme acompte tout ce qui me restait de mes achats-ventes de crevettes.

Après, je me mis à parcourir les rues à la recherche d’un local où installer mon commerce. Je trouvai un emplacement magnifique, dans la quatrième cuadra de la rue de Mosqueta, presque au coin avec le marché Martínez de la Torre, dans le quartier Guerrero. On me proposa le bail du petit local et, sans beaucoup discuter, je le pris. Quelques jours plus tard, j’étais déjà en train d’installer dans ma fameuse boutique de glaces un gros coffre qu’on appelle un congélateur, et un compresseur avec son moteur, son gaz fréon et la saumure que je préparai moi-même sur les conseils des vendeurs de la machine.

Mais le plus grave, c’est que je n’avais jamais vu comment on fabriquait les esquimaux glacés. J’étais installé mais je ne savais pas quoi faire ! C’est Cholita et des garçons du Michoacán qui commencèrent avec moi à faire des essais et encore des essais, tous infructueux jusqu’à ce qu’un soir passe par là un jeune garçon de dix-huit ans environ, un petit Espagnol. Il me dit qu’il était un des « enfants de Morelia63 » et que, de plus, pour mon plus grand bonheur, il savait fabriquer ces sacrées glaces !

Cholita, moi et ce garçon espagnol, nous commençâmes à travailler avec beaucoup de succès car c’était la saison chaude, il y avait des écoles autour, le marché était tout près et le quartier Guerrero était très fréquenté. C’était une affaire en or.

Peu après, Cholita, habile comme elle était, réussit à obtenir des commandes dans les écoles du quartier et même dans celles de quartiers plus éloignés. La demande était telle que nous n’arrivions pas à faire face. Nous achetâmes d’autres machines à glaces, d’autres appareils et notre production augmenta : un grand succès économique, certainement.

Pendant quelques années, je travaillai intensément dans cette industrie que je réussis à développer en fabriquant une espèce de bonbon qui plaisait beaucoup aux enfants des écoles où nous livrions des milliers d’esquimaux glacés. Je me rappelle aussi que j’inventai un énorme batteur à crème électrique que je fis même breveter au secrétariat de l’Economie de l’époque. Mon invention facilitait la fabrication de l’esquimau connu sous le nom de « veladora64 » qui était très demandé. En somme, ce travail proprement industriel  auquel je me consacrais avec passion – pour autant, je n’avais pas cessé d’écrire, de lire, d’écouter de la musique classique, d’assister à des conférences et de me cultiver – fut pour moi une époque de prospérité économique qui n’allait pas durer très longtemps. Ce furent seulement cinq années d’abondance, puis mon éternelle envie de bouger me poussa à filer à Acapulco avec la fabrique d’esquimaux et tout le reste.

J’étais riche sans l’avoir vraiment cherché. Je me convainquis alors que travailler intensément et avec talent génère de la richesse et je partis pour Acapulco. Là, non pas parce que je négligeai mon travail mais parce que j’étais en dehors de mon milieu, que j’avais plaisir à me trouver dans un endroit aussi privilégié, je me désintéressai de l’affaire et celle-ci s’effondra. J’étais redevenu si pauvre que je n’avais presque plus de vêtements. Un pantalon, une seule chemise déchirée dans le dos, pas de chaussures, rien d’autre. Mais je n’y faisais pas attention : j’étais heureux et cela me suffisait. J’avais alors à peine trente ans.

Je visitai beaucoup l’Etat du Guerrero, je voyageai dans cette région chaude, visitant la Costa Grande et la Costa Chica, les montagnes et l’intérieur. Ajejandro Gómez Maganda, dont j’avais fait la connaissance à Barcelone quand il était consul général du Mexique en Espagne, était le gouverneur de cet Etat. Mais je ne lui ai jamais parlé en tant que gouverneur et je n’ai jamais pensé le faire parce que j’ai toujours préféré me tenir éloigné de la chose politique et des emplois de bureau.
Le Guerrero est un Etat que j’ai parcouru très souvent et où j’ai laissé des amis que je n’ai pas oubliés jusqu’à maintenant. Une nuit de tempête, à cause d’un cyclone dévastateur, je quittai Acapulco pour toujours en y laissant Cholita qui menait sa vie de son côté.

Je revins à Mexico par une matinée froide dans un car Flecha Roja65 et j’allai aussitôt chez mon éternel ami Guillermo Spencer, rue du Docteur Balmis, dans le quartier Doctores. Il me reçut comme un frère. En voyant mon accoutrement, il m’ouvrit généreusement sa garde-robe et il me laissa choisir des vêtements. Il m’habilla de la tête aux pieds, comme on dit, et je me rappelle encore avec gratitude qu’il me donna même un peso pour acheter le journal et commencer à chercher du travail.

Quelques jours plus tard, grâce aux démarches de ce même Spencer, j’entrai à la Compagnie mexicaine d’aviation, 5 rue de Buenavista, avec un emploi de documentaliste. Mon salaire de trois cent soixante pesos par mois permettait de subsister à l’époque.

63 NdT. : Un groupe de 456 enfants espagnols fut accueilli à Morelia pendant la Guerre civile. Ils restèrent au Mexique pour la plupart.
64 NdT. : La bougie.
65 NdT. : La Flèche rouge.


María Islas, mon épouse

Pour compléter, je trouvai un autre emploi comme vendeur de livres de la maison Jackson Grollier dans la rue de Palma. Un jour que je partais pour mon travail d’agent avec mes porte-documents, je rencontrai dans la rue ma cousine Carmen et elle me présenta une belle fille qui l’accompagnait, mademoiselle María Islas.

Apparemment, je ne trouvai pas grâce à ses yeux, comme je le constatai peu de temps après. Mais c’était mon destin et je la revis, je commençai à tomber amoureux et, avec le temps, nous nous fiançâmes. Quelques mois plus tard, malgré mes ressources limitées, elle devint ma compagne et mon alliée, la mère de mes six enfants et, maintenant que je suis vieux, mon soutien. Elle a été avec moi dans les bons moments et les mauvais, dans les situations les plus difficiles et dans les plus agréables. Comme c’est une femme d’un caractère bien trempé, c’était elle, plus que moi, qui était le pilier de la famille. Elle éleva nos enfants, elle les éduqua, les soutenant et les consolant quand l’un ou l’autre rencontrait tel ou tel obstacle dans sa vie. María a été la meilleure chose qui m’est arrivée dans la vie et je dois en témoigner par écrit dans ces mémoires pour que, quand ils liront un jour ces lignes à la recherche de leurs origines ou simplement quand ils se poseront des questions sur leurs parents, mes enfants comprennent le grand amour et le profond respect que leur mère, cette admirable femme, m’a inspiré.

*

Je travaillais toujours à la Compagnie mexicaine d’aviation, on avait augmenté mon salaire mais, bien que nous vivions dans une petite pièce en terrasse avec un loyer très bas, nous n’arrivions pas à joindre les deux bouts et moins encore quand María m’annonça que nous serions patents d’un enfant.


La mort de mon père

Tepexpan, un petit village de l’Etat de Mexico, se trouve à une trentaine de kilomètres du centre de la capitale. Pour y aller, il faut prendre l’ancienne route de Pachuca qui traverse une grande partie de la vallée de Mexico du côté nord-est, c'est-à-dire qu’elle longe ce qui fut le bassin du lac de Texcoco. Le terrain est aride dans l’ensemble, gris et jaunâtre pendant la saison sèche. La végétation typique de cette zone désertique, ce sont les poiriers à fleurs remplis d’abnégation, les eucalyptus et, bien sûr, les agaves et les figuiers de barbarie. Le trajet est triste et il n’est égayé que par la traversée de la zone industrielle où on voit de grandes usines des produits les plus divers.

Tepexpan se trouve près de petites élévations de terrains un peu plus vertes à mesure qu’on s’approche d’Acolman. En général, toute la zone est sèche. Le petit village ne vaut rien. Là se trouvait un grand hôpital appelé pompeusement « Hôpital pour malades chroniques ». Un vieux bâtiment de type prison entouré d’un immense terrain arboré. Tout cela n’était pas déprimant du tout. A l’intérieur, c’était très propre et, en comptant les religieuses et les employées, il y avait beaucoup de personnel. Une fois entré, c’était douloureux : une multitude de vieux et de moins vieux, tous malades, des invalides, des gens qui avaient perdu la raison mais qui étaient calmes. Mon père y avait été interné le 8 novembre dans la salle 3A. Je croyais que c’était un asile de vieillards. En réalité, c’était un hôpital pour incurables.

En octobre 1953, mon père, qui était chez ma sœur Lupe, tomba gravement malade. Il perdit partiellement la raison. Pour le reste, il mangeait et dormait bien. La déléguée de la Santé jugea qu’il devait être interné pour être soigné au sanatorium de Tepexpan.

Lui et nous, ses enfants impuissants à le soigner comme il se devait à cause de notre pauvreté, nous nous résignâmes, et un matin, mon épouse et moi, nous le conduisîmes en voiture à cet hôpital. Deux aimables tortionnaires le dépouillèrent de ses vêtements, ils le baignèrent et ils lui rasèrent la tête, ce qui provoqua chez le vieil homme une grande souffrance physique et morale.
Je lui rendis visite la dimanche suivant. Sur son lit, dans une salle remplie de vieillards silencieux et égarés, il était là, ignorant de son état et de tout ce qui l’entourait. Dans son délire, il se croyait à Oaxaca ou n’importe où ailleurs, il disait des incohérences mais on pouvait espérer une amélioration de son état de souffrance. Les employées semblaient bien le traiter.

Un autre jour, je le trouvai le visage couvert de bleus, comme si on l’avait giflé sans pitié. Une religieuse m’expliqua qu’il était tombé de son lit et que, comme celui-ci était très haut et que le sol était très dur… Bon… Il était dans une autre salle et dans un lit avec des barrières. Je l’aidai à manger, il était comme d’habitude mais je le trouvai mélancolique. Mes sœurs lui rendirent visite, ma femme aussi mais seule Leonor me dit avoir remarqué, au cours de la dernière visite que nous lui fîmes, qu’il était « très silencieux ».

Le vendredi 8 janvier 1954, alors que j’avais déjà prévu d’aller le voir le dimanche suivant, on m’informa par téléphone de sa mort « survenue le matin même ». Je quittai mon travail, non sans avoir reçu auparavant un appel téléphonique d’une entreprise funéraire qui « m’offrait ses services »… Le jour même, Lupe, Leonor et moi, nous allâmes au village par un après-midi froid.

J’ai rarement vécu un après-midi aussi triste et aussi lugubre. A l’hôpital, on nous recommanda un croque-mort, un homme prévenant qui nous vendit vite fait une bière et qui se chargea de nous fournir les papiers pour que nous puissions enterrer notre père dans le petit cimetière de Chimalpa. Même pour mourir, on demande des papiers, une autorisation et un « bakchich ».

Il faisait déjà nuit quand nous apportâmes la bière. Nous demandâmes l’autorisation d’entrer dans la morgue. La nuit et le froid transperçaient mon corps et ma conscience, tandis qu’on nous faisait attendre. Enfin, nous pénétrâmes dans l’enceinte glacée en descendant au sous-sol par une rampe. Sur une dalle de granit gisait un cadavre enveloppé dans un drap comme un paquet. C’était mon père. Je me ressaisis et un autre souvenir qui me pesait sur la conscience me revint à l’esprit : de la même façon, il y avait vingt ans, nous avions retiré le cadavre de ma mère de la morgue d’un hôpital.
Avec l’aide d’un autre homme, je pris le corps déjà froid, si froid que j’ai encore la sensation du contact de mes mains de fils avec le cadavre déjà glacé de mon père mort. Nous le déposâmes dans sa bière. Nous montâmes le cercueil sur la dalle et nous y plaçâmes quatre cierges. On ne nous laissa pas le veiller et, pressés par le commissionnaire, nous lui abandonnâmes la dépouille de mon père et nous, les trois frère et sœurs, nous retournâmes chez nous ce soir-là, en silence.

Le lendemain, le samedi 9 janvier vers midi – mon vieux père avait vécu exactement deux mois dans cet hôpital – sur les épaules de quatre invalides de l’hôpital, des fossoyeurs rémunérés mais aussi compatissants qui traînaient ici leur existence – nous sortîmes le corps de l’hôpital et nous nous dirigeâmes vers le cimetière situé à deux kilomètres du village, le cœur en deuil derrière le cadavre.
Le chemin poussiéreux et triste nous parut long. Nous suivions les quatre porteurs qui emmenaient mon père mort d’une façon pas très solennelle sur leurs épaules inégales. Eux, les invalides, ils boitaient, ils étaient infirmes et il y avait même un muet. Quatre débris humains, quatre cadavres vivants portaient sur leurs maigres épaules un autre cadavre.

A mi-chemin, ils posèrent le cercueil et ils entrèrent dans une pulquería66 pour boire sans se gêner pendant que nous, nous faisions une courte veillée. Il faisait un soleil brûlant quand, enfin, nous arrivâmes à l’humble cimetière de Chimalpa. Un cimetière de village, tranquille, avec un muret de briques crues à moitié écroulé, entouré de poiriers à fleurs, de figuiers de barbarie et d’agaves. Au loin, une agréable vallée très verte et autour le silence imposant de la campagne seulement interrompu par le chant très triste d’une tourterelle dans les bois.

Nous ouvrîmes la bière, nous regardâmes une dernière fois celui qui avait été notre père et nous procédâmes à l’inhumation au sein de la terre. Les pelletées de terre sur la caisse creuse résonnaient dans ma tête qui pensait à ce que nous aurions pu et dû faire et que nous n’avions pas fait, mais il était écrit que cela se passerait ainsi et c’est ce qu’il s’était passé…

Ces hommes étranges – si étranges que même dans le cimetière ils croyaient qu’ils allaient enterrer « une défunte » – firent une petite croix avec deux petites branches de térébinthe et ils la posèrent pieusement sur le tumulus de terre. Je leur donnai leur argent et je leur demandai de s’en aller. C’était le 9 janvier 1954.

Frère et sœurs, nous restâmes avec notre douleur. Le silence était le suaire du deuil de chacun de nous et nous restâmes ainsi je ne sais combien de temps. Enfin, nous parlâmes et, avec la peine de n’avoir pas été les meilleurs enfants pour cet homme que nous laissions là, nous quittâmes le cimetière et nous revînmes à Tepexpan par le même chemin. Puis chacun reprit sa route.

66 NdT. : Boutique qui vend de la bière d’agave, le pulque.


Prometeo Alejandro, mon premier enfant

La même année, le 7 avril, quatre-vingt-dix jours exactement après que nous avions enterré mon père, naquit mon premier-né.

Quand mon fils naquit – à qui nous donnâmes le prénom de mon père, Alejandro – toute ma vie changea. Ce jour-là, quand j’arrivai à l’hôpital, un peu en retard parce que mon chef ne m’avait pas donné l’autorisation de m’absenter de mon travail, je compris que c’était grave. Quand je demandai de ses nouvelles, j’entendis l’infirmière qui s’occupait de lui demander le Père qui s’occupait de l’hôpital pour qu’il le baptise immédiatement, avant qu’il meure. Mon fils lutta beaucoup pour survivre et María et moi, nous nous unîmes dans notre foi pour qu’il soit sauvé car nous souffrions beaucoup.

Je cessai d’être l’homme rêveur amateur de changements, de voyages, d’instabilité et d’audace. Je devins le plus amoureux des pères pour un petit bonhomme à qui nous donnâmes d’un commun accord le prénom de Prometeo lorsque nous allâmes l’enregistrer à l’état-civil. Dans mes écrits, c’était mon symbole préféré. Prometeo symbolise pour moi le rebelle, le grand rédempteur qui se sacrifie pour réaliser un exploit utile pour les autres. J’avais déjà admiré le Prométhée du Centre Rockefeller de New-York, en face de la Cinquième Avenue et de la cathédrale Saint-Patrice.
J’admirais tellement le peintre José Clemente Orozco, mon ami – Diego Rivera et Siqueiros étaient aussi mes amis de toujours – pour sa fresque de Pomona en Californie où il avait représenté un admirable Prométhée. J’écoutais aussi les Créatures de Prométhée de Beethoven et j’avais fait une esquisse de peinture murale sur le thème de Prométhée. Tout cela ne pouvait manquer de m’inciter à choisir un si grand prénom pour mon premier fils, en plus de celui d’Alexandre, si symbolique aussi. Alex nous unit pour toujours, María et moi.

A Mexico, deux ans plus tard naissait notre fille María Donají, mon unique fille, la plus chérie, qui fut pour nous l’occasion de beaucoup de moments de bonheur car, bien que nos revenus n’augmentent pas aussi vite que notre petite famille, nous étions heureux. Nous nous promenions ensemble, je les prenais en photos, nous fêtions leurs anniversaires avec tous les enfants du voisinage. Nous vivions modestement, María faisait leurs vêtements, elle les élevait, elle les emmenait à l’école, elle les éduquait. Donita et Alex étaient très unis.

Je travaillais comme superviseur de production dans un établissement industriel de pneumatiques US Rubber SA, connue aussi sous le nom d’US Royal qui se trouvait à Tacuba. On m’avait auparavant fait suivre un stage pour que je me spécialise dans cette remarquable activité industrielle de la transformation du latex. Cela me plaisait beaucoup parce que – à part l’écriture – je suis porté par nature sur la transformation industrielle.

 C’est à cette époque que, pressé par la nécessité, j’écrivis des scénarios pour le cinéma. J’en terminai cinq que je fis enregistrer à la Sociedad de los Autores y Argumentistas67 sans savoir qu’il s’agissait alors d’une mafia qui se partageait tout ce que rapportait cette industrie qui continue à ne pas marcher.

Des intrigues, des jalousies, et d’autres bassesses qui sont fréquentes dans tous les secteurs d’emploi au Mexique me firent quitter l’US Royal et je me retrouvai une fois de plus sans travail. J’errai dans les rues à la recherche d’une place. J’en trouvai une dans un établissement industriel appelé Lactoproductos de México SA, du côté d’Atlampa où il y avait une unité de pasteurisation et une fabrique de glaces fines. Je mis en application mes connaissances en la matière et je mis à profit mon expérience à l’US Royal pour améliorer la productivité et pour réduire les rebuts : on m’appréciait beaucoup pour cela. Mais je quittai Lactoproductos pour une meilleure proposition : gérant d’une usine d’articles en aluminium et peu de temps après, j’étais de nouveau à la rue, sans emploi.

Comme j’avais des responsabilités familiales, je cherchais désespérément à entrer dans un grand journal comme Excélsior. La seule chose qu’on me proposait était collaborateur dans la revue Jueves de Excélsior et c’était trop aléatoire. Je me rabattis sur El Nacional qui me faisait des propositions semblables. Cela ne me suffisait pas parce que je voulais quelque chose de fixe, quelque chose de sûr. C’est ainsi qu’un jour je rencontrai mon ancien chef et collègue le licencié Víctor Manuel Villaseñor qui avait été directeur de Futuro à l’Université ouvrière. Il était alors président de la Constructora de Carros de Ferrocarriles68 à Ciudad Sahagún, dans l’Hidalgo. Avec une grande cordialité, il me dit :
– Qu’est-ce que tu fais en ce moment, Néstor ? Viens avec nous à Ciudad Sahagún. Là, tu pourras écrire tout ce que tu voudras !

J’acceptai immédiatement, j’informai mon épouse et je partis avec don Amado del Rosal, un cadre de Carros de Ferrocarriles qui m’emmena à Irolo, une haute et aride vallée de l’Etat d’Hidalgo, une sorte de grand quartier résidentiel près de trois grandes usines industrielles : Carros de Ferrocarriles, Dina et Toyoda. 

Cela me plut beaucoup en raison de la tranquillité et de la pureté de l’air. On me proposa un salaire minimum de presque six cents pesos mais avec logement et repas à l’usine. Je revins à Mexico et le lundi suivant, je commençai à travailler à Carros. Je me rappelle que, sur instruction de don Amado del Rosal, on ne me donna pas un travail spécifique. On m’affecta au Département du contrôle de la production  mais sans attribution concrète, comme si on me laissait libre, sûrement sur instruction de Villaseñor, pour que je me consacre à l’écriture de « ce que je voudrais ».

J’étais payé le vendredi soir, on me décomptait la nourriture et, avec les pesos qui me restaient, je prenais un car bon marché pour Mexico, à cent-dix kilomètres à peine, et j’arrivais chez moi, sur la terrasse de l’immeuble du 25 de la rue Artículo 123, en plein centre. Je venais voir ma compagne et mes petits enfants, Alex et Dona, et je laissais à María quelque chose comme soixante-quinze pesos pour toute la semaine parce que mon salaire ne me permettait pas de lui en donner davantage.

Le dimanche soir, je retournais par le dernier car et, le lundi, je reprenais mon travail qui consistait à parcourir les ateliers où on fabriquait les fourgons, à regarder les opérations pour fabriquer ces énormes voitures, à parler avec les conducteurs des lourdes machines, à donner un coup de main à mon département de contrôle de la production et à aller chez moi – on fournissait à chaque employé une petite maison indépendante, un appartement assez confortable – et à me mettre à écrire sur ma vieille Remington portative que j’avais avec moi depuis 1940 et que j’ai conservée jusqu’à aujourd’hui.

Quelques mois plus tard, j’emmenai ma famille vivre à Ciudad Sahagún, un endroit extraordinaire, très sain, très froid, entouré de belles plantations d’agaves qui produisent le meilleur pulque du monde. Nous y étions vraiment très heureux malgré nos revenus très limités de vingt pesos par jour.

Je vécus à Ciudad Sahagún une des meilleures époques de ma vie, entouré d’amis et de personnes d’Hidalgo, tous magnifiques. J’écrivis beaucoup sur des sujets très divers. Je fis un journalisme dynamique parce que j’écrivais beaucoup dans le journal El Sol de Sahagún, propriété du docteur Álvaro de Ita y Gutiérrez qui ne venait jamais.

J’écrivais aussi dans la revue Sahagún que dirigeait mon vieux compagnon Javier Ramos Malzárraga. J’étais celui qui faisais les interviews et les reportages sur le vif et j’étais heureux d’être seulement utile, même si on ne me payait rien. Ma famille et moi, nous vivions tranquilles avec mon petit salaire au milieu de ces belles et si gentilles personnes. Le samedi et le dimanche, nous étions libres et j’en profitais pour retrouver don Rosendo, du Michoacán, directeur d’un petit orchestre de musique et homme d’un talent indiscutable,  mon ami appelé Soltero et d’autres compagnons de Carros et de Dina. Nous allions à Tepeapulco, un village ancien qui avait une extraordinaire allure coloniale, à Ometusco, une somptueuse ancienne hacienda d’agaves, à Apam ou à Tlanalapa, de beaux endroits en vérité. Nous demandions directement dans les brasseries le pulque pur, très blanc, qu’on nous servait dans de grandes calebasses mousseuses. Nous étions vraiment heureux de mener cette vie d’hommes simples et libres, rêveurs et un peu bohêmes.

Je fis la connaissance de remarquables grands propriétaires, de cadres, d’ouvriers qualifiés qui avaient été auparavant cultivateurs d’agaves dans leurs champs de l’Hidalgo, de jeunes ingénieurs, de gens de toutes les classes. Ils formaient un immense réseau de relations qui avaient beaucoup à m’apprendre. Ce fut là que je fis la connaissance de don Ricardo del Río, un Espagnol réfugié, un grand journaliste, un spécialiste de football qui signait R.R. dans le journal Novedades. Quand il me connut, il exprima le désir de me prendre dans son journal si je revenais dans la capitale.

Au moment où j’étais le plus heureux à Ciudad Sahagún et que mon épouse María était enceinte de mon cher fils Claudio – Clovis – quelque chose vint me perturber dans ce bel endroit. Je ne travaillais plus à Carros de Ferrocarriles mais à l’usine Toyada que le gouvernement venait de racheter aux Japonais. Ma situation était indéfinie parce que je remplissais le rôle de directeur des relations industrielles – chef du personnel – mais de nouveaux fonctionnaires arrivèrent de Mexico, sur recommandation et tout le toutim. Dans cette entreprise où la fonderie m’avait beaucoup intéressé et où j’avais beaucoup appris sur les techniques de fabrication de l’acier et du fer doux, le chaos s’installa de facto. Comme je connaissais les systèmes, les coûts et la technique, j’eus alors l’idée de monter avec quelques associés une usine de machines à coudre bon marché pour le peuple. C’était un projet que je voulais réaliser un jour dans ma région, à Oaxaca. Quand l’ « hospitalité » des nouveaux chefs désignés par Mexico me créa des problèmes que je ne supportai pas, ils me licencièrent.

Poussés dehors par le nouvel administrateur, par une nuit glacée d’hiver, ma famille et moi, nous quittâmes la petite maison de Ciudad Sahagún et, dans une bétaillère, nous revînmes à Mexico, mon vieux refuge de toujours, sur la terrasse de la rue Artículo 123, où de nouveau il fallait recommencer le combat. Pour la énième fois, j’étais sans emploi et sans rien.

Mon épouse María était enceinte d’un peu moins de six mois de mon troisième enfant. Dans sa grande bonté, le gynécologue de la Sécurité sociale qui s’occupait d’elle à Ciudad Sahagún lui établit un certificat de complaisance pour qu’elle puisse accoucher dans une clinique publique. En effet, il était au courant qu’on nous jetait dehors et il savait que, à la date où on pensait que Claudio naîtrait, je n’aurais plus d’emploi et je n’aurais pas droit à la Sécurité sociale non plus.

Il naquit le 28 mars 1960 à la maternité Gabriel Mancera de la Sécurité sociale de Mexico grâce à la  charité de ce jeune médecin de l’Hidalgo. Moi, j’étais sans travail, Je vivais dans l’angoisse et je me battais pour trouver des producteurs de cinéma qui s’intéressent à mes scénarios de films.

J’eus l’idée d’aller voir don Ricardo del Río au journal Novedades. L’Espagnol me reçut très cordialement en me disant :
– Mais tu es chez toi !
Il ajouta que je n’avais rien à faire à Sahagún parce que j’étais journaliste et que ma place était dans un journal. Ce fut donc à Novedades que je commençai à écrire en première page dès le début malgré la jalousie naturelle des rédacteurs chevronnés qui croyaient que j’étais un parvenu. Ce fut le chef de la rédaction, Joaquín Sanchis Nadal, un Espagnol aussi, qui me connaissait depuis de nombreuses années, qui leur dit qui j’étais. C’est ainsi que j’entrai à Novedades en 1959.

Dans ce journal cher à mon cœur, Novedades, je commençai par écrire des reportages tous les jours, dans un style frais, différent peut-être, mais qui plut. Puis, avec don Carlos Rueda, toujours dans ce journal, je commençai à écrire pour le dimanche des reportages sur la littérature, les coutumes, le folklore, qui étaient illustrés avec des photos en couleurs alors qu’il n’y avait pas encore d’offset, et qui plurent aussi. Plus tard, avec mon grand ami Luis A. Bohórquez, je créai une page industrielle hebdomadaire qui eut un grand succès. On me commandait aussi des articles spéciaux pour le supplément dominical que Novedades imprimait alors en rotogravure et au format tabloïd. Le licencié Ramón Beteta, directeur du journal, m’avait en grande estime de même que le gérant général don Fernando Canales. Comme témoignage de son estime, ce dernier me fit cadeau d’un beau livre de mon collègue en Espagne Egon Kish, intitulé Redécouverte du Mexique, une série de reportages journalistiques que je conserve encore.

Mais comme toujours dans les grandes entreprises, la jalousie du succès, les intrigues de vos collègues, et la misère qui corrompt les âmes, tout cela commença à m’agacer et je décidai au bon moment de retourner à mon lieu d’origine, à Oaxaca où naîtraient mes fils Néstor Yuri, Felipe Rogelio et Martín Darío ainsi que mes petits-enfants Odín Alejandro, Iván Antonio, Néstor Rogelio, Yuri et Fernanda…
C’était dans les premiers mois de l’année 1961.

67 NdT. : Société des auteurs et scénaristes.
68 NdT. : Construction de voitures de chemin de fer.


Chapitre 5

OAXACA

1961-1997


Oaxaca en México

Quand je revins à Oaxaca, je me consacrai à la création d’une revue mensuelle que j’intitulai Oaxaca en México. Je parcourus une grande partie de l’Etat, je rapportais les coutumes de nos peuples, j’écrivais des articles d’intérêt historique et folklorique sur tout ce qui a de la valeur dans notre patrie.
J’interviewais les personnalités de chacune de nos régions, des gens illustres et remarquables, curieux et délicieux. J’avais des sections comme Los oaxaqueños en su salsa, Triqui-Tracas69. Je mettais des recettes de cuisine, des légendes, des articles sur des sites qui, avec le temps, deviendraient de véritables destinations touristiques comme Huatulco, Puerto Escondido et Chacahua, des endroits où on n’accédait que par avion avec des pilotes intrépides comme Héctor Jarquín y Esteva. C’était un Oaxaca rempli de contrastes, de pauvreté et de caciques, de régions riches, de gens débonnaires, d’entrepreneurs audacieux et, bien évidemment, de politiciens rusés.

Mon journal eut beaucoup de succès. Je gagnai l’estime de mes lecteurs. Ma revue était la seule qui était diffusée dans tous les districts. Les gens s’abonnaient, ils étaient toujours plus exigeants et moi, je prenais plaisir à multiplier les styles et les points de vue dans mes articles. J’utilisais une infinité de pseudonymes qui enrichissaient le contenu et, en plus, je pouvais compter sur des collaborateurs intéressants comme Felipe Gallegos Cruz, mon compère ; Arcelia Yañiz ; Raúl Bolaños Cacho ; Alfonso Francisco Ramírez ; Héctor Ramírez Puga ; Hernández Zanabria ; Basilio Rojas ; Manuel Zárate Aquino ; María del Carmen Montiel ; les photographes Adolfo Zárate, Noé Amaro, et beaucoup d’autres.

Je me rappelle que, quand j’avais quitté Novedades, avec l’argent que j’avais mis de côté, je m’achetai un appareil-photo 6x6 Minolta et je donnai le reste à María. J’arrivai ainsi, je me mis à travailler, à prendre des photos, à écrire à l’auberge Posada Margarita où je logeais, en face du jardin Labastida, à installer mon matériel, et à courir à Mexico où je sous-traitais l’impression de ma revue. Puis, une fois la revue imprimée, je faisais des paquets, je les mettais dans un autocar et j’arrivais avec à Oaxaca le lendemain matin. Aussitôt, distribution dans les points de vente, chez les abonnés et les annonceurs.

La revue m’ouvrit à nouveau les portes de mon Etat. Je ne m’acclimatai pas trop mal et j’acquis une certaine stabilité financière qui me permit de faire venir ma famille. Aussi, dès que nous le pûmes, nous nous installâmes pour y vivre dans un appartement de la rue Murguía. Le sort en était jeté, Oaxaca répondait à mes attentes, je travaillai avec plus d’acharnement encore et j’élaborai de nouveaux projets.

69 NdT. : Les Oaxaqueños dans leur jus, Tric-trac.

Carteles del Sur

Le journal Carteles del Sur naquit le 6 juin 1965 au 902 de la rue Independencia, à côté du théâtre Macedonio Acalá. La maison appartenait à une demoiselle qui avait un très mauvais mais très noble caractère, doña Herlinda Toro de Osaya qui a toujours été une amie magnifique.

La revue Oaxaca en México marchait déjà toute seule.
Elle en était plus ou moins à son cinquième anniversaire et elle m’avait permis de renouer avec mon Etat après des décennies d’absence. Je fis la connaissance de personnes de valeur, je retrouvai ses traditions, ses valeurs et c’est ce que j’écrivais dans ses pages et qui plaisait à mes lecteurs. Pourtant, je n’étais pas complètement satisfait. Je désirais faire un journal quotidien pour mettre en pratique l’idée que j’avais du journalisme moderne : chercher l’information critique, être objectif, audacieux, innover, équilibrer l’information et le commentaire, l’analyse et l’humour, qui est une des armes les plus mortelles du journalisme.

Je commençai à faire des sondages pour voir si c’était possible car on éditait déjà deux journaux sur la place : El Imparcial de monsieur Pichardo, et l’Oaxaca Gráfico de don Eduardo Pimentel. Ces deux journaux, pensais-je, ne répondaient pas au besoin des gens d’avoir un nouveau journal local. Je demandai donc conseil à des amis de la capitale et à de vieux typographes qui me donnèrent des conseils sur le type de matériel que je devais acheter. Dans les locaux de la revue Mañana70 à Mexico, où je sous-traitais l’impression d’Oaxaca en México, son propriétaire, mon ami don Daniel Morales, vit ma détermination et il me proposa une Mihele qu’il avait réformée et qui trônait au milieu de son atelier, comme un trophée. La machine, me dit-il, était en parfait état et il accepta de me la vendre à crédit. L’étape suivante fut de trouver un local où installer le matériel. Je le trouvai au 902 de la rue Independencia. Peu à peu, je l’aménageai jusqu’à ce qu’enfin j’annonce que j’allais lancer un nouveau journal qui s’appellerait El Diario de Oaxaca71. Mais quelqu’un ne manqua pas de publier immédiatement un petit journal sous ce nom – je ne sais si c’était par ignorance ou mauvaise foi – toujours est-il qu’il s’appropria le nom.

Je réfléchis de nouveau à la question et je décidai de l’appeler Carteles del Sur72 en souvenir des célèbres revues sud-américaines qui firent date. Il y en eut une, cubaine, qui s’appelait Carteles. Pour moi, le nom sonnait bien, je l’adoptai et je l’éditai sous ce titre pendant presque vingt-cinq ans.

Pratiquement tous les officiels, avec le gouverneur de l’époque Rodolfo Brena Torres à leur tête, vinrent à l’inauguration. Nous étions amis mais notre relation ne tarda pas à se dégrader à cause des intrigues des habituels courtisans qui entourent tous les gouverneurs qui arrivent au pouvoir.

Le premier tirage fut de cinq mille exemplaires. Il s’en vendit très peu si bien que je dus le distribuer gratuitement ce jour-là et beaucoup d’autres jours. Cette concurrence commença à m’intriguer parce que je voyais que j’avais un concurrent peut-être plus audacieux et il se trouva un fonctionnaire prêt à faire chorus avec les intérêts les plus mesquins et à essayer de torpiller mon journal. Grâce à notre ligne éditoriale critique et combative, germa à Oaxaca un mécontentement qui dériva dans les années soixante-dix en agitation, en violence, en terrorisme, en guérilla, en insurrections étudiantes, en divisions des familles, en invasions des terres et en séquestrations qui provoquèrent la chute du gouvernement de l’Etat et, au final, plus d’arriération et de misère. A cause de nos dénonciations dans Oaxaca en México d’abord puis dans Carteles, le gouvernement ne me donnait pas une ligne de publicité. Pis encore, il refusait de me donner des informations, il me fermait ses portes et il ordonna aussi au PRI de me fermer toutes les portes de sa publicité officielle. Le président du PRI de l’Etat était alors mon ami Óscar Maza. Un jour, il me le dit de but en blanc :
– Ecoute, Néstor, Rodolfo a donné l’ordre de ne rien te donner.

Il s’agissait de Rodolfo Brena Torres.

Ce qui était grave, c’était que les commerçants ne me donnaient pas de publicité non plus et que le tirage commençait à peine à augmenter. Ce furent des jours très sombres pour moi et, un jour ma femme m’informa que nous n’avions plus d’argent pour payer les salaires de la semaine qui allait se terminer. Je réunis tous mes ouvriers et je leur expliquai la situation en leur demandant de me comprendre et d’accepter le fait que nous étions obligés de fermer le journal. Les gars se retirèrent sans dire un mot et je rentrai chez moi, très triste. Quelques minutes après, ils arrivaient tous avec à leur tête le linotypiste José Domínguez Chepito et le presseur Lorenzo Pérez. Ils venaient me dire que leurs salaires attendraient. Ils me dirent de ne pas me décourager, d’aller de l’avant, qu’il y aurait bientôt de l’argent pour leur paye mais surtout que je ne m’avoue pas vaincu.

Regonflé à bloc, et avec plus de dynamisme encore, je fis le journalisme qui caractérisait Carteles. Je commençais de bonne heure et je finissais au petit matin. Je commençai à former un corps de reporters comme Felipe Sánchez, Narciso Reyes, Carlos Cervantes et Héctor Ramírez Puga, un caricaturiste acide. Quelques-uns devinrent des associés ou des assistants et, voyant leurs aptitudes, je les incorporai à nos équipes de journalistes. D’autres qui se joignirent à nous furent Héctor et Hugo Loyo Muñoz.

Le tirage de mon journal commença à augmenter. Il réussit à se maintenir pendant des années à cinq mille exemplaires par jour et même huit mille pendant les jours les plus  tragiques d’Oaxaca dans les années soixante-dix.

Mais je devais bientôt savoir ce que le gouvernement pensait de mon journalisme.

Le secrétaire général du cabinet, le licencié Cutberto Chagoya, avec l’approbation tacite du frivole gouverneur Rodolfo Brena Torres, ordonna à des gorilles de m’attendre cachés derrière des voitures garées en face de mon journal. Il devait être deux ou trois heures du matin quand je sortis et que je traversai la rue pour rentrer comme tous les soirs à mon appartement situé au dessus de la boulangerie Vasconia, exactement en face du journal. Evidemment, je n’avais pas de garde-du-corps ni d’arme. Soudain, des ombres surgirent de tout côté et, sans que j’aie le temps de rien faire, elles se jetèrent sur moi en me frappant à coups de poings, à coups de pieds et à coups de matraques. Ils me laissèrent au milieu de la rue, complètement moulu, dans une mare de sang. Ensuite, ils s’enfuirent vers le théâtre Alcalá, en direction du palais du gouvernement. Quand je pus me relever et demander de l’aide à mes ouvriers qui étaient à ce moment-là en train d’imprimer le journal, la Croix-Rouge vint me porter secours.
Cet acte de répression si maladroit creusa la tombe de ces fonctionnaires. Mes collègues de Mexico firent un scandale et quelques-uns d’Oaxaca aussi. Quelques journalistes furent solidaires et d’autres aussi furent complices, et moi je ne cachais pas que j’étais préoccupé. Le secrétariat de l’Intérieur tira les oreilles de Brena Torres et celui-ci ordonna, dit-on, d’ « investiguer » et les investigateurs découvrirent que l’agression était d’ « origine passionnelle » c'est-à-dire que ma femme m’avait fait passer à tabac ! Quand j’allai porter plainte au ministère public, celui qui occupait ce poste, un licencié appelé Edgardo Aguilar, insista beaucoup pour que j’accepte la version qu’il avait fabriquée à l’avance sur l’ « origine passionnelle » de l’agression. Il se passa la même chose avec le licencié Correa Colorado qui était procureur de justice à Oaxaca et pourtant, il était mon ami. Bien des années plus tard, il dut m’avouer qu’il avait pour consigne de diffuser cette calomnie pour m’enfoncer, et de la relier à ma participation à l’assaut de la maison-forteresse de Trotski : le bras lointain du défunt en sortait pour me punir, vingt-cinq ans plus tard… « Les ordres sont les ordres, mon frère. »

Au lieu d’être enfoncée, ma voix gagna en autorité cat il était clair pour le reste des gens que je n’étais pas un vendu et que j’avais été durement réprimé parce que j’avais critiqué le gouvernement frivole et corrompu d’alors, qui se faisait remarquer davantage en chantant dans tous les banquets qu’il y avait – Brena Torres dirigeant personnellement le chœur des convives – qu’en travaillant pour un Etat que sa pauvreté conduisait à l’explosion, comme cela arriva finalement peu après.

Carteles avait un excellent taux de pénétration. Son influence s’accrut dans tout l’Etat où il y avait des correspondants et des distributeurs courageux qui, dans nos pages,  dénonçaient le mauvais aussi bien qu’ils soulignaient le bon. C’est ce qui fit notre succès : dénoncer mais équilibrer le commentaire, relever les erreurs mais exalter le courage. Je travaillais très dur avec mon épouse qui, bien qu’elle soit la mère de cinq enfants, se levait le matin de bonne heure pour donner les journaux à chacun des crieurs. Ensuite, elle nous préparait le petit déjeuner, elle envoyait les enfants à l’école, elle revenait faire les comptes, regarder la publicité, encaisser l’argent et payer les factures, commander de l’encre, du papier et du plomb pour les linotypes, payer les salaires et le loyer. Puis elle faisait la cuisine, elle s’occupait des enfants le soir, elle les couchait et, le matin, de nouveau, elle organisait la distribution, jour après jour, car le journal paraissait même le dimanche et nous ne nous reposions que cinq ou six jours par an, peut-être. Ce furent des années très dures et même mon fils aîné, Prometeo, en arriva à crier le journal dans la rue. C’était une époque héroïque, pour ma femme surtout dont le dévouement silencieux était formidable. Grâce à elle, nous pûmes nous constituer un patrimoine qui maintenant nous assure à tous les deux une retraite. Son zèle d’administratrice et mon travail de journaliste furent la formule qui nous sauva de la débâcle que mes ouvriers évitèrent aussi lorsque je leur annonçai que tout était fini, que j’étais battu.

Mais dans la vie tout se paie, il n’y a pas de profit sans perte et cette fois-ci, ce fut au tour de la société toute entière de perdre. Une succession de gouvernements stupides et corrompus finirent par ruiner l’économie du pays. Les dévaluations, les crises financières et politiques rendirent de plus en plus difficile la survie des entreprises familiales et ce fut notre cas. Le 28 décembre 1987, nous fermâmes le journal Carteles del Sur. J’aurais souhaité ne jamais le faire mais tant de facteurs se conjuguaient qu’en famille, nous décidâmes que c’était la meilleure solution : dévaluations, taux d’intérêts de 150%, zéro crédits, faible tirage, annonceurs peu nombreux, machines obsolètes, mes maladies, etc. Nous aurions pu survivre comme survécurent encore beaucoup d’autres journaux, en étant les organes de la Direction de la communication sociale des gouvernements qui se succèdent tour à tour à la tête de l’Etat mais nous préférâmes aller jusqu’au bout de nos forces et c’est ce qui arriva à la fin de 1987.

Comme journaliste, j’eus deux privilèges. Le premier fut de voyager. J’ai parcouru tout l’Etat d’Oaxaca et beaucoup d’Etats de la République, ce qui signifie que j’ai vécu beaucoup d’expériences et d’anecdotes qui, si elles me font rire aujourd’hui, me demandèrent en leur temps de garder tout mon calme pour ne pas en mourir. Un exemple : j’allai  faire un reportage pour mon journal Oaxaca en México à Huautla de Jíménez où j’avais été détaché comme soldat il y avait bien longtemps. Le village était aussi misérable qu’à l’époque mais avec une différence radicale : le caciquisme cette fois d’un fonctionnaire de l’Institut national indigéniste qui s’appelait Carlos Incháustegui. Quand il apprit qu’un journaliste était en train d’enquêter sur ce qui n’allait pas dans le village, il me tendit une embuscade. Il rameuta des indigènes et il manipula les autorités du village qui voulaient me lyncher. Je me réfugiai comme je pus dans l’église d’où un jeune prêtre m’aida à m’échapper au petit matin en cachette et de la façon la plus rocambolesque qu’on puisse imaginer, comme au cinéma, car cette montagne n’a qu’une entrée et qu’une sortie. Je sauvai ma peau et je dénonçai dans ma revue ce que j’avais vécu.

De nombreuses années plus tard, je fis la connaissance du Père Daniel Quiroga Dorantes, originaire de Huautla, à qui je racontai cette péripétie. Je lui demandai le nom, s’il s’en souvenait, du jeune prêtre qui était à Huautla dans les années soixante-dix et qui, sans me connaître, m’avait sauvé de la mort.
Un sourire sur le visage, le Père Daniel me dit qu’il connaissait parfaitement ce curé :
– C’était moi, don Néstor.

Le père Daniel est très estimé dans toute notre famille !

Le comble, c’est qu’il n’y a pas longtemps, on me demanda un espace à l’hémérothèque – dont je suis directeur à vie et honoraire – pour présenter un livre. Par simple curiosité, je demandai de quel ouvrage il s’agissait et j’eus la surprise d’apprendre que c’était un livre de Carlos Inchústegui, cet aventurier sud-américain qui avait failli me tuer à Huautla ! Bien évidemment, ils durent chercher une autre salle.

Je voyageai à travers le monde en diverses occasions, visitant toujours des nations qui présentaient un grand intérêt pour moi. Ainsi j’allai plusieurs fois en Espagne, même quand Franco était encore vivant. J’emmenais mes fils Prometeo et Claudio et, bien que je ne le leur aie pas dit alors, je l’avoue maintenant : j’avais peur qu’en arrivant, la douane espagnole m’arrête sous n’importe quel prétexte, pour avoir été un ex combattant des Brigades internationales car je fus un des rares qui utilisèrent pour se battre leur vrai nom et pas un pseudonyme. Par chance, il ne se passa rien et nous profitâmes bien de nos séjours en Espagne. Je voudrais bien y retourner pour faire mes adieux avant de mourir.

En Europe, je visitai aussi la France, l’Italie, la Tchécoslovaquie quand c’était un seul pays, la Hongrie, la Grèce, la Belgique, la Russie quand c’était l’URSS, et la Pologne. Je visitai Jérusalem et d’autres sites de la Terre Sainte. Ces lieux m’ont laissé une profonde empreinte spirituelle car, quand j’étais petit, j’étais un lecteur assidu de la Bible si bien que mes souvenirs se confondaient avec ce que j’étais en train de vivre à ce moment-là.

Je visitai les Etats-Unis et Cuba où j’appris de la bouche des habitants de La Havane que mes vieux camarades de la guerre, les Cubains de la brigade Abraham Lincoln, étaient tous morts ou presque dans des opérations  peu claires ordonnées par Fidel Castro.

Cuba m’impressionna quand je la visitai parce que j’avais participé à des manifestations en faveur de Fidel, quand par milliers nous occupions la grand-place de Mexico en chantant en chœur :

Fidel, Fidel, qu’a donc Fidel
Pour que les Américains ne puissent rien contre lui ?

Et quelqu’un dans le défilé criait :
– Kennedy !
Et le cortège répondait en chœur :
– Sale con !
Puis trois fois de suite :
– Kennedy ! Kennedy ! Kennedy !
Et on concluait en répétant trois fois :
– Sale con ! Sale con ! Sale con !

A ce moment-là, les grenadiers73 arrivaient et ils nous dispersaient à coups de matraque et de gaz lacrymogènes. Une époque où Cárdenas, monté sur le toit d’une auto, défendait Cuba et s’engageait comme volontaire pour défendre les armes à la main la révolution cubaine naissante… López Mateos ne le laissa pas partir.

70 NdT. : Demain.
71 NdT. : Le Quotidien d’Oaxaca.
72 NdT. : Affiches du sud.
73 NdT. : Les forces de sécurité.


L’Hémérothèque publique d’Oaxaca

Depuis que je suis jeune, j’ai toujours voulu garder toutes les publications qui avaient un grand intérêt pour moi. Des raisons diverses, pour la plupart aussi contraires qu’inattendues, m’obligèrent toujours à me défaire de mes collections, même quand elles étaient petites. La pauvreté, la nécessité de changer de résidence, la guerre et le manque de place et d’un lieu fixe ne contribuèrent pas à l’accroissement de mes archives personnelles bien que je doive reconnaître que plus d’une fois je dus les vendre pour me tirer d’un mauvais pas.

Ce n’est que lorsque je me mariai et que j’eus des enfants que je pus conserver quelque chose. Comme toujours, j’allais fouiner dans La Lagunilla, à Mexico, dans les boutiques spécialisées dans les vieux livres, dans les maisons de quelques amis. Je cherchais à me procurer le plus possible de collections de vieux journaux et de vieilles revues. C’est ainsi que se constitua peu à peu le patrimoine de base de l’hémérothèque que je fondai de nombreuses années plus tard sans demander le moindre centime aux gouvernements de mon Etat. Je la fondai pour que les gens sans ressources comme je l’avais été moi-même aient un endroit où lire la presse quotidienne, même si ce n’était que pour chercher un emploi.

Quand j’eus un nombre considérable de volumes, j’allai voir le gouverneur de l’époque, mon ami Gómez Sandoval pour qu’il me fournisse un bon local. La chance voulut que ce soit le rez-de-chaussée du théâtre Macedonia Alcalá. Je dis par chance parce que c’était un lieu central, avec de très grandes fenêtres qui garantissaient une très bonne luminosité et qui facilitaient grandement la lecture. La salle de lecture était très vaste et elle semblait avoir été faite pour cela. L’édifice avait été abandonné. Le site fut donc restauré et réhabilité pour mettre au premier étage les rayonnages et, en bas, les énormes tables de consultation.

Nous l’inaugurâmes le 22 octobre 1972 et ses marraines furent doña Casilda Flores, la populaire vendeuse d’orgeat qui distribua ses fameux rafraîchissements à tous les gens qui étaient venus, et la journaliste Arcelia Yañiz et sa fille Ita. Le gouverneur reçut symboliquement un livre et, le soir même, l’hémérothèque commença à fonctionner. Ce fut un succès. Les gens lui furent fidèles dès le début. Venaient aussi bien des étudiants que des chercheurs, des sans-emploi ou des oisifs. Je vis bientôt ses collections augmenter et son espace se réduire. Beaucoup de gens lisaient leur journal ou leur revue debout. Nous allongeâmes les horaires d’ouverture et nous ouvrions même le dimanche.

Le plus agréable pour moi est de me rappeler maintenant que beaucoup de gens confiaient à mon projet les collections qu’ils gardaient jalousement. Ils avaient été enthousiasmés, comme moi. Ceux qui n’avaient pas d’archives me donnèrent des étagères métalliques, des chaises et des tables pour la consultation des journaux. Je veux rappeler ici les noms de quelques-uns d’entre eux – j’espère n’en oublier aucun : l’ingénieur Víctor Bravo Ahuja, l’ingénieur Norberto Aguirre Palancares, le licencié Manuel Zárate Aquino, le docteur Marcial Pérez Velásquez, le licencié Bernardino Mena Brito, le licencié Enrique Pacheco Álvarez, le journaliste Alfredo Ramírez el Chapulín74, monsieur Felipe Rodríguez Baños, monsieur Julio Zetina, monsieur Francisco Alonso Sosa, le docteur Salvador Gámiz Fernández, monsieur Sadot Garcés de León, le licencié Ricardo Hernández Casanova, monsieur Miguel Cruz Caballero, le professeur Jorge Linares González, le licencié Pedro Vásquez Colmenares, le licencié Fernando Gómez Sandoval, le journaliste Marcelino E. Muciño, le licencié Alfonso Francisco Ramírez, le professeur Fidel López Carrasco, le professeur Policarpo T. Sánchez, doña Mary Toledo veuve Ramírez. A l’occasion des vingt-quatre ans de l’hémérothèque, je publiai une brochure qui raconte son histoire.

Quand l’armée libéra enfin l’ancien couvent de Santo Domingo, une énorme enceinte se retrouva à la disposition du peuple d’Oaxaca. Des artistes comme Francisco Toledo, des écrivains, des chercheurs et, d’une façon générale, la société progressiste d’Oaxaca réclama qu’on y installe un lieu de culture et de dépassement de soi et non un hôtel de luxe comme le prétendait un fonctionnaire « néolibéral ». Grâce à cette pression, on pensa que l’hémérothèque pouvait trouver ici sa place. L’initiative prospéra et le gouverneur Diódoro Carrasco Altamirano concrétisa notre désir d’un nouveau siège en 1994.

Si je suis fier de quelque chose, c’est de l’Hémérothèque. Sa création est le plus beau legs que je pouvais faire à ma patrie. Je peux mourir tranquille. Que vive à jamais cette institution !

74 NdT. : La sauterelle.


A mes amis

J’ai dit que je devais deux privilèges au journalisme.
Le premier fut de voyager. Il est l’heure pour moi de faire mes adieux et de dire l’autre : le privilège de me faire des amis.
C’est le plus grand trésor que je lègue à mes enfants, celui que je veux qu’ils me reconnaissent : que j’ai eu des amis partout. Cultiver la camaraderie est un art qui n’est pas donné à tout le monde mais notre obligation est au moins d’essayer de le pratiquer.
La formule pour se faire des amis est très simple : donne-toi généreusement parce que je crois qu’il est plus difficile de mourir en essayant de se rappeler si on a des amis ou non, que de mourir en prononçant le nom de l’un d’entre eux, de celui qui, ayant tout ou n’ayant rien, t’a offert le secours de sa compréhension, qui t’a prêté l’oreille, qui t’a tendu la main ou qui a consolé ton âme, celui qui a trinqué avec toi pour une idée, pour un souvenir, pour une femme…

Oaxaca de Juárez, 24 mai 1997.







Néstor Sánchez Hernández
est décédé le 18 février 2001
dans la ville d’Oaxaca
où il repose.